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« PRINTEMPS PASSÉ » de COLETTE, La Maison de Claudine

Publié le 18/05/2010

Extrait du document

Le bec d'un sécateur claque au long des allées de rosiers. Un autre lui répond, dans le verger. Il y aura tout à l'heure sous la roseraie une jonchée de surgeons tendres, rouges d'aurore au sommet, verts et juteux à la base. Dans le verger, les raides baguettes d'abricotier, sacrifiées, brûleront, une heure encore, leur petite flamme de fleur avant de mourir, et les abeilles n'en laisseront rien perdre... La colline fume de pruniers blancs, chacun d'eux immatériel et pommelé comme une nue ronde. A cinq heures et demie du matin, sous le rayon horizontal et la rosée, le blé jeune est d'un bleu incontestable, et rouge la terre ferrugineuse, et rose de cuivre les pruniers blancs. Ce n'est qu'un moment, un féérique mensonge de lumière, qui passe en même temps que la première heure du jour. Tout croît avec une hâte divine. La moindre créature végétale darde son plus grand effort vertical. La pivoine, sanguine en son premier mois, pousse d'un tel jet que ses hampes, ses feuilles à peine dépliées traversent, emportent et suspendent dans l'air leur suprême croûte de terre comme un toit crevé.

Voici un texte apparemment sans mystère. Il s'agit de la description d'une matinée de printemps — du moins nous le semble-t-il en première lecture. Un regard plus précis sur le texte peut en effet nous intriguer. Est-ce une évocation écrite « en direct «, comme le ton, au présent, paraît le suggérer ? Ou est-ce la peinture d'un printemps du souvenir, comme le titre étrange le laisse entendre? D'où l'auteur décrit-il son tableau, et dans quel ordre ?  Par ailleurs, dans cette évocation concrète, le peintre semble observer ce qu'il peint sans nous faire part de ses impressions; nous n'avons pas de ces projections personnelles qu'on trouve dans tant d'autres tableaux où «le paysage est un état d'âme«. Mais cela ne veut pas dire pour autant que cette description est réaliste : il nous faudra donc voir où se situe son originalité, sa poésie propre, s'il y en a une...  Pour répondre à ces questions, nous allons organiser notre lecture méthodique selon trois axes, trois balayages successifs destinés à saisir de plus en plus précisément la spécificité du texte :

« signalé l'activité qui domine le premier paragraphe : la taille des plantes et ce qui s'ensuit.

Mais tout se meut dans lesecond paragraphe.

La colline « fume » ; le moment de l'aube « passe » très vite; tout « croît »; chaque chose faiteffort vers le haut.

C'est bien entendu l'exemple de la pivoine qui est le plus significatif.

D'une part, les termesindiquant le mouvement ascensionnel de la pivoine se multiplient : « pousse/ un tel jet! dépliées! traversent/emportent/ suspendent dans l'air/ suprême! toit ».

D'autre part, ce résumé en une seule phrase d'une croissance quidure plus d'un mois donne une impression d'accélération.

Enfin, la coupe de la phrase elle-même traduit l'élan de lapivoine, par paliers successifs :« La pivoine, en son premier mois, (palier)pousse d'un tel jet (ascension)que ses hampes, ses feuilles à peine dépliées(palier) traversent, emportent et suspendent dans l'air(ascension)leur suprême croûte de terre comme un toit crevé.

»(plafond) Les impressions visuelles et l'évocation du mouvement, notons-le enfin, se renforcent mutuellement.

Ainsi, c'est parle jeu des couleurs changeantes, à l'aube, que la nature manifeste le rapide passage de la première heure du jour —à partir de laquelle toutes les créatures végéta-les entrent en action.

De même, c'est grâce au gros plan sur lapivoine (la caméra plonge sur elle, puis opère une sorte de « zoom » sur ses hampes, ses feuilles, etc.) que nousmesurons mieux la puissance irrésistible de son élan.

Les indications temporelles servent aussi à produire les effetsde mouvement (« une heure encore », « ce n'est qu'un moment », « première heure du jour »); mais elles posentégalement un petit problème : quand — à quel moment et en quel lieu — ce spectacle printanier est-il supposé ob-servé ? C'est la question du « point de vue ». PRINTEMPS PASSÉ / PRINTEMPS PRÉSENT? L'animation du printemps, la succession des épisodes descriptifs laissent parfois croire que le narrateur de ce textese déplace dans la nature au cours d'une matinée.

L'observation précise montre qu'en vérité, s'il y a « déplacement», ce n'est certainement pas une promenade réelle : c'est l'esprit du narrateur qui se déplace, dans l'espace et dansle temps.Interrogeons-nous d'abord sur les lieux : d'où le narrateur est-il censé percevoir ce qu'il évoque ? Il peut se trouver,au départ, dans l'allée de rosiers; du moins dans l'une d'elles, car il y en a plusieurs : « Le bec d'un sécateur claqueau long des allées de rosiers.

» Il entend le sécateur; il ne le voit probablement pas, raison pour laquelle il situevaguement l'origine du bruit dans la roseraie.

Il entend un autre sécateur, dans le verger.

Il ne peut être à la foisdans le verger et dans la roseraie, à moins qu'il coure d'un lieu à un autre.

Selon toute probabilité, il ne se situe nidans l'un ni dans l'autre, mais à distance des deux (dans la maison ? sur une terrasse ?).Colette I 115Immédiatement après la perception de ces bruits, nous assistons à deux spectacles successifs : la jonchée desurgeons sous la roseraie (vue en gros plan) et le feu de baguettes d'abricotier dans le verger.

Or, ces deuxévocations nous sont données au futur (« il y aura »).

Ainsi, le narrateur ne voit pas, il imagine (il se déplace vers lefutur).

Ceci confirme qu'il se trouve à distance des lieux qu'il décrit, et qu'il ne s'y déplace qu'en esprit...Au début du second paragraphe, la position change : la vision panoramique sur l'ensemble de la colline suppose unpoint de vue lointain, depuis une hauteur (l'étage supérieur de la maison).

Dès la phrase suivante, la vision et lepoint de vue changent à nouveau, puisqu'on voit successivement le blé jeune, la terre rouge et les pruniers blancs.Une généralisation suit, sur « la moindre créature végétale », qui provient d'un savoir plutôt que d'une observationen direct.

Et c'est enfin le gros plan sur la pivoine, qui suppose encore un autre point de vue (imaginera-t-on lenarrateur à quatre pattes, les yeux rivés sur la plante?) : là encore, il s'agit d'une généralité, même si celle-cirésulte de maintes observations.Ces remarques sur la variation des lieux sont confirmées par l'étude de la variation des temps.

Il n'y a pas plus decontinuité temporelle, dans cette description, qu'il n'y a d'unité spatiale, même si tout semble raconté au présent.Certes, le texte peut partir d'un présent réel, en milieu de matinée par exemple, à l'heure où l'on taille rosiers etarbustes.

Mais, on l'a vu, l'esprit du narrateur fait aussitôt un bond dans le futur, imaginant les abeilles butinant«une heure encore» les fleurs d'abricotier.

On revient semble-t-il au moment initial pour évoquer la colline qui « fume» (effet de la chaleur du jour, en même temps que métaphore associant blancheur et fumée).

Puis c'est un saut enarrière, pour évoquer l'aurore, à « cinq heures et demie du matin ».

On veut bien croire que la chronologie reprendalors ses droits pour décrire la croissance générale qui suit la première heure du jour.

Mais l'évocation en 116 /Textes descriptifs accéléré de la pivoine nous fait quitter le présent immédiat : non seulement le narrateur joue sur les temps qu'ilaccélère (il évoque un mois en trois lignes), mais visiblement, il se situe dans un présent intemporel, il allègue sonsavoir sur la pivoine, il raconte ce qui se passe à chaque printemps.Ainsi, dans cette description pourtant si concrète, il n'est pas question de peindre un printemps réel, d'un point devue précis, au fil des moments du jour : il s'agit bien plutôt d'évoquer le printemps en soi, tel qu'il se reproduittoujours, à l'aide de perceptions diverses, prises de différents lieux, en différents moments.

Le résultat obtenu serade produire, entre autres effets, une impression d'omniprésence de l'élan printanier en quelque endroit où l'on sesitue.Le titre, dès lors, s'éclaire.

Comment l'auteur pouvait-il intituler « printemps passé » un texte dont toutes lesperceptions sont données au présent ? En actualisant ses souvenirs.

Il est notable que le titre soit sans article : ce. »

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