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Quelques mises en scène de DOM JUAN

Publié le 12/01/2015

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juan
« On avait beau jeu d'accuser la pièce d'incohérence, c'est que tout simplement on l'y mettait. Vilar a su rétablir la poussée continue du personnage en lui don¬nant une sorte de profondeur sadienne : sa parole brève, son visage sans sourire, ses silences — admirables pour un art où l'emphase est le pain béni des acteurs — tout nous impose un Don Juan privé de Dieu, non par scepti¬cisme poseur, mais par détermination profonde; ce Don Juan est un homme seul, dont chaque geste et chaque mot sont comme l'exercice d'une liberté absolue. Ainsi Don Juan amoureux et Don Juan athée se fondent dans l'unité d'une même démarche, celle d'un homme à qui il suffit de faire le mal pour connaître qu'il est irrémédia¬blement seul et libre. » (Barthes, 39, pp. 264-267) Dom Juan en Russie Le spectacle monté par Meyerhold à Moscou en 1932, au Théâtre de la Révolution, inaugure la carrière de Dom Juan en Russie. Fidèle à son engagement marxiste, le grand met¬teur en scène centra délibérément la pièce sur le rapport entre Dom Juan et Sganarelle, devenus les prototypes de la classe dominante et de la classe dominée selon le schéma désormais classique de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave. Meyerhold inversait les relations entre les deux personna¬ges, présentés comme les emblèmes du passé et de l'avenir. Le grand seigneur méchant homme incarnait la noblesse dé¬cadente, blasée, corrompue, condamnée par l'histoire et dont le cynisme trahissait l'impuissance. Sganarelle représentait la vitalité, la jovialité, la saveur et le bon sens du peuple appelé à occuper bientôt le devant de la scène. Pourtant cette interprétation n'a pas fait école. Ses présup¬posés idéologiques la discréditaient sans doute auprès des metteurs en scène de l'après-guerre, plus soucieux de contes¬ter que d'exalter le régime communiste. C'est pourquoi l'un des hommes de théâtre les plus doués de cette période, Anatole Efros, quand il montera à son tour un remarquable Dom Juan s'inspirera plutôt de la leçon de Jean Vilar dont il avait admiré le spectacle lors d'une tournée du T.N.P. à Moscou. Il a raconté dans un livre de témoigna¬ges comment sa propre conception de l'oeuvre a mûri à partir de la lecture proposée par le metteur en scène français : « Je crois qu'on n'a pas monté chez nous le Dom Juan de Molière depuis les temps de Meyerhold. Il n'y a pas telle¬ment longtemps, Jean Vilar est venu montrer cette pièce. La manière dont il l'a traitée était, en tout cas pour moi, absolument nouvelle. Ce n'était pas du tout un jeune homme et il n'était pas du tout séduisant. L'important n'était pas dans le fait qu'il séduisait les femmes et les trompait. Bien entendu, ce thème existe bel et bien et on ne peut le laisser de côté, puisqu'il y a dans l'intrigue au moins trois femmes qui se trouvent abandonnées. Mais la question n'est pas là. C'était une vision du monde très décidée et assez ef¬frayante. La conviction cynique et froide que la vie n'est faite que d'ignominies. H y a chez Molière un immense monologue sur ce thème et Jean Vilar s'avançait vers la rampe et sur un ton absolument impassible, en parlant, comme on dit, "entre les dents", il conspuait tout ce qui existe. En outre il disait cela en prenant son temps et avec un tel flegme qu'on se sentait mal à l'aise. Il avait abordé le plus important et désormais il ne se pressait plus pour aller nulle part, et aucun sujet ne l'inté¬ressait plus. Il déversait simplement son âme sans se presser et sans oublier aucun détail. D'ailleurs il ne prouvait rien à per¬sonne. Il se contentait de dire ce qu'il estimait connu de tous et qui ne pouvait appeler d'objection. Il constatait tout simplement, froidement et avec un rien de dégoût, des lieux communs. «Je m'étais d'abord représenté que Molière avait décidé de dénoncer dans sa comédie un séducteur déplaisant, mais il s'agit de tout autre chose. D'ailleurs, dans la pièce, Dom Juan n'a pas à faire qu'aux femmes. Il est fâché avec son père, il trompe ses créanciers, il se dispute avec son valet, etc. Jean Vilar montre quelqu'un qui SE FOUT ABSOLUMENT DE TOUT. Il n'a pas besoin de toutes ces femmes, d'ailleurs il ne sait pas ce que c'est d'être attiré par une femme. Le problème n'est pas dans le fait qu'après avoir été amoureux d'une femme il se soit épris de façon tout à fait inattendue d'une autre femme et qu'à cause de cela il ait rompu avec la première. Dom Juan est profondément indifférent à l'égard des femmes, il n'attend rien d'elles. Il est seulement persuadé qu'il n'y a rien de sacré chez personne et que le seul moyen de communication entre les gens est de faire le mal. Mais il ne fait pas le mal par méchanceté, il le fait par indifférence et par cynisme, en passant. De même que certaines personnes ont obligatoirement envie de jeter une pierre à un chien qui passe à côté d'elles. Elles ne le font pas non plus par méchanceté, mais de façon mécanique, par oisiveté. C'est un personnage de ce type qu'a joué, selon moi, Vilar, il a représenté quelqu'un qui fait du mal aux autres par cynisme, parce qu'il est intimement convaincu, d'une conviction qu'on pourrait appeler physiologique, que le monde ne mérite pas mieux. Et alors j'ai pensé que Molière avait sans doute écrit sa pièce justement contre un homme de ce type et non contre un homme simplement frivole. Et pour étrange que cela soit, j'eus alors le sentiment d'avoir fait une découverte. Et je suis sûr que je n'étais pas le seul. Plus tard, de nombreuses années après, quand j'ai mis en scène le Molière de Boulgakov, je me suis représenté à quel point Molière, après avoir connu une vie aussi dure, où rien ne lui avait été épargné, devait haïr maladivement ceux à qui tout était permis et qui n'avaient qu'à se baisser. Selon Boulgakov, Molière était amoureux d'Armande, et c'est alors que tout a commencé! ... Boulgakov montre en Molière un homme difficile, difficile dans ce sens que cha¬que tournant dans les relations humaines lui coûtait beau¬coup. Il ne savait pas vivre facilement. Il vivait douloureu¬sement. Il vivait douloureusement la moindre situation tant soit peu dramatique. Dom Juan, au contraire, n'accorde d'importance à rien, il vit à sa guise. A chaque pas de se vie Molière a payé très cher pour tout : pour son oeuvre, pour son amour, pour ses attache¬ments humains, pour sa haine. A Dom Juan, au contraire, tout est permis. Et Molière voulait croire qu'il existe pour¬tant un jugement pour punir des types comme Dom Juan. On dit à présent que l'on ne monte pas Dom Juan parce que cette comédie n'est pas très drôle du point de vue des goûts d'aujourd'hui. On prétend que c'est une comédie démodée qui ne fait plus rire, et c'est pour cela qu'elle est ennuyeuse. Mais je pense, pour ma part, que ce n'est pas une ½uvre comique, je pense que Dom Juan n'a pas pour but de faire rire et que de toute façon la question n'est pas là. C'est une parabole sur un homme qui vit mal et qui parce qu'il vit mal, finit mal, parce qu'il y a sur terre, en fin de compte une justice, qu'on le veuille ou non! Il se peut que pour Pouchkine Dom Juan soit meilleur que le Commandeur, qu'il a tué en duel. D'ailleurs, je n'en sais rien. Mais chez Molière il est sûr que Dom Juan n'est pas meilleur. On ne sait rien sur le Commandeur, sinon que Dom Juan l'a tué. On sait de Dom Juan que c'est une canaille excep¬tionnelle, ce qui ne l'empêche pas d'être séduisant. Mais cela ne change rien à l'affaire. Chez Molière le Commandeur est comme la personnifica-tion de tout le mal commis par Dom Juan, de toutes les humiliations qu'il a causées. Le Commandeur représente aussi une force mystique ayant plus de possibilités que n'importe quel vivant offensé par Dom Juan. En mourant, c'est comme si le Comman¬deur avait reçu la possibilité de se venger et pas seulement pour son compte. Ce n'est pas pour rien que les ombres de nombreuses personnes auxquelles Dom Juan a fait du tort lui apparaissent à la fin de la pièce. Et voilà que j'ai envie de monter cette parabole. Elle commence par un grand monologue de Sganarelle sur le tabac, et ensuite sur Dom Juan. Je ne sais pas pourquoi on cherche du comique là-dedans. Puisque Sganarelle est un valet, cela veut dire que l'on doit rire obligatoirement. En réalité Sganarelle devient hystérique quand il parle de son maître. Il a du mal à se calmer tellement il tremble. Sganarelle est pris d'une crise de nerfs. Ici il n'y a pas une ombre d'humour. Il se peut que le public rie, mais Sgana-relle aurait été très étonné si on lui avait dit que ses souf¬frances peuvent susciter le rire. Dom Juan apparaît pour la première fois sur la scène après que Sganarelle a été sur le point de tomber à nos yeux dans une crise d'épilepsie (je ne parle d'épilepsie que pour être plus clair). Et voilà que surgit Dom Juan. A présent il peut même nous sembler sympathique. C'est un homme fort, il n'est, peut-être, pas très beau, mais il est costaud. C'est quelqu'un qui aime manger et boire, et aussi fumer (c'est à cette époque, je crois, que l'on a commencé à priser le tabac, je ne me souviens pas). Dom Juan possède un charme viril, on ne peut pas lui enlever cela. D'ailleurs, ce pouvoir de séduction consiste plutôt dans une sorte d'assurance tranquille. Dans la conviction que le monde n'a pas de secrets pour lui. Il serait bien de le montrer non pas déshabillé comme d'habitude, mais "en négligé". C'est le matin, il est chez lui, il vient de s'enfuir du domicile conjugal. Il s'est couché tard et maintenant il est sorti de sa chambre pour manger. Il bâille, il se gratte et peut-être même il éternue. Il est enrhumé. Devant lui, Sganarelle est à ras de terre. Intéressant contraste entre les cris et les protestations qui précèdent et cette docilité, cette timidité devant Dom Juan en chair et en os. Mais nous n'avons pas à juger cette attitude. Elle est normale, compréhensible, car Sganarelle dépend de Dom Juan, il est à sa merci. Et Dom Juan à l'air très accommodant, l'air d'un bon compagnon. Il se comporte de façon très démocratique. Il est à la bonne franquette. Il parle simplement et doucement
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« Dom Juan / 365 Ailleurs il précise : «Si vous écoutez bien la pièce, vous verrez que Dom Juan est une série d'avertissements providentiels donnés à Dom Juan.

Si vous envisagez Dom Juan comme un Miracle, vous verrez ce qu'en est un; il y a constamment des interventions célestes.» (Jouvet, 14, p.

85) Selon Jouvet« Dom Juan est une pièce religieuse parce qu'elle est la peinture de l'irreligion.,,: «Je crois, ajoute+il plus loin, que pour représenter la pièce il faut faire appel à la religion des gens.

Celui qui croit, retrouve, s'il le veut bien, avec un peu de naïveté, la foi qui est contenue dans la Légende dorée.

Celui qui n'est pas croyant ne peut pas ne pas sympathiser avec un homme comme Dom Juan et ne pas se poser des ques­ tions.

La pièce pose, à mon avis, le problème de la religion d'un bout à l'autre.» (Jouvet, 14, p.

87) Jouvet écrira encore en 1951 à propos de Dom Juan : «A l'égal de Pascal ou de Bossuet, Molière pose aux spectateurs l'interrogation véritable d'un moraliste véri­ table.

C'est l'angoisse de l'homme vis-à-vis de son destin; c'est de salut et de damnation qu'il est question dans le Dom Juan de Molière.» Jouvet monta Dom Juan dans cet esprit.

Lui-même incarnait un grand seigneur espagnol hautain, énigmatique et glacé qui correspondait à l'image de Baudelaire que le grand acteur cite dans ses Témoignages sur le théâtre: « Puis il m'apparut sur la barque fatale "penché sur le sillage et ne daignant rien voir", même pas moi.

» Christian Bérard avait créé de somptueux décors baroques dont la grandeur funèbre évoquait l'Espagne du XVII° siècle.

Le rôle de Sganarelle avait été confié à un acteur de cabaret, Fernand René qui exprimait, face aux sarcasmes de Dom Juan, la naïveté de la foi populaire.

Enfin la conception du personnage d'Elvire resta inoubliable et inégalée par la divi­ nation intérieure qui parvenait à transmettre l'indicible.

Ce spectacle eut deux cents représentations triomphales qui marquèrent une époque de la vie théâtrale.

Il est certain que Jouvet a non seulement recréé Dom Juan, il l'a, peut-on dire, créé, car pour la première fois sans doute la pièce était. »

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