Devoir de Philosophie

RETOUR AU PAYS de Jules VALLÈS, Le Bachelier

Publié le 18/05/2010

Extrait du document

(Après quelques années d'absence, Jacques Vingtras, narrateur et personnage central, revient au Puy, pays de son enfance.) A Saint-Etienne, nous avons pris le train qui longe la Loire. J'ai toujours aimé les rivières! De mes souvenirs de jadis, j'ai gardé par-dessus tout le souvenir de la Loire bleue! Je regardais là-dedans se briser le soleil; l'écume qui bouillonnait autour des semblants d'écueil avait des blancheurs de dentelle qui frissonne au vent. Elle avait été mon luxe, cette rivière, et j'avais pêché des coquillages dans le sable fin de ses rives, avec l'émotion d'un chercheur d'or. Elle roule mon coeur dans son flot clair. Tout à coup, les bords se débrident comme une plaie. C'est qu'il a fallu déchirer et casser à coups de pioche et à coups de mine les rochers qui barraient la route de la locomotive. De chaque côté du fleuve, on dirait que l'on a livré des batailles. La terre glaise est rouge, les plantes qui n'ont pas été tuées sont tristes, la végétation semble avoir été fusillée ou meurtrie par le canon. Cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et m'émouvoir. Je me rappelle que toutes mes promenades d'enfant par les champs et les bois aboutissaient à des spectacles de cette couleur violente. Pour être complète et profonde, mon émotion avait besoin de retrouver ces cicatrices de la nature. Ma vie a été labourée et mâchée par le malheur comme cet ourlet de terre griffée et saignante. Ah! Je sens que je suis bien un morceau de toi, un éclat de tes rochers, pays pauvre qui embaumes les fleurs et la poudre, terre de vignes et de volcans! Jules VALLÈS, Le Bachelier (1881).

Le narrateur retourne en train au pays de son enfance. Il observe le paysage et y réagit. La description est donc inséparable de l'émotion qu'elle suscite. On pourra même se demander si, dans ce texte mi-descriptif mi-lyrique, le choix des paysages évoqués n'est pas subordonné à la mise en valeur des émotions du narrateur.  Il arrive souvent, dans la littérature, que le déplacement dans l'espace soit en même temps un voyage dans le temps. ( "est le cas ici, puisque le narrateur revient au pays : retrouver la terre natale, revenir aux sources, cela conduit naturellement à s'interroger sur sa destinée. Avant même de relire le texte, nous pouvons préciser ces interrogations de tout être retournant sur les lieux de son passé : qui suis-je ? suis-je resté le même? mon avenir était-il contenu dans mon passé? Une fois ces questions clairement formulées, il nous sera plus facile de voir si le texte y répond, et de quelle façon.  Relisons alors attentivement le passage, pour en observer le mouvement. Nous constatons aisément que les deux derniers paragraphes font écho au problème que nous venons d'évoquer : le narrateur y ressaisit son identité. Cette conclusion du texte nous indique par là même son idée directrice : la recherche, à travers divers paysages, des éléments qui ont constitué l'enfance du narrateur. Il reste à distinguer ces paysages, qui sont au nombre de deux : la Loire bleue, la face heureuse; puis, peu après, les rives meurtries du fleuve, la face sombre.  Cet examen méthodique du texte pris dans son ensemble, nous donne ainsi :

« la Loire bleue!» Il y a véritablement surimpression du spectacle passé sur la réalité présente.

Nous pouvons noter ànouveau le point d'exclamation : le narrateur recherche avant tout son émoi ancien.

Ce qu'il voit n'est qu'unprétexte.

Il dit aussitôt : «Je regardais ».

C'est un souvenir d'enfance, qui a constitué son être de toujours, qu'il seplaît à contempler.Le paysage de la Loire bleue est -alors décrit, idéalement, tel que le voyait l'enfant: coloré, riche, humain, en parfaitcontraste avec celui qui suivra quelques lignes plus loin.

Les couleurs sont claires, lumineuses : le bleu, le flot « clair» de la Loire; le soleil qui «se brise » en reflets; les « blancheurs » de l'écume; le sable fin; et enfin, l'or imaginaireque semble posséder l'enfant ému, l'enfant chercheur, dont cette rivière est « le luxe ».

Ce paysage est humanisé,d'une part par la présence de l'enfant, qui en fait son royaume; d'autre part par la métaphore relative àJules Vallès / 127l'écume, qui « avait des blancheurs de dentelle qui frissonne au vent».

Léger anthropomorphisme : un caractèrehumain est projeté sur l'écume.

En même temps, l'image rappelle un souvenir intemporel, celui des dentelles qu'onfait sécher sous le vent (l'emploi du présent, «qui frissonne », est significatif).Revenant à lui, dans une phrase elle-même fluide (la présence des « I » n'y est pas pour rien), le narrateur conclut :« Elle roule mon coeur dans son flot clair.

» La plongée dans le souvenir a favorisé l'identification; celle-ci faitdésormais de la Loire une partie intégrante de l'identité du narrateur.

On peut noter la symétrie des deux phrases quiencadrent l'évocation de la Loire :— J'ai toujours aimé les rivières! = La Loire est en moi;— Elle roule mon coeur dans son flot clair = Je suis dans la Loire.Réciprocité de l'appartenance entre le paysage et le « moi » du narrateur. L'ÉVOCATION DES RIVES MEURTRIES « Tout à coup, les bords se débrident comme une plaie.

»Jacques Vingtras, roulant en train le long de la Loire, se laissait aller à ses souvenirs, eux-mêmes flottant au fil dufleuve.

Ce « tout à coup» narratif arrive à point nommé, pour préparer le contraste entre les deux paysages etprêter au narrateur une contemplation à nouveau révélatrice — celle d'une autre face de son être profond.Cette remarque est l'occasion de rappeler que si Jacques Vingtras est le narrateur supposé (à la première personne)de ce passage, l'auteur en est Jules Vallès : c'est lui qui orchestre tout, et rassemble intentionnellement ces deuxépisodes descriptifs pour mieux peindre son héros (cf.

notre Clef n° 8 sur le piège autobiographique).

Ce « tout àcoup » est là pour produire un effet de réel. Le narrateur commence d'ailleurs par nous expliquer l'aspect nouveau du paysage.

S'il se débride « comme une plaie», c'est qu'il a fallu « déchirer» les rives rocheuses de la Loire.Mais aussitôt, l'émotion se mêle à la description : les comparaisons et métaphores confèrent au paysage l'apparenced'une collectivité humaine meurtrie par la guerre.

L'anthropomorphisme, cette fois, est caractéristique : les bordssemblables à une plaie, les plantes « tuées » ou « tristes », la végétation « fusillée » ou « meurtrie », tout cecidonne au paysage le caractère d'un être humain blessé par l'agression humaine.

D'une part, ce tableau rouge etsombre s'oppose, trait pour trait, à l'évocation du bonheur près de la Loire bleue.

D'autre part, il prépare et appellel'identification du narrateur, dont les blessures intérieures pourront plus aisément se reconnaître dans une naturedéjà peinte à l'image de l'homme.Aussi bien, lorsque le narrateur déclare : «cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et m'émouvoir», il ne faitque tirer du spectacle une émotion profonde qu'il a préalablement projetée sur lui.Et cette émotion vient de loin, puisqu'elle est immédiatement reliée au souvenir, aux sentiments de l'enfant sepromenant dans les bois et les champs : le «Je me rappelle que», en cet endroit, fait écho, évidemment, au « j'aigardé [...] le souvenir » du début du texte.

Dans l'un et l'autre cas, la rêverie du narrateur part d'un élémentréaliste (un prétexte objectif), passe à l'émotion subite, plonge avec elle dans le souvenir, et de là, retrouve unepart de son identité liée à un paysage ancien.Or, cette « couleur violente » du spectacle présent ne l'émeut que par référence à son expérience passée et, plusprécisément, à l'expérience passée d'une première identification à la nature blessée : « Pour être complète etprofonde, mon émotion avait besoin de retrouver ces cicatrices de la nature.

» Eh oui, déjà...

Nous avons là unephrase-clef, puisque le narrateur nous explique dans le passé ce qu'il est en train de revivre dans le présent : « le «besoin » de contempler dans la nature une image de lui-même.Pourquoi ce « besoin »? Pourquoi l'émotion devient-elle alors « complète et profonde »? LA RESSAISIE DE SOI-MÊME On peut répondre qu'il est consolant de voir la nature aussi blessée que soi : mais ce n'est guère un sentiment «profond ».

La vérité, c'est que la nature est aimée comme projection de soi.

Elle extériorise la douleur intérieure, elledélivre celui qui souffre au-dedans de lui-même.

Mais elle fait mieux encore : en apparaissant comme projection del'être profond du narrateur, elle lui prête toute sa substance, elle devient le garant de son identité.

A travers lescicatrices de la nature qui lui rappellent les siennes, le narrateur saisit sa réalité, retrouve sa permanence, s'assurede son destin.

Et c'est pourquoi les deux derniers paragraphes du texte, qui parlent de malheur, trahissentcependant un réel bonheur : le bonheur de l'identification, exprimé avec exaltation, qui est le bonheur même del'identité trouvée ou retrouvée.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles