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ROUSSEAU Jean-Jacques : sa vie et son oeuvre

Publié le 28/11/2018

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rousseau

ROUSSEAU Jean-Jacques (1712-1778). Avec Rousseau émerge sans doute l’idée de littérature au sens moderne du terme, c’est-à-dire d’un rapport nouveau entre un homme et une œuvre, entre la parole et la vérité. Ce qui était belles-lettres et rhétorique, règles et codes esthétiques se transforme radicalement à travers l’expérience rousseauiste, qui croise une écriture et une vie. Le texte ne se fonde plus dans la foi en Dieu ni dans une reconnaissance sociale ou politique, mais dans l’évidence d’une certitude intime. Rien ne semblait destiner Rousseau à la littérature; il n’y vint que tardivement et sembla toujours prêt à y renoncer. C’est d’un tel décen-trement que naquit l'efficacité d'un style qui bouleversa ses contemporains. Rousseau, qui fut longtemps l’objet soit des plus vives haines, soit de l’adulation, est aujourd'hui reçu sans la moindre contestation par tous. Mais les hommages ne sont toujours pas sans arrière-pensée, et l’œuvre reste actuellement l’enjeu de vives polémiques.

 

La perte du lieu et l'expérience des marges

 

Le succès de scandale qu’obtint en 1750 le Discours sur les sciences et les arts aurait pu définitivement mettre un terme à une trop longue période d'incertitudes et d’errances, commencée un soir de 1728 lorsque le jeune Jean-Jacques trouva closes les portes de Genève et ne put regagner son domicile. La bonne société était prête à accueillir un homme qui avait connu la misère et qui maniait si éloquemment le paradoxe, à l’entretenir dans son rôle de contempteur du luxe et du progrès. C’était transformer un engagement existentiel en une simple attitude et une conviction profonde en un jeu de l’esprit. Au contraire, la volonté de sincérité de Rousseau s’exprima par une « réforme » personnelle qui fit succéder à la marginalité subie par le jeune vagabond une marginalité lucide et assumée par l’ami de la vérité.

 

A Paris, il choisit de rester citoyen de Genève, de redevenir protestant en pays catholique et de vivre en pauvre au milieu de grands bourgeois et d’aristocrates. Des carences affectives et une maladie des voies urinaires surdéterminèrent cette décision, qui, à nouveau, le précipita sur les routes et lui fit perdre toute référence extérieure. L'hostilité de ses anciens amis (les Philosophes) et les poursuites engagées contre lui à l’occasion de la publication de l’Émile et du Contrat social le chassèrent de Paris, lui firent chercher refuge en Suisse et en Angleterre, multiplier les maladresses et les malentendus. Quand il revint à Paris, ce fut un homme brisé qui renonçait à tout, sauf à proclamer son innocence. L’errance s’était muée en absence : Rousseau meurt étranger au monde.

 

Fils d’un artisan genevois, il a traversé les milieux sociaux les plus divers — du petit peuple misérable qui traîne de province en province jusqu'aux grands à qui ne manquent ni les titres ni la fortune — dans la perpétuelle nostalgie d’un lieu originel. Ce lieu aurait pu être Genève, dont en 1754 il reprend le titre de citoyen : au vertige de villes comme Paris, Turin, Venise il préfère son calme; aux progrès économiques sa tradition agricole

 

et artisanale; à l’absolutisme et au catholicisme qui divisent les êtres sa piété vécue et sa démocratie directe. Mais une telle image était sans doute plus mythique que réelle. En tout cas, le Grand Conseil de Genève ne répondit pas aux vœux de son encombrant citoyen, qu’il finit par condamner comme l’avait fait — quoique pour des raisons différentes — le gouvernement français. Rousseau abandonna sa citoyenneté sans renoncer à ses illusions.

 

A défaut de Genève, la référence dans laquelle il aurait pu chercher un équilibre et une assurance aurait pu être le peuple. Le choix comme compagne d'une servante d'auberge sans culture ni fortune, la fidélité qu’il lui conserva, ses efforts répétés pour devenir copiste et vivre d’un travail manuel portent témoignage d'une volonté de se situer aux côtés des laborieux et des pauvres. Il accepta les invitations de Mme d’Épinay, du maréchal de Luxembourg ou du marquis de Girardin et vécut plusieurs années dans leurs propriétés de l’Ermitage, de Montmorency ou d'Ermenonville, mais il s’attacha chaque fois à préserver son indépendance et préféra toujours partir plutôt que de l’aliéner. Mais de la réalité vécue des masses écrasées par la misère à l’idéal d'une collectivité égalitaire soudée par l'amour de la cité, le chemin ne passait que par l’imagination ou par la réflexion théorique.

 

Qu’il s’agisse de Genève ou du peuple, ce lieu référentiel s’éloigne; il se dissout en abstraction et devient objet d'écriture. Il restait à Rousseau à constituer un groupe d’intimes entre lesquels se seraient tissées toutes les relations de l’amitié et de l’amour. Au sortir de Genève, en pleine adolescence, il crut trouver une telle sécurité affective chez Mme de Warens, en faisant partie de ses protégés. Il chercha dans son âge mûr à reconstruire des situations triangulaires ou des microsociétés d’amis selon son cœur, mais, là encore, les expériences se soldèrent par des échecs ou, du moins, se déplacèrent vers l’imaginaire et le romanesque. Toute sa vie, Rousseau fut condamné à la littérature, le seul lieu, finalement, où il pouvait se situer.

 

Unité et éclatement d'une œuvre

 

C’est à son théâtre que Voltaire tenait le plus, c’est sur lui qu’il comptait pour entrer dans la postérité, alors que celle-ci a retenu ses contes et ses pamphlets. C’est dans une œuvre musicale que Rousseau a longtemps placé ses ambitions et ses espoirs. Ses productions se dispersèrent d’abord dans des genres et dans des directions variés. Il composa des poèmes, des pièces de théâtre, des opéras, des traités théoriques sur la musique. Quand Diderot fait appel à lui pour collaborer à l'Encyclopédie, il lui confie les articles sur la musique. La diversité de son expérience et de sa formation attendait un événement extérieur pour cristalliser en une création originale. A côté de la musique, Rousseau reste hanté par les romans de son enfance et l’héroïsme antique à la Plutarque; il est marqué par ses lectures boulimiques chez Mme de Warens, son expérience de secrétaire d’ambassade, ses études de chimie ou les recherches systématiques effectuées pour Mme Dupin. Il n'est pas insensible aux idées brassées par Diderot ni à l’agilité intellectuelle propre aux milieux que celui-ci lui fait connaître. Mais cet étourdissement fait place, un jour de l'été 1749, à une prise de conscience qu’il présentera a posteriori comme un coup de foudre, une révélation brutale.

 

Rendant visite à Diderot, emprisonné à Vincennes à cause de la Lettre sur les aveugles, il tombe sur une annonce du Mercure de France. L’Académie de Dijon propose comme sujet de concours : « ... si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». La question, qui touche au fondement de l’optimisme des Lumières, sert à Rousseau de révélateur. Diderot l’encourage à donner libre cours à son intuition : le progrès technique risque d’aller à l’encontre du progrès moral. Mais Rousseau, prenant conscience de la fausse route dans laquelle s’est engagée notre société, va se compromettre dans la même voie. Pour dénoncer les illusions de la pensée et du monde, il lui faudra devenir penseur dans le monde. A l’origine de toute l'œuvre se trouvent à la fois une intuition unifiante et une conscience déchirée. L’intuition tend à s’épanouir en un système auquel la conscience déchirée interdit de se fermer définitivement. A partir de 1750, la carrière intellectuelle de Rousseau se présente parallèlement comme l'approfondissement d’une révélation et comme le déplacement permanent d'une réflexion qui ne peut pas se contenter de discours et de traités.

 

Une seconde question de l'Académie de Dijon sur les fondements de l’inégalité lui permet d'étendre sa pensée. Le danger ne réside pas tant dans la fuite en avant du savoir et des techniques que dans l'inégalité qui aliène les rapports sociaux. Rousseau quadragénaire semble en mesure de produire une vaste synthèse. Au printemps 1756, il s’installe à l'Ermitage, dans le calme nécessaire à la création, et projette deux grands ouvrages en forme de diptyque : des Institutions politiques, qui, quelques années après l'Esprit des lois de Montesquieu, analyseraient l’ensemble des problèmes de la vie collective, et une Morale sensitive ou Matérialisme du sage, qui s’attacherait aux problèmes de la vie individuelle. Ces deux livres ne furent jamais menés à terme. Les données biographiques expliquent moins cet échec apparent qu'une dynamique interne à la pensée de Rousseau. L’ami de la vérité habité par une vision systématique n’est pas un philosophe qui crée un système à ranger parmi d’autres dans l'histoire de la philosophie. Aux antipodes d’une somme théorique, c’est un roman qu'il compose de 1756 à 1760, et le roman le plus éclaté : un roman par lettres. La vie ne se laisse réduire à aucun traité. Pour se traduire en un langage social, le système rousseauiste doit se diviser en un roman philosophique, un essai sur l’éducation, l'Emile, fragment de la Morale sensitive, et un essai sur la vie politique, Du contrat social, issu des Institutions politiques. La fragmentation marque en même temps l’aliénation de la pensée qui ne peut s’exprimer synthétiquement et son refus d’une unité qui serait illusoire. Par honnêteté, par rigueur, l'œuvre s'installe dans la contradiction.

 

Les protestations qu'elle provoque, la répression qui s’abat sur l’auteur viennent la relancer et la transformer. Le débat, dans la lettre à l’archevêque de Paris ou dans les Lettres écrites de la montagne, peut demeurer sur le même plan que dans l'Emile ou le Contrat social : Rousseau échange ces arguments philosophiques et théologiques. Mais la source du système réside dans une conscience individuelle, et la garantie morale de l’œuvre est fournie pat une vie. En déplaçant sa création de la réflexion théorique et de la rêverie romanesque vers la quête autobiographique, Rousseau obéit à une double pression, externe et interne. Les polémiques s’aigrissent et attaquent sa personne, tandis que l'exposé abstrait se

 

retranche dans les certitudes du moi. Les douze livres des Confessions déroulent l’histoire de sa vie, donnent à suivre l’itinéraire d’une conscience, mais fournissent de nouveaux prétextes à ses calomniateurs. Aussi abandonne-t-il cette rédaction pour s’interroger sur la possibilité même de la communication avec autrui : ce sont les trois Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques). Les Rêveries du promeneur solitaire enfin renoncent au dialogue. Elles poursuivent la méditation sur soi et sur le temps, dans la solitude, le détachement. Une fois encore, l’ambition d'une synthèse autobiographique éclate en dialogues et en promenades. Quand Rousseau meurt, laissant inachevée la dixième des Rêveries, il a derrière lui une œuvre cohérente et dispersée — pour emprunter l’image à René Char : « une œuvre en archipel ».

 

Lumières et religion

 

A la difficulté de Rousseau pour trouver un lieu de référence répondent les hésitations des critiques et des historiens, qui tantôt l’intègrent au mouvement philosophique du siècle, tantôt l’en isolent pour en faire le représentant d’un renouveau spiritualiste ou l’annonciateur du romantisme. Pourtant, l'intérêt de l’homme et de son œuvre est d’interdire les simplifications. Avec les Philosophes des Lumières, il affirme sa foi dans l’homme : aucun péché originel ne pèse sur lui, le cœur et la raison lui sont donnés pour faire son bonheur. Mais il se sépare d’eux et retrouve le schéma religieux de la chute quand il refuse d'assimiler nature humaine et progrès économique; quand il considère, au contraire, comme une dégradation continue le développement de la société fondée sur la propriété privée. Dans le cadre général de l’optimisme anthropologique des Lumières, il introduit un pessimisme social qui dénonce les illusions des Philosophes. Une société où l’homme exploite son semblable interdit tout rapport véritable entre les individus. Chacun est déchiré entre l'être et le paraître. Toute invention qui fournit à l'homme un moyen nouveau pour se libérer devient source d’asservissement. La nature n’est pas ce libre échange des êtres et des marchandises au nom duquel les Philosophes luttent contre l’ordre féodal et œuvrent pour l’instauration de ce qui sera la société bourgeoise du XIXe siècle. Elle est une exigence intérieure de transparence qui s’oppose aux masques et aux mensonges : c’est le modèle idéal d'une collectivité différente.

 

A professer ainsi sa confiance dans l'homme et sa méfiance de la société, Rousseau se heurte de front à deux ennemis : le clergé des religions établies et la coterie philosophique. Il se refuse à confondre Dieu avec le dogme des Églises ou le bonheur avec le développement prôné par les encyclopédistes. La nécessité d’un culte lui semble une nouvelle marque de notre dépravation. L’homme de la nature n’a pas à adorer Dieu, il vit en harmonie avec le monde, son existence est en elle-même action de grâce. L'enfant ne connaît pas plus Dieu, et le précepteur se garde d'en parler à Émile avant l'adolescence. C’est parce qu’il est désaccordé d'avec la nature, qu'il a perdu le contact immédiat avec le divin, que l'homme social prie et institutionnalise sa foi. Le rituel et le dogme deviennent nécessaires, mais de moyens ils ne doivent pas être érigés en buts. Instruments de la foi, ils ne doivent pas prendre le pas sur elle.

 

Rousseau critique l'intolérance des religions, qui s’arrogent l’exclusivité de la vérité. Les religions sont pour lui des inventions humaines, et l’essentiel se trouve au-delà, dans le lien direct établi par chacun avec la divinité. Cette religion naturelle est combattue par les autorités catholiques, mais aussi par les représentants officiels du protestantisme qui a nourri Rousseau. Les uns et les autres s’obstinent à le rejeter au même titre que les déistes et les athées.

 

Déistes comme Voltaire et athées comme d’Holbach le considèrent comme un renégat qui s’est désolidarisé de leur lutte contre l’infâme. Rousseau peut leur reprocher ce manichéisme militant et leur retourner le reproche qu’ils adressent à leurs adversaires : intolérance et fanatisme. L’athéisme, selon lui, est une invention des nantis, un luxe intellectuel. Il faut être satisfait de l’ordre social pour ne plus avoir besoin de Dieu et pour risquer l’aventure philosophique de l’athéisme sans se soucier de ses conséquences. Lui entend garder la foi des paysans et des petites gens. La disparition des préjugés n’est pas souhaitable si elle doit entraîner le malheur du plus grand nombre. L’absence de Dieu est ressentie par Rousseau comme le cynisme d’une société de l’exploitation et du profit.

 

Son œuvre dans le xviiie siècle est fondamentale. Elle permet, avec celle d’autres marginaux — Meslier, dom Deschamps, Sade... — de ne pas assimiler trop hâtivement philosophie des Lumières et idéologie bourgeoise. Elle constitue une critique interne des Lumières. Elle déjoue par là tout finalisme en histoire des idées : c’est son archaïsme, sa fidélité à de vieux modèles de collectivité qui fondent sa modernité. Rousseau est à la fois en retard et en avance sur son temps.

 

Les paradoxes de la parole

 

Cette œuvre, a-t-on pu dire, se tient en équilibre entre deux silences : celui des origines, où la transparence de la nature rend la parole superflue, et celui de l’esclavage, où la parole ne renvoie plus à aucune vérité. Prendre la parole dans le concert ou la cacophonie du monde, c’est accepter la perte d’une plénitude première, la corruption d’une innocence, mais c’est aussi se donner la possibilité d’une action. Une telle position ne peut se réduire ni à la nostalgie d'un paradis perdu ni à la conquête de « lendemains qui chantent ». Elle implique des agencements complexes qui croisent ces deux polarités. Pessimiste, elle affirme la négativité de l’histoire. Optimiste, elle perçoit le remède dans le mal et renverse la négativité en une positivité, selon un mouvement que Bronislaw Baczko nomme « une dialectique spontanée ».

 

Les contemporains du premier Discours ou de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles ont été sensibles à la contradiction qui faisait condamner les arts et les spectacles à un auteur de pièces de théâtre et d'opéras. Ils s’en sont gaussés ou ont crié au paradoxe. Le décalage est, en fait, constitutif du travail rousseauiste. Les textes théoriques dénoncent de l’intérieur une société pervertie, Julie accepte que les mœurs soient corrompues pour tenter de les réformer. Ce qui empêche la contradiction de devenir jeu de l’esprit, c’est l’engagement de l’écrivain, c’est sa sincérité, c’est sa vie, qu’il offre en caution. Là où ses ennemis n’ont vu qu’ostentation et mise en scène, Rousseau tentait d’accorder sa conduite et son discours. C’est cet accord que l’œuvre autobiographique cherche désespérément à prouver.

 

La parole est entachée d’un doute puisque le mensonge est possible. Rousseau doit trouver un style tel que personne ne puisse en contester l’authenticité. Il doit imposer son discours par la rigueur de l’analyse aussi bien que par l’émotion contagieuse. En parlant selon son être profond, cœur et raison, il fait entendre le langage perdu de la nature. En ce sens, la solitude de l’homme est garante de la solidarité du penseur avec le genre humain, car le penseur y puise la vérité à révéler à ses semblables. Les solutions que Rousseau envisage, solution politique, pédagogique, romanesque, ne seraient que des pis-aller si la condition humaine n'était pas de se débattre entre une nature impossible à retrouver et une

 

culture impossible à accepter. Le problème est posé, les réponses peuvent et même doivent varier, selon les temps et les lieux, dans une tension entre l’universalité des principes et la perte définitive de l’unité.

 

Au fur et à mesure que Rousseau avance dans son existence, les termes antagonistes deviennent de plus en plus difficiles à tenir. Le complot auquel il se heurte — ou qu’il imagine fantasmatiquement — incarne le pouvoir pervers qu’a la société de détourner la parole. Alors s’épanouit le rêve de silence qui habite l’œuvre depuis le début. Dans la scène lyrique qui reprend le mythe de Pygmalion (1770), il mettait en scène le sculpteur désespéré de ne pouvoir produire qu’un simulacre de pierre. L’animation de la statue marque l’achèvement de l’art et sa négation : l’œuvre retourne à la nature. A travers le mythe se rejoignent l’analyse sociale et le fantasme individuel. L’étreinte de Pygmalion et Galatée sert d’emblème à un art désaliéné, tout en exprimant le désir narcissique. Elle métaphorise un silence par lequel la parole prend sens et se perd.

 

On retrouve le silence dans l’unanimité du peuple réuni ou dans l’intimité des familiers de Clarens. La démocratie suppose le libre exercice d'une parole publique et trouve sa suprême cohésion dans l’élan qui la rend inutile. Le phalanstère de Clarens nécessite également une sincérité réciproque qui s'achève en rêve de communion. Le silence reste au Rousseau des Rêveries, immergé dans les rythmes de la nature, dans l’éternité de Dieu, au-delà de tous les bruits du monde. Après avoir cheminé entre les chicanes du mensonge, la parole rousseauiste s’immobilise sur des extases indicibles.

 

Rousseau et Jean-Jacques

 

A propos de Rousseau, on ne peut éviter de faire retour à la biographie constituée en mythe. Du xvme siècle à nos jours, c’est elle qui est au centre des polémiques. Jean-Jacques, dont Rousseau s’est présenté comme le juge, a souvent occulté l'œuvre. Les adversaires du philosophe, de Voltaire à Lester Crocker, se sont saisis de la vie qu’il leur livrait pour amoindrir l’homme et discréditer sa pensée. L’abandon des enfants, l’autoérotisme ou l’homosexualité, la maladie et la folie ont été exploités comme autant de chefs d'accusation. Inversement, les défenseurs passionnés ont vécu leur admiration sur le mode de l'identification et voulu à tout prix innocenter leur héros. Ainsi naquit la légende du suicide, summum du délire ou apogée des persécutions. Dénoncer ou admirer Rousseau en ces termes, c'est s'obnubiler sur Jean-Jacques et entériner une scission dont les Dialogues nous rappellent qu’elle est imposée de l’extérieur comme une aliénation. L’effort de Rousseau vise à faire se rejoindre réalité intérieure et image sociale. Si cette volonté a partiellement produit la méconnaissance du système de pensée, d’autres voies s’offrent à nous pour prendre en compte la biographie.

 

La mort de la mère et la culpabilité qui en découle, la rivalité avec un frère qui tourne mal, le plaisir pris à la fessée infligée par Mlle Lambercier, autant d’éléments qui ne laissent pas indifférent le lecteur moderne qui a lu Freud. Mais ils peuvent être isolés de tout contexte historique et renvoyer à une essence pathologique ou, au contraire, être intégrés à un ensemble complexe de surdétermination dans une histoire toujours ouverte de l’homme. Lester Crocker adopte la première attitude, diagnostique une homosexualité et un sadomasochisme qui expliqueraient la paranoïa de l’homme et le cynisme totalitaire du penseur. La psychanalyse est ici employée comme une arme contre une philosophie. Pierre-Paul Clément, à partir du même matériau analytique, évite de réduire les phénomènes de culpabilité et de compensation à une explication simplificatrice et exclusive. Pour lui, l’illumination de Vincennes n’est plus un accès hystérique, mais une brusque libération d’énergie qui transmue l’éros coupable en éros glorieux. L’œuvre n’est plus la revanche passive d’un malade, mais le choix actif de la sublimation.

 

La relation entre la vie et l'œuvre ne s’établit pas en sens unique mais dans la réciprocité. L’œuvre évolue depuis les genres reconnus vers une situation nouvelle : les discours répondent à l’institution académique, les trois textes centraux obéissent encore aux schémas dominants de la république des lettres, la quête autobiographique innove une écriture inouïe. La singularité psychique y est revendiquée, l’individu exhibe ses secrets. Du dédoublement qui rend Narcisse amoureux de lui-même, dans la comédie que Rousseau lui consacre, à celui qui oppose le nom et le prénom de l’auteur, on passe d’un thème conventionnel à une configuration nouvelle. Le refus des belles-lettres, mondaines et parisiennes, détermine un style de vie aussi bien que d’écriture. Il donne sens rétrospectivement à tout ce qui a été vécu et permet de le confessei. Rousseau ne s’adresse pas aux lecteurs traditionnels, mais à un autre public qui va se sentir lié à lui, de personne à personne, dans les larmes et l’émotion partagée. Il inaugure ainsi le schéma moderne de la communication littéraire. Il invente une vie d’écrivain digne de son écriture et se met à la vivre. Il récuse l'institution littéraire pour confondre son existence avec ce que nous appelons aujourd'hui la littérature. Il est, en ce sens, le contemporain de Flaubert, de Kafka ou de Bataille.

rousseau

« tiques effectuées pour Mm< Dupin.

Il n'es t pas insensible aux idées brassée s par Diderot ni à l'agilité intellectuelle propre aux milieux que celui-ci lui fait connaître.

Mais cet étourdissement fait place.

un jour de l'été 1749, à une prise de conscience qu'il présentera a posteriori comme un coup de foudre, une révélation brutale.

Rendant vis1te à Diderot, emprisonné à Vincenne s à cause de la Ll'ltre sur les aveugles, il tombe sur une annonce du Mercure de France.

L'Académie de Dijon propose comme sujet de concours : « ...

si le rétablisse­ ment des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs».

La question, qui touche au fonde­ ment de 1 'o ptimism e des Lumières, sert à Ro usseau de révélateur.

Diderot l'encourage à donner libre cours à son intuitio n : le progrè s technique risque d'aller à l'en­ contre du progrès moral.

Mais Rou sseau , prenant conscience de la fausse route dans laquelle s'est engagée notre société, va se compromettre dans la même voie.

Pour dénoncer les illusions de la pensée et du monde , il lu i faudra devenir penseur dans le monde.

A l'origine de toute l'œuvre se trouvent à la fois une intuition unifiante et une conscience déchirée.

L'intuition tend à s'épanouir en un système auquel la conscience déchirée interdit de se fermer définitivem ent.

A partir de 1750, la carrière intellectuelle de Rousseau se présente parallèlement comme l'approfo ndissement d'une révélation et comme le déplacemenl permanent d'une réflexion qui ne peut pas se contenter de discours et de traités.

Une seco nde question de l'Ac adémie de Dijon sur les fondem ents de L'inégalité lui permet d'étendre sa pensée.

Le danger ne réside pas tant dans la fuite en avant du savoir et des techniques que dans l'inégalité qui aliène les rapport s sociaux.

Rousseau quadragénaire semble en mesure de produire une vaste synthèse.

Au printemps 1756, il s'ins talle à l'Ermitage, dans le calme nécessaire à la création, et projette deux grands ouvrage s en forme de diptyque : des Institutions politiques, qui, quelques années après l'Esprit des lois de Montesquieu, analyse­ raient l'ensemhle des problèmes de la vie collective, et une Morale sensitive ou Matérialisme du sage, qui s'at­ tacherait aux problèmes de la vie individuelle.

Ces deux livres ne furent jam ais men és à terme.

Les données bio­ graphiques expliquent moins cet échec apparent qu'une dynamique interne à la pensée de Rousseau.

L'ami de la vérité habité par une vision systématique n'est pas un philo sophe qui crée un système à ranger parmi d'autres dans l'histoire de la philosophie.

Aux antipodes d'une somme théorique, c'est un roman qu'il compose de 1756 à 1760, et le roman le plus éclaté : un roman par lettres.

La vie ne se lai sse réduire à aucun traité.

Pour se traduire en un langage social, le système rousseauiste doit se diviser en un roman philosophique.

un essai sur l'éduca­ tion, l'Émile, fragment de la Morale sensitive, et un essai sur la vie politique, Du comrat social, issu des Jnstitwions politiques.

La fragmentation marque en même temps l'aliénation de la pensée qui ne peut s'expri­ mer synthétiquement et son refus d'une unité qui serait illus oire.

Par honnêteté, par rigueur, 1 'œuvre s'installe dans la contrad iction.

Les protestations qu'elle provoque, la répre ssion qui s'abat sur l'auteur viennent la relancer et la transformer.

Le débat, dans la lettre à l'arc hevêque de Paris ou dans les Leures écntes de la_ montagne, peut demeurer sur le même plan que dans l'Emile ou le Contrat social : Rous- eau échange ces arguments philosophiques et théologi­ ques.

Mais 1& source du système réside dans une conscience individuelle, et la garantie morale de l'œu vre est four nie par une vie.

En déplaçant sa création de la réflexion théorique et de la rêverie romanesque vers la quête autobiographique, Rousseau obéit à une double pressio n, externe et interne.

Les polémiques s'aigrissent et attaquent sa personne, tandis que 1 'e xposé abstrait se retranche dans les certitudes du moi.

Les douze livres des Conf essions déroulent l'histoire de sa vie, donnent à suivre 1' itinéraire d'une conscience , mais fournissent de nouveaux prétextes à ses calomniateurs.

Aussi aban­ donne-t-il cette rédaction pour s'interroger sur la possi­ bilité même de la communication avec autrui : ce sont les trois Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques).

Les Rêveries du promeneur solitaire enfin renoncent au dialogue.

Elles poursuivent la méd itation sur soi et sur le temps.

dans la solitude, Je détachement.

Une fois encore, l'am bition d'une synthèse autobiographique éclate en dialogues et en promenade s.

Quand Rousseau meurt , laissant inachevée la dixième des Rêveries, il a derrièr e lui une œuvre cohérente et dispersée -pour em prunter l'im age à René Char: «une œuvre en archipel >>.

Lumières et religion A la difficulté de Rousseau pour trouver un lieu de référence répondent les hésitations des critiques et des historiens, qui tantôt l'intègrent au mou vement philoso­ phique du siècle , tantôt 1' en isolent pour en faire le repré­ se ntant d'un renouveau spiritualiste ou l'anno nciateur du romantisme.

Pourtant, l'intérêt de l'ho mme et de son œuvre est d'interdire les simpl ifications.

Avec les Philo­ sop hes des Lumières, il affirme sa foi dans l'homme : aucun péché originel ne pèse sur lui, le cœur et la raison lui sont donnés pour faire son bonheu r.

Ma is il se sépare d'eux et retrouve le schéma religieux de la chute quand il refuse d'assimiler nature humaine et progrè s éco nomi­ que: quand il considère , au contraire , comme une dégra­ dation continue le développement de la société fondée sur la propriété privée.

Dans le cadre général de l'opti­ misme anthropologique des Lumières, il intmduit un pessimisme social qui dénonce les illusions des PhjJos o­ phes.

Une société où l'hom me exploite son semblable interdit tout rapport véritable entre les individus.

Chacun est déchiré entre l'être et le paraître.

Toute inventio n qui fo urnit à l'ho mme un moyen nouveau pour se libérer devient source d'asser vissement.

La nature n'est pas ce lib re échange des êtres et des marchandises au nom duquel les Phil osop hes luttent contre 1 'o rdre féodal et œuvrent pour l'instauration de ce qui sera la société bourgeoise du XIX< siècle.

Elle est une exigence inté­ rieure de transparence qui s'oppose aux masques et aux me nsonges : c'est le modèle idéal d'une collectivité différente.

A professer ainsi sa con fiance dans 1 'h omme et sa méfiance de la société , Rousseau se heurte de front à deux ennemis : le clergé des religions établies et la cote­ rie philos ophique.

Il se refuse à confondre Dieu avec Je dogme des Églises ou Je bonheur avec le développement prôné par les encyclopédistes.

La nécessité d'un culte lui semble une nouvelle marque de notre dépravation.

L'homme de la nature n'a pas à adorer Dieu, il vit en harmonie avec le mo nde, son existence est en elle-même action de grâce.

L'enfant ne connaît pas plus Dieu, et le précepteur se garde d'en parler à Émile avant l'adoles­ cen ce.

C'est parce qu'il est désaccordé d'avec la nature, qu'il a perdu le contact immédiat avec le divin, que l'ho mme social prie et institutio nnalise sa foi.

Le rituel et le dogme deviennent nécessaires, mai s de moyens ils ne doivent pas être érigés en buts.

Instrumen ts de la foi, ils ne doivent pas prendre le pas sur elle.

Rouss eau critique l'intolérance des religions, qui s'ar­ rogent l'exclusivité de la vérité.

Les religions sont pour lui des inventions humaines, et l'e ssentiel se trouve au­ delà.

dans le lien direct établi par chacun avec la divinité.

Cette religion naturelle est combattue par les autorités cath olique s, mais aussi par les représen tants officiels du protestantisme qui a nourri Rousseau.

Les uns et les. »

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