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SOCIÉTÉ, RELIGION ET EXISTENCE DANS LA CHUTE D'ALBERT CAMUS

Publié le 08/07/2012

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 I.  INTRODUCTION

Un récit et pas un roman, ni une nouvelle, La Chute est un portrait sociale chargé de thématiques d'origine religieuse et néanmoins une polémique ouverte aux proposés existentialistes et plus généralement intellectuels. Elle marche en plusieurs directions : sociale, religieuse, existentielle, artistique.   

 

I.1  Genèse et contexte de l'œuvre : l'homme de notre temps en chute libre. 

 

Le parcours qui amène à la naissance de ce récit est rapide et assez obscure. Née comme nouvelle à insérer dans le recueil L'Exil et le Royaume, La Chute se développe ainsi sous forme de récit indépendant. L'écriture de La Chute commence en 1955 ; achevée à la mi-mars 1956, elle est publiée sous forme de récit le 16 mai de la même année. On la considère aujourd'hui comme la dernière œuvre importante de ce superbe auteur. La Chute est, en partie, une réaction à l'opinion de certains critiques comme par exemple Francis Jeanson, un Sartrien orienté au marxisme qui avait attaqué violemment Camus après la publication de L'Homme Révolté en 1951 ; elle est aussi la représentation d'une crise personnelle qui s'élève à crise sociale, sinon existentielle. Sanford Ames l'introduit avec ces mots, dans lesquels on retrouve à la fois crise et critique sociale :

« a temptation of the liberal non-Marxist thinker, faced with a crisis of confidence, doubting a    traditional code which assumed the goodness of man and taking refuge in sterile self-examination and sharing of guilt. Here is the frame of reference for the following discussion of problems raised in La Chute «[1]

 Elle a été quand-même écrite dans un moment de grande désillusion générale de l'auteur : la guerre d'Algérie, commencée en 1954, l'avait vu protagoniste comme journaliste. En 1956, en un climat enflammé, Camus, le « pieds-noirs « français qui combattait pour les droits des civils algériens aussi, avait prononcé à Alger une conférence pour une trêve civile ; vivement contesté, Camus revint en France très déçu.   

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« « C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger.

Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'unesociété où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel »[8]Le vrai artiste n'est pas un juge, mais il doit réagir.

Ces mots semblent nous autoriser à affirmer que La Chute est de toute probabilité une grande oeuvre de réaction ; bien que plusamère et moins vitale par rapport aux réactions auxquelles nous avait habitués le Camus de L'Homme Révolté, il s'agit peut-être de la plus grande prise de conscience de cetextrêmement mûr et capable auteur : de là, sa réaction cryptique, allusive et noire qui est La Chute.

I.3 Structure et Procédé narratif de l'oeuvre « Tantôt l'homme se parle à lui même, tantôt il s'adresse à quelque auditeur invisible, à une sorte de juge »[9] L'ouvre se présente comme un long récit en six parties ; elle se déroule sous forme de dialogue, mais il serait mieux de le définir faux dialogue ou « dialogue solitaire »[10], parceque les répliques de l'interlocuteur de Clamence ne sont pas ouïes et leur compréhension dépend des mots du même Clamence.

Cette caractéristique formelle contribue à donnerau récit, et à Clamence bien-sûr, une forte connotation théâtrale : le ton est souvent celui d'une pièce, ce qui contribue à vivifier l'interlocuteur, qui enfin acquit une identitéseulement à travers les mots de Clamence.

Toenes insiste sur cette particularité du texte de Camus, qu'elle voit comme un mérite tout Camusien, et qui, à son opinion, le renddifférent des illustres ouvrages auxquels La Chute a été souvent apparentée[11].

En plus, du point de vue des rôles, la présence d'un interlocuteur est pour Clamence la pré-condition nécessaire à son aveu et par conséquent à toute la construction du récit.Le véritable récit, organisé en épisodes, semble être concentré dans les parties deux, trois, quatre et cinq de l'oeuvre ; on peut donc généralement le considérer enchâssé àl'intérieur d'un cadre, représenté par la première et la sixième partie.

L'analyse de Keefe est bien plus précise ; il relève trois différentes dimensions temporelles dans l'ouvre[12],c'est-à-dire : a) la séquence temporelle dans laquelle Clamence fait son récit (temps de la narration).

b) la séquence dans laquelle les événements ont eu lieu.

c) la séquence danslaquelle les évènements que Clamence avait oubliés, ont été rappelés.

Trois dimensions temporelles qui, donc, s'enchainent l'une dans l'autre, et se superposent de manièrefascinante, grâce à l'habilité de Camus.

Et, bien que la critique passe souvent sur cette dernière dimension temporelle, elle est très importante si on veut bien comprendre lecontexte dans lequel certains souvenirs de Clamence surgissent.

Le récit est donc entièrement affidé à Clamence qui, au moment de sa confession, réside à Amsterdam où il vit sa retraite.

Le récit ne suit absolument pas un procédéchronologique : au contraire, c'est ce que Keefe aurait identifié comme Selective Inattention [13][Inattention Sélective], « the 'fact' that at certain times he forgets, or suppresses,certain things», à travers laquelle « Camus has Clamence remember things conveniently and [...] this is a narrative device to anticipate later developments in the story and to prickthe reader's curiosity»[14].

La narration se joue donc sur tout un réseau de renvois et rappels, d'allusions et d'anticipations, et elle couvre une bonne portion de sa vie.

Il s'agit d'unvoyage d'introspection alterné à des digressions générales : souvent Clamence prend temps en s'arrêtant par exemple sur le paysage, (le décor est souvent symbolique quand-même).

Le renvoi à outrance est iconique de la souffrance que le récit des évènements provoque en Clamence.

Cela lui permet de survoler les moments de crise jusqu'auxmoments des révélations.

En d'autres cas, les digressions sont strictement liées au discours (vices des hommes, moeurs, morale, etc.), mais ont quand-même valeur deralentissement et de renvoi.Toutefois, en qualité d'ex avocat et plaidoyer très capable, Clamence sait comme manipuler son interlocuteur.

Il révèle seulement quand il décide de le faire.

Parfois la « confessioncalculée »[15] se révèle et on comprends que l'aveu de Clamence n'est pas proprement honnête puisque artificielle: « Je perds le fil de mes discours, je n'ai plus cette clartéd'esprit à laquelle mes amis se plaisaient à rendre hommage »[16].

C'est pourquoi ses constrictions à narrer sont à considérer, en réalité, plutôt comme des choix pondérés.

Demême, comme remarque Keefe[17], Clamence probablement oublie volontairement certains épisodes, donc sa mémoire est plus un instrument de sa volonté que de saconscience.

I.4 Les parties de l'oeuvres Première partieClamence se présente à son interlocuteur, avec qui il établit aussitôt un rapport de parité entre des individus supérieurs.

Clamence met son interlocuteur à son niveau intellectuelet morale, lui faisant partager son ton ironique et cynique, spéculant par exemple sur ses compatriotes et sur les hollandais (emblématique à ce propos les évaluations qu'il fait duGorille, le patron du bar Mexico-City).

Clamence est là pour « servir », dit-il, mais en réalité ce qu'il cherche c'est de la complicité.

Son méthode lui vaut l'intérêt de la part de soninterlocuteur.

Paris est connotée comme théâtrale, donc il y a déjà un renvoi à une probable duplicité du lieu, qui deviendra l'un des thèmes privilégiés par Clamence : « Paris estun vrai trompe-l'oeil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes » (11).

Une fois assuré son attention, Clamence est prêt à aller au coeur du récit, dont il envisagedéjà quelques points dans cette première partie.

Pour comprendre comment il utilise cette technique d'anticipation-renvoi, il suffit de remarquer comment, déjà aux premièrespages, il envisage l'épisode centrale de son existence, c'est-à-dire celui de la noyade :« Supposez, après tout, que quelqu'un se jette a l'eau.

De deux choses l'une, ou vous l'y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire! Ou vous l'yabandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d'étranges courbatures » (19) Là on est à la dernière page de la première partie, Clamence (Camus !) nous ouvre ce monde inconnu à venir, et l'anticipation détermine une parenthèse qui va se clore seulementà le fin de la troisième partie.

Du point de vue de la narration, il s'agit d'un usage savant des techniques.

L'alternation de pathos et renvoi à outrance crée le rythme du texte.

Celapermet aussi de donner plus d'évidence aux moments de crise.Le temps de la narration est celui du présent à Amsterdam.

La nouvelle conscience de Clamence filtre le récit des évènements du passé: Clamence se sent coupable, bien qu'il nousraconte un passé dans lequel il ne l'était point.

Savamment Camus place l'épisode focale de toute l'existence de Clamence à la moitié du livre : l'épisode de la noyade que l'onrencontre à la fin de la troisième partie savamment représente la « ligne de partages des eaux » du récit, marque le changement.

Un suicide dans lequel Clamence a décidé de nepas intervenir est devenu sa fêlure originelle, l'a transformé en un coupable.

Clamence était l'homme qui vivait impunément et qui n'était pas concerné par aucun jugement (30).De là, la chute vertigineuse d'une carrière, d'une vie solide, d'une apparence de stabilité : « il arrive que les décors s'écroulent »[18] nous prévenait Camus dans Le Mythe deSisyphe.

Deuxième partie Clamence la dédie à la description de son passé parisien: l'homme fort et actif, l'avocat affirmé et assuré de soi, voué aux nobles causes, le philanthrope généreux et discret, l'amide tout le monde qui faisait toujours la chose socialement plus correcte.

Son rôle d'avocat le faisait sentir dans la position correcte : il détestait le jugement, et donc les juges : « jene pouvais comprendre qu'un homme se désignait lui-même pour exercer cette surprenante fonction » (22).

Etre du « bon côté de la barre » (22) l'exaltait donc dans son rôle dedéfenseur.

On apprend ainsi que le jugement est pour Clamence une activité presque surhumaine : un homme ne peut pas se nommer juge, il y a quelque chose d'erroné là.

Enplus, dans cette position, Clamence était intouchable par la loi, c'est-à-dire qu'à différence de ses clients, Clamence ne risquait rien.

Mais, une fois achevé le « point culminant où la vertu ne se nourrit plus que d'elle-même » (27), la chute devient inévitable.

Son illusion d'une « vie réussie » (32) lui est fatale :c'est la vie que les bourgeois croient avoir un sens, mais il arrive un jour que, tout d'un coup, elle n'en a eu plus, au moins pour Clamence.

En réalité, Clamence était « à l'aise entout...

mais en même temps satisfait de rien » (34).

Il fait allusion à sa dissolue vie passée : la danse, l'alcool, les femmes, la recherche du secret du monde, qui quand-même, àchaque réveil, évanouissait tout à coup ; c'était seulement un autre songe, enfin.

Et encore une fois, Clamence retarde le récit de l'évènement de la noyade avec une longuedigression sur l'amitié, le véritable amour désintéressé, la nécessité sociale de la tragédie et l'absurdité des dynamiques sociales : par exemple, Clamence blâme la pratique de serendre à l'enterrement d'un étranger, ou, encore pire, d'un homme qu'on détestait, comme forme hypocrite de mise en étalage de soi-même ; Clamence même a fait ce genred'actions dans sa vie, mais transportant cette image à la communauté, il nous renvoie déjà à son idée de récit personnel qui devient générique.

La deuxième partie termine avecl'épisode du rire, lequel, comme nous dira Clamence plus tard en introduisant celui de la noyade, s'est passé deux ou trois ans après : « un bon rire, naturel, [...] qui remettait leschoses à sa place » (43), un phénomène qui replace Clamence au niveau des hommes, et pas des surhommes.

C'est sa conscience qui le persécute.

Le même soir, chez lui,Clamence avait été effrayé par le rire de jeunes gens sur le trottoir aussi; son existence marquée pour toujours, il se sent persécuté par sa même conscience.

Là, sa culpabilité étaiten train de prendre le dessus : « mon image souriait dans la glace, mais il me sembla que mon sourire était double » (43).

Troisième Partie“Then his proud role as friend of man and protector of the weak becomes a mockery”[19] « De loin en loin, il me semblait l'entendre, quelque part en moi » (47), dit Clamence au début de la troisième partie, en se référant justement au rire qu'il entendit sur le pont desArts.

Et le rire représente sans aucun doute sa conscience, qui frappe à sa porte pour lui rappeler sa coulpe.

Clamence remonte à un passé d'abattement qui fut l'effet principalede son malheur de conscience ; le mal de vivre l'avait possédé : « la vie me devenait moins facile...je désapprenais à vivre »PAG.

Clamence évoque l'hypocrisie et la duplicité de sesgestes quotidiens, qui se chargent d'une valeur théâtrale (le geste théâtrale destiné au public sociale): « quand je quittais un aveugle sur le trottoir ...

je le saluais.

Ce coup dechapeau ne lui était pas évidemment destiné...A qui donc s'adressait-il ? Au public.

Après le rôle, les saluts », « un charmant Janus[20]...

sur mes cartes : ‟Jean BaptisteClamence, comédien” » (52).

S'occuper des autres est pour Clamence seulement une manière pour monter d'un degré dans l'amour que je me portais (54).. »

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