Devoir de Philosophie

THÉORIE DE LA FÊTE - Roger Caillois

Publié le 28/03/2011

Extrait du document

A la vie régulière, occupée aux travaux quotidiens, paisible, prise dans un système d'interdits, toute de précautions, où la maxime quieta non movere maintient l'ordre du monde, s'oppose l'effervescence de la fête. Celle-ci, si l'on ne considère que ses aspects extérieurs, présente des caractères identiques à n'importe quel niveau de civilisation. Elle implique un grand concours de peuple agité et bruyant. Ces rassemblements massifs favorisent éminemment la naissance et la contagion d'une exaltation qui se dépense en cris et en gestes, qui incite à s'abandonner sans contrôle aux impulsions les plus irréfléchies. Même aujourd'hui, où cependant les fêtes appauvries ressortent si peu sur le fond de grisaille que constitue la monotonie de la vie courante et y apparaissent dispersées, émiettées, presque enlisées, on distingue encore en elles quelques misérables vestiges du déchaînement collectif qui caractérise les anciennes frairies2. En effet, les déguisements et les audaces permises au carnaval, les libations et les bals de carrefour du 14 juillet, témoignent de la même nécessité sociale et la continuent. Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance : il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête. Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête. Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustes, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime : choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent : les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue (...). On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne fait qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais, plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être. Aussi est-ce l'honneur de Durkheim3, d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient, en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. Roger Caillois, L'homme et le sacré, 1950. 1. Résumé (8 points) Vous résumerez ce texte de 691 mots au quart de sa longueur. Étant donné qu'une marge de 10 % en plus ou en moins est admise, votre résumé ne devra pas compter plus de 191 mots ni moins de 155. Vous n'oublierez pas d'indiquer, à la fin de votre texte, le nombre des mots que vous aurez employés.

2. Questions (2 points) Vous expliquerez les expressions suivantes : — « dépensées avec ostentation «, — « paroxysme de vie «.

3. Discussion (10 points) L'excès et la bombance, le gaspillage et la destruction entrent de droit dans l'essence de la fête, affirme Roger Caillois. Qu'en pensez-vous ?

« RÉSUMÉ Rupture avec la monotonie du quotidien, la fête présente les mêmes signes extérieurs dans toutes les civilisations :assistance nombreuse, bruit, agitation, primauté des impulsions.

Nos fêtes d'aujourd'hui, pour moroses qu'ellessoient, gardent le souvenir des anciens déchaînements collectifs : elles impliquent encore l'excès de mouvement, denourriture et de boisson, jusqu'à l'épuisement. Mais dans les sociétés dites primitives, la fête marque un contraste plus violent avec le quotidien : elle dure parfoisplusieurs mois, et on y dépense, on y gaspille même des ressources économisées pendant des années.

Vers la fin dela fête, dans une frénésie de bruit et de mouvement qui se nourrit d'elle-même, la violence apparaît parfois, vitecalmée pour que continue la fête. Parce qu'elle représente pour lui un autre monde, celui de l'intensité des émotions et de la transformation de sonêtre, l'homme vit dans le souvenir et dans la perspective de la fête.

Comme l'a montré Durkheim, la fête, qui faitexploser la frénésie au milieu de la répétitivité des tâches quotidiennes, participe du sacré.

(179 mots) VOCABULAIRE • dépensées avec ostentation : l'ostentation est le plaisir que l'on éprouve à montrer ce que l'on considère commeun avantage : richesses, qualités, etc.

Les peuples dits primitifs économisent des années pour apporter à la fêtedes richesses qu'ils dépensent à la vue de tous, avec une satisfaction d'orgueil. • paroxysme de vie : le terme de «paroxysme» qui signifie l'intensité extrême, et implique une idée de violence,s'applique généralement à une passion, un sentiment.

La vie est donc assimilée ici à une passion, c'est la vie telleque peut la rêver l'homme, à un degré d'intensité incompatible avec les nécessités de la vie quotidienne. INDICATIONS POUR LA DISCUSSION • Roger Caillois oppose ici deux mondes : celui des « civilisations dites primitives » et le nôtre, tout en affirmant queles aspects extérieurs de la fête présentent des caractéristiques identiques dans l'un et l'autre monde. • On pourra, dans un premier temps, en se reportant au texte, et à des souvenirs personnels de lectures,d'émissions télévisées, de films (tels ceux de l'ethnologue Jean Rouch), montrer en quoi ces notions d'excès, debombance, de gaspillage et de destruction sont indissociables de l'idée même de fête. • Dans un deuxième temps, on se demandera si ces notions sont également de rigueur dans notre conceptionoccidentale et contemporaine de la fête.

On sera conduit à distinguer plusieurs sortes de fêtes (carnavals, festivals,fêtes familiales, etc.) et à donner une réponse fondée sur l'expérience personnelle. • On notera d'autre part que les quatre termes d'excès, de bombance, de gaspillage et de destruction impliquentdes idées différentes et une progression.

On se demandera si, comme on l'affirme souvent, gaspillage et destructionsont le propre de notre société de consommation.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles