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Zola: L'Assommoir - Chapitre XII

Publié le 17/01/2022

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Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petits platanes, Gervaise se sentait seule et abandonnée. Ces échappées d'avenues, tout là-bas, lui vidaient l'estomac davantage ; et dire que, parmi ce flot de monde, où il y avait pourtant des gens à leur aise, pas un chrétien ne devinait sa situation et ne lui glissait dix sous dans la main ! Oui, c'était trop grand, c'était trop beau, sa tête tournait et ses jambes s'en allaient, sous ce pan démesuré de ciel gris, tendu au-dessus d'un si vaste espace. Le crépuscule avait cette sale couleur jaune des crépuscules parisiens, une couleur qui donne envie de mourir tout de suite, tellement la vie des rues semble laide. L'heure devenait louche, les lointains se brouillaient d'une teinte boueuse. Gervaise, déjà lasse, tombait justement en plein dans la rentrée des ouvriers. À cette heure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis habitant les maisons neuves, étaient noyés au milieu du peuple, des processions d'hommes et de femmes encore blêmes de l'air vicié des ateliers. Le boulevard Magenta et la rue du Faubourg- Poissonnière en lâchaient des bandes, essoufflées de la montée. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les haquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la chaussée. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les épaules. Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient côte à côte de grandes enjambées, en parlant très fort, avec des gestes, sans se regarder; d'autres, seuls, en paletot et en casquette, marchaient au bord du trottoir, le nez baissé ; d'autres venaient par cinq ou six, se suivant et n'échangeant pas une parole, les mains dans les poches, les yeux pâles. Quelques-uns gardaient leur pipe éteinte entre les dents. Des maçons, dans un sapin, qu'ils avaient frété à quatre et sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant leurs faces blanches aux portières. Des peintres balançaient leurs pots à couleur; un zingueur rapportait une longue échelle, dont il manquait d'éborgner le monde ; tandis qu'un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l'air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crépuscule navré. Ah! la triste musique, qui semblait accompagner le piétinement du troupeau, les bêtes de somme se traînant, éreintées ! Encore une journée de finie ! Vrai, les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. À peine le temps de s'emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour, il fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue, indifférente aux chocs, coudoyée à droite, coudoyée à gauche, roulée au milieu du flot; car les hommes n'ont pas le temps de se montrer galants quand ils sont cassés en deux de fatigue et galopés par la faim.

Sans argent, affamée, Gervaise est partie à la recherche de son mari Coupeau, dans l'espoir que celui-ci lui donnera quelques sous pour dîner Celui-ci, qu'elle rencontre à la sortie d'un café, lui conseille de se prostituer Elle se rend alors sur le boulevard Magenta, qu'elle parcourt lentement, en attendant la nuit.

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