La philosophie change-t-elle le monde ?

« [III.

Que peut changer la philosophie ?] Le marxisme a changé des mentalités, il a invité à considérer autrement les inégalités sociales générées par larépartition des produits du travail.

De la sorte, il a agi comme les autres philosophies, en transformant idées etconceptions, en donnant une autre version de ce que sont ou peuvent être les hommes.

Ces transformationsconcernent, non seulement les marxistes, mais aussi leurs opposants, obligés de mettre au point de nouvellesthéories, d'autres concepts, pour répondre aux critiques ou démontrer que le système de Marx est une « erreur ».Parallèlement, d'autres formes de pensée ont prouvé leur efficacité et ont transformé le monde : la science, lestechniques ont changé le quotidien de façon aussi importante, sinon plus, que les débats entre partisans etopposants de la révolution prolétarienne.

L'évolution des transports, des communications, des loisirs, s'est faiteselon d'autres déterminations que les débats conceptuels entre philosophes – un peu comme, au Moyen-Âge, lamise au point de l'attelage ou de la charrue s'est effectuée sans souci des débats entre maîtres de la scolastique...Les philosophes – y compris les plus matérialistes d'entre eux – ne se font-ils donc pas d'énormes illusions lorsqu'ilsambitionnent de transformer réellement quoi que ce soit ?Science et techniques sont efficaces : leur vérité trouve sa garantie dans leur mise en application.

La démarchephilosophique n'a pas les mêmes critères : lorsque Hegel qualifie la philosophie d' « oiseau du soir », qui prend sonenvol après que les choses sont accomplies, cela indique-t-il que les changements du monde ont lieu avant sonintervention ? Ne peut-elle que les constater, en même temps que sa propre inefficacité ?La philosophie, loin de s'en tenir à ce constat, propose – le terme sera repris, malgré la connotation négative que luiattache Marx – des interprétations.

Interpréter, c'est faire naître du sens, faire pénétrer un événement, un fait,dans l'univers de la signification, qui n'existe que par et pour les hommes.

Le travail de la philosophie concerne laconscience que l'humain peut prendre de sa propre histoire et de ses résultats, c'est-à-dire de l'état de sesrelations, tant avec les autres qu'avec l'ensemble du inonde.

Affirmer que la philosophie interprète et change lesinterprétations, c'est souligner combien le changement brut, tel qu'il a lieu, est pauvre aussi longtemps qu'il demeureétranger à la conscience, qui l'humanise en révélant sa signification possible.

Aucune signification n'est sans doutedéfinitive, et c'est pourquoi le travail d'interprétation est inachevable : tout concept exige d'être repris, retravaillé,reconstruit. [Conclusion] La philosophie ne changerait que nos conceptions du monde, mais cette définition n'est pas restrictive : comprisautrement, le monde appelle d'autres attitudes, de nouveaux actes, des réactions à inventer.

L'interprétation n'estpas le contraire de l'action qui change, elle lui est étroitement liée, parce qu'elle en ouvre les conditions depossibilité.

La philosophie ne peut prétendre changer directement le monde.

Mais, en son absence, le monde auraitmoins de sens, et il nous deviendrait étranger, au point que nous risquerions d'être incapables d'entreprendre lesactions adéquates à son égard.. »