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Roger Caillois, Babel, chap. I, « La littérature se meurt »

Publié le 22/02/2011

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On a tort à mon avis d'accuser la littérature contemporaine de peindre les hommes plus noirs qu'ils ne sont. Ce n'est pas, de loin, son vice le plus grave. Il est exact que les romans d'aujourd'hui décrivent avec prédilection des fripons, des imbéciles et des lâches. Il n'est pas faux qu'ils abondent en descriptions obscènes et que le sexe y tient une grande place. Mais celle qu'il tient dans la vie n'est pas négligeable et la vie fournit les tristes modèles que le roman dépeint avec une prédilection non moins nette. Je ne crois pas que les romanciers exagèrent sensiblement la proportion des criminels, des naïfs et des faibles, qu'il est normal de rencontrer dans une société quelle qu'elle soit : il arrive rarement que les saints et les héros y forment la majorité. On blâme de temps en temps la littérature présente de prêcher une morale relâchée. Fort pertinemment et de façon tout à fait convaincante, quelqu'un s'avisa récemment de la comparer à celle que traduisent, perpétuent et consacrent les proverbes, où chacun reconnaît sans scandale la sagesse des nations. Celle-ci s'y révèle pourtant d'un cynisme alarmant. C'est au point qu'on ne peut guère imaginer morale plus proche de l'immortalité. Nul cependant ne songe à incriminer les proverbes : on admet qu'ils correspondent à une expérience. Mais la littérature n'est-elle pas dans ce cas ? N'exprime-t-elle pas, elle aussi, une expérience ? Ce n'est pas, du reste, par hasard que la société persécute de leur vivant les héros, les sages et les saints ou, du moins, qu'elle les fait fuir. Est-ce parce qu'elle se souvient de les honorer après leur mort qu'elle s'estime fondée à exiger des écrivains qu'ils choisissent ceux-ci pour personnages de leurs oeuvres ? Se montrerait-elle exigeante seulement pour la littérature ? Car, enfin, il ne semble pas que la morale moyenne qu'elle réclame de ses membres soit particulièrement stricte ou élevée. Elle ne surveille pas trop leur conduite. Elle laisse à chaque individu une assez large autonomie, sa vie privée, où il peut agir comme il lui plaît sans que les pouvoirs l'inquiètent. Ils ne sont là que pour un contrôle tout extérieur qui permet la plupart des lâchetés et qui ne retient que les plus grosses exactions. Par les plus grosses, je veux dire les plus voyantes, nullement les plus graves. C'est offrir, on l'avouera, un vaste champ à l'indélicatesse. Presque tous en profitent autant que les y invite leur sentiment de la prudence. Voici, dans ses traits essentiels, l'inévitable condition de la société.

Aussi, dès que la littérature se donne pour but de tracer un tableau exact et fidèle de celle-ci, elle est conduite à négliger les perfections intimes et presque invisibles qu'elle pourrait y découvrir au profit des moeurs assez sordides et, j'y reviens, nécessairement telles, où elles sont comme perdues. Or, il est loisible de prétendre que ces perfections rares et secrètes ne constituent nullement pour l'art un sujet préférable aux autres et qu'il n'a aucunement l'obligation d'en vanter les mérites. On admettra qu'elles élèvent le niveau moral de l'humanité, mais pour souligner que l'art obéit à d'autres devoirs, qui lui sont propres. Enfin, rien n'interdit d'imaginer que ces perfections mêmes (qui sont celles de la sagesse, de l'héroïsme ou de la sainteté) en viendront à tomber de leur côté dans un profond discrédit et qu'on les regardera comme autant de sottes illusions. Gui osera penser alors qu'il appartient aux mensonges de l'art de leur rendre le prestige qu'elles n'ont pas su conserver ?

Roger Caillois, Babel, chap. I, « La littérature se meurt «, 1946.

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