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Beckett, Fin de Partie

Publié le 03/04/2011

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Question 1 (8) : En quoi le corps est-il un motif essentiel dans Fin de Partie ?

 

 

 

 

Pour Beckett, le corps est un élément indispensable à la représentation de la condition humaine. En effet, Roger Blin qui a incarné le personnage de Hamm confie que dans Fin de Partie, «il y a déjà cette notion d'immobilité» qui se retrouve aussi dans les pièces les plus connues de Beckett: dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon peuvent encore bouger ; dans Oh les beaux jours, dix ans plus tard, l’héroïne, Winnie, est immobilisée, clouée sur place. Tous ces personnages dévoilent sans pudeur leur infirmités sur scène, au public. Même si cette exhibition des corps reflète une vision morose de la condition humaine, elle a aussi pour but d'exercer une fonction théâtrale. Le corps devient ainsi langage, les maux des personnages dépassent les mots pour exprimer leur souffrance.

Pourquoi le corps manifeste-t-il alors une telle importance dans cette pièce? Pourquoi Beckett accorde-t-il une attention extrême à la gestuelle des personnages? En résumé en quoi peut-on dire que le corps est un motif essentiel dans Fin de Partie ?

Afin de traiter cette question nous nous intéresserons d'abord à l'aspect tragique des corps dans la pièce, puis au corps comme objet scénique, enfin nous émettrons un lien entre le corps et la parole.

 

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La souffrance des corps est flagrante dans la pièce, ils sont tous dégradés. Effectivement, Hamm est un personnage aveugle et handicapé, il est «assis dans un fauteuil à roulettes»; Nagg et Nell ses deux parents, sont dans des poubelles immobilisés, après un accident de tandem (p.32) ils ont perdu leur deux jambes. Clov, est le seul personnage capable de se déplacer mais sa démarche est «raide et vacillante», il est en réalité dans l'impossibilité de s'asseoir. On s'aperçoit au fil de la pièce qu'ils sont dans cet état là depuis un certain temps, Hamm reproche même à ses «maudits progéniteurs» de l'avoir créer : on peut donc supposer qu'il est infirme depuis sa naissance. Il y a ainsi une notion de vieillesse et d'usure des corps qui envahit leurs êtres. Les personnages en particulier Hamm, sont porteurs d'espoir quant à un changement, une évolution de leur santé même s'ils savent pertinemment qu'ils sont conditionnés à vivre comme cela jusqu'à «la fin de partie», c'est à dire jusqu'à leur mort. On peut prendre comme exemple l'inspection redondante des fonctions vitales de Clov par Hamm quand il lui demande : «Comment vont tes yeux ?» «Comment vont tes jambes?». Clov répond à deux reprise qu'ils vont «mal» (p.19). Ici, il y a donc un contrôle permanent de l'état des corps, Hamm espère que rien ne va venir entraver les déplacements de Clov, car sans son valet il ne peut avoir accès à la nourriture, à ses médicaments, à des éléments indispensables au maintien de sa santé plus que fragile en réalité.

D'autre part, nous pouvons remarqué une autre dégradation des corps, mais cette fois ci par l'asexualité, l'infantilisation des corps : le corps n'est plus souffrant dans ce cas-ci mais il est réduit à un jouet. On peut notamment voir, que Clov et Hamm n'expriment aucune pudeur quand il s'agit de parler de leur sexe, voir même qu'ils en ont oublié les fonctions premières: Clov fait disparaître la puce qui lui gratte le pubis avec une forte dose d'insecticide, histoire que le coït se tienne coi. Il ne se rend pas bien compte que son geste ne sert pas à grand chose, ça le ridiculise mais c'est une stratégie de Beckett pour mettre en lumière cette réduction des corps, d'ailleurs il maîtrise parfaitement l'utilisation d'un vocabulaire trivial pour présenter la non-pudeur de Clov et d'Hamm : «baisés» «coïte» «verse la poudre dans le trou» (p.49). Dans cette didascalie, le sexe de Clov est réduit à un simple trou. De plus, les personnage se considèrent presque comme des enfants, on dirait que c'est le seul moyen pour eux d'échapper à leur présent d'humains malades. En effet, Beckett restreint le corps à des fonctions infantiles dans le sens ou la gestuelle et les répliques des personnages sont comparables à celles de bambins : « faire pipi », manger « de la bouillie », sucer des « biscuits » ou des « dragées ».

Le corps participe également au dysfonctionnement de leur environnement, au monde déjà désordonné qui les entoure. Ils ne savent plus faire la différence entre leur cœur et leur corps. Ainsi, Hamm dit : « Il y a une goutte d'eau dans ma tête. Un cœur, un cœur dans ma tête. » Ce corps qui va mal rend la réflexion difficile : «J’ai mal aux jambes, c’est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser. » (Clov). L'esprit et le corps ne font plus qu'un : on assiste à une déformation, on peut même dire que cette déformation traduit en réalité leur mort qui approche. Or, les personnages restent impuissants face à cette dépravation, cet anéantissement des corps. Si on pousse la réflexion plus loin, on peut même parler de décomposition totale du corps, le corps peut être comparé à un vase qui éclate en «mille» (p.24) morceaux, ou à des particules de cendres (dans la religion catholique, on dit naître poussière et mourir ainsi. Ici les personnages sont en attente dans leur mort, et pendant qu'ils attendent le corps se détruit, brûle.)

Si on a pu voir que le corps est abattu, asexué et en totale destruction, on constate aussi qu'il est un élément qui offre de multiples interprétations scéniques.

 

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Il est d'abord important de souligner qu'il est difficile pour le public, de découvrir entièrement le corps des personnages : Nagg et Nell sont à peine visible dans leur poubelles, on ne voit que leur buste quant à Hamm son mouchoir rempli de sang, et ses lunettes noires empêchent une meilleure connaissance de son visage. Clov reste le seul personnage mobile et visible, c'est aussi lui qui a pour rôle de faire découvrir les autres personnages comme nous l'indique la pantomime initiale, «il doit enlever les draps», «il soulève un couvercle». Cependant, cette découverte se construit en plusieurs étapes, ce qui créer un effet d'attente chez le spectateur : c'est à dire que le corps est dissimulé grâce à plusieurs couches : draps, poubelles, mouchoir, lunettes. On peut ainsi d'une sorte de jeu, un jeu de dévoilement, où l'auteur utilise l'effet de cache-cache, de surprise et d'attente ce qui peut angoisser ou amuser le public. A quoi doit-on s'attendre derrière les draps? Pourquoi Clov met-il autant de temps pour nous montrer ses partenaires?

Beckett, utilise aussi les corps comme matériaux, comme décor. On peut assimilé les personnages à des meubles, qui comble un vide. En effet, à part un tableau retourné, une porte, des fenêtres et des poubelles il n'y a absolument aucun décor présent: les corps remplissent cette fonction, ils habillent la scène. C'est à dire que s'il y avait eu un décor le spectateur se serait davantage intéresser à le contempler, or Beckett met mal à l'aise le public, il veut à tout prix qu'il se concentre sur le corps et l'absence de décor facilite cette obligation: Le spectateur se retrouve dans un face à face avec les personnages, il ne peut voir qu'eux, il doit donc apprendre à l'observer, l'analyser. Et une gêne apparaît alors car plus la pièce avance plus il s'aperçoit que le corps n'est qu'objet, que le corps est pathétique. Encore une fois, Beckett joue de cette utilisation du corps, qui remplie parfaitement son envie de dénuder l'être pour exprimer la condition humaine, et choquer les consciences. En parallèle à cette réflexion on peut observer que le corps sain est assez transparent, on le remarque peu sur scène ; au contraire, le corps infirme rend le corps plus visible, lui donne une position scénique plus intense.

D'un autre côté on sait qu'un meuble ne peut bouger : le corps est ainsi privé de sa capacité la plus naturelle qu'il soit celle de se déplacer, de faire usage de ses jambes (Clov est en fauteuil roulant, ses parents sont amputés). En opposition à cette immobilité, on peut constater la superficialité de certains déplacements effectués par Clov : Certes il est peut-être le seul doté de la faculté à pouvoir marcher, mais ses déplacements sont toujours les mêmes, et il revient sans cesse près du fauteuil de Hamm. Le corps en devient-il cependant absurde? Non, car Beckett à choisi une fois de plus, stratégiquement cette inutilité de mouvements, elle révèle enfaite que Clov, malgré les pas qu'il fait n'en demeure pas moins infirme : il peut marcher mais devient emprisonné, handicapé de ses mouvements, car ils sont toujours les mêmes; le fait qu'il soit dépendant de Hamm et qu'il ne peut s'échapper de cet endroit due à sa fragilité le contraint à rester toujours aux mêmes endroits.

 

On a pu voir que Beckett, utilise le corps comme ressource scénique, il puise toutes les spécificités du corps pour donner une certaine représentation à sa pièce. Mais l'auteur insiste aussi sur une différence particulière entre la parole et le langage corporel.

 

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Beckett transcende encore une fois les règles du théâtre classique, dans sa pièce les didascalies ne donnent pas d'informations sur les intentions du personnage, sur ses motivations. Elles indiquent plutôt que les personnages font usage de leur corps sans intention signifiante, elles n'émettent donc pas un lien direct entre la parole et le geste accompli. Ainsi Clov «va à la porte, s'arrête» (p.59), rien ne révèle, ne justifie dans les répliques précédant la didascalie, que s'il s'arrête c'est pour s'interroger, se questionner. On peut donc dire que le corps n'exprime pas ce que les paroles annoncent: le spectateur est étonné de voir que les gestes effectués par les personnage sont en totale désharmonie avec ce qu'ils viennent de dire. C'est à dire qu'il faut que le corps se taise pour que la parole soit (cela marche réciproquement), on soulève donc ici un point essentiel dans Fin de Partie : le fait qu'il existe un lien étroit entre le corps et la parole. Cependant, cette désharmonie entre leur geste et leur dires provoque sans cesse des contradictions entre Clov et Hamm : une action comme par exemple la prise d'un objet «gaffe», «lunette» suscite toujours un discours absurde, et les didascalies ne font qu'aggraver l'incompréhension entre les personnages.

Or, on remarque que la cécité de Hamm implique un rapport totalement différent entre le geste et la parole. «Qu'est ce que tu fabriques?» «Qu'est ce qui se passe?» sont les questions assez répétitives de Hamm et Clov est dans l'obligation de décrire ce qu'il fait et voit: la parole vient accentuer le geste et le corps ainsi, existe doublement : par lui-même et par la parole qu'il reproduit. On voit donc dans cette obstruction d'un sens (la vue) que la parole est essentielle. Quant à l'handicap concernant les jambes, c'est le corps, la présence d'autrui qui est indispensable. Les maux peuvent dépasser les mots et vice versa, mais la parole et le corps restent tout de même liés.

 

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Ainsi, loin de se limiter à l'image d'un corps en voie de dépérissement, et en tant que représentation de la condition humaine, Beckett fait du corps un enjeu scénique et interroge le lien entre le corps et la parole. Samuel Beckett, qu’il s’agisse de sa trilogie romanesque ou de son théâtre, le corps souffrant est un motif essentiel. Les infirmités des personnages de Fin de partie atteignent leur capacité à se déplacer et leurs sens, établissant entre eux des relations de dépendance, d’aliénation.

Dans la pièce En attendant Godot, de Beckett l'importance des didascalies prouvent que tout est avant tout gestuel, la parole est ainsi mise en avant par le corps.

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