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La Chanson De Guillaume: La Faim De Petit Gui

Publié le 23/09/2010

Extrait du document

 

Au Xème, XIème siècle, la littérature prend une direction narrative avec la Chanson de Geste qui  est une création originale en langue romane. La Chanson de Geste vient du latin ‘’gesta’’ qui signifie ‘’hauts faits héroïques’’. Ecrit entre le XIIème et le XIVème siècle, le cycle de Guillaume d'Orange est le plus important de la littérature médiévale et repose sur le concept de la Chanson de Gestes. Il est composé de 26 chansons dont La Chanson de Guillaume. La Chanson de Guillaume (ou ''Chaçun de Willame'') que nous allons étudier ici date de la première moitié du XIIème siècle (bien que la première partie puisse dater du XIème siècle) et fait partie de la matière de France qui renvoie à la mémoire et à l’histoire de notre nation. Elle vient de la Geste de Garin de Monglane (qui est le grand-père de Guillaume) et puise dans l’époque carolingienne. Dans cette œuvre on a un rapport de la fidélité au roi. Cette chanson célèbre les hauts faits de Guillaume lors du conflit avec les Sarrazins qui, sous la conduite du roi Déramé, ont envahi la France. C'est une œuvre qui fut chantée par des jongleurs itinérants à l'époque du Moyen Age, qui se produisent dans les châteaux seigneuriaux ou dans les foires des bourgs ou des villages. La réception de ces vers est donc orale.

Cette œuvre a une structure narrative tripartite et nous sommes dans le troisième volet. L’extrait que nous allons étudier ici, se place à un moment de défaite dans l’histoire. Après un assaut qui devait être victorieux et aisé, plusieurs membres du lignage sont faits captifs et Petit Gui ainsi que Guillaume demeurent seuls. Tourmenté par la faim, Petit Gui part en quête de nourriture et Guillaume se fait attaquer par de nombreux païens.

Les deux impératifs de la littérature médiévale sont plaire et enseigner (comme pour Horace : plaire, enseigner, émouvoir).Nous allons donc voir de quelles manières l’orateur réussi à s’acquitter de ces deux fonctions dans cet extrait qui va du vers 1730 au vers 1821. Dans une première partie nous relèverons  comment il satisfait l’assemblée car il s’agit d’une performance orale basée sur la répétition et la variation ainsi que la diversité des registres. Dans une seconde partie, nous verrons de quelle façon,  à travers son travail il transmet des valeurs et une éthique telles que le respect des liens et de la parole donnée, le courage et la foi.

 

                              Le jongleur a deux vocations : plaire et enseigner. Tout d’abord, nous allons voir de quelle manière le troubadour parvient à donner un caractère plaisant à cet extrait de La Chanson de Guillaume. Il faut déjà savoir que nous sommes  dans un terrain connu et codifié et que de ce fait, le public a des attentes. La Chanson de Geste a un rapport direct au chant et à la voix puisqu’elle est véhiculée par les troubadours souvent accompagnés de mélodies. Le trouvère a donc une fonction mélodique. Il s’agit de chant, de performance. En général, La Chanson de Geste est écrite sous forme de strophes appelées ‘’laisses’’, d’aspects discontinus avec des assonances, en décasyllabes (ordinairement faux -9 à 11 syllabes-). Pour le rythme de la voix du jongleur, les césures sont importantes. La césure mineure avec une coupe 4/6 est dominante. Pour continuer, l'oralité se remarque à l’intérieur de cet extrait grâce, par exemple, à l'usage de l'impératif aux vers 1719, 1775, 1776 (deux fois), 1777, 1778, 1790 et 1818. Ensuite, on peut noter certaines accentuations qui montrent bien que nous sommes dans l'oralité quand on a par exemple la présentation des protagonistes à la césure. On peut l’apercevoir aux vers 1734, 1736 et 1737:

''Veit le Willame, / a demander li prist:'' et

''Respunt li enfes: / «Jol vus avrai ja dit:

Mar vi Guiburc, / qui suef me norist,''

(‘‘enfes’’ faisant référence à Petit Gui). Les ennemis sont également découverts par le même procédé au vers 1809:

''Si cum paiens / l'unt si acuilliz,''.

Pour poursuivre, la voix du troubadour perce parfois à travers le texte et on peut la repérer par exemple au vers 1762 :

‘’Deus, que ore n’ad pain e vin Willame!’’.

L'exclamation de la phrase souligne la vision orale de la voix forte du conteur. Continuons avec le refrain qui est aussi un inconditionnel de La Chanson de Geste. Le vers hypométrique 1761 reprend le refrain et est parfaitement identifiable de part son rythme rapide:

''Lunsdi al vespre;''.

On retrouve deux clins d’œil au refrain. Un au vers 1780 qui est lui aussi hypométrique (mais vers d'intonation, ce qui renforce l’effet), 

''Lores fu mecresdi.'',

et un autre au vers 1771, 

''U nus trovames lunsdi les Sarazins,''.

Le refrain a une fonction à la fois de dissonance et d'harmonie (puisqu'il revient sans cesse) ici au service du pathos. Poursuivons avec la syntaxe. Alors qu'on est dans le domaine de la juxtaposition (comme on peut le constater du vers 1794 aux vers 1797, 

''Si descendi del cheval u il sist,

Mangat del pain, mes ço fu petit,

Un grant sester but en haste del vin,

Puis est munté, si acuilli sun chemin.'',

avec des juxtapositions d'actions -où on est cette fois loin du langage du pathos-, ainsi qu’à la fin de la laisse CXVIII et beaucoup dans la laisse suivante -ce qui renforce la figure choquante du combat-), il existe des passages où on est en présence de la coordination (avec ‘’ qui’’ qui n’est pas une conjonction mais un coordonnant), comme aux vers 1737, 1738 et 1756:

''Mar vi Guiburc, qui suef me norist,

Qui me soleit faire disner si matin!'' et

''Qui me soleit faire si matin manger!''.

Ces extraits entrainent une continuité de l'action passée, comme au vers 1731. Si les assonances, les rythmes et les signes d'oralité n'ont pas convaincu le lecteur qu'il est bien en présence d'une œuvre créée à partir d’un chant, l'antéposition de certains verbes devrait finir de le décider, comme on peut le relever aux vers 1748, 1753 et 1764:

''Moert mei le quor, falt mei mun vasselage,'';

''Faillent mei les braz, ne me puis prof aider,'' et

''Falt mei le quor, par fei le vus plevis;'',

où les deux derniers vers avaient déjà une répétition de formulation (très présente dans les œuvres à visée orale). Pour continuer, quelques fois comme au vers 1754, des assonances en ''a'' se détectent. Ces assonances marquées ont un but mélodique. La laisse CXIX qui fait son assonance en ''i'' possède à l'intérieur de ses vers 1811 et 1817 des assonances en ''a'', ce qui provoque une variation à fin mélodique renforçant la pression que doit ressentir le spectateur. Car même si l'histoire est déjà connue, l’orateur doit tout faire pour que l’assistance ait l'impression de se trouver dans l'action: grâce aux descriptions détaillées d'actions ou de paysages (procédé d'hypotypose) et tous les outils lyriques et rhétoriques nécessaires. Au vers 1774, pour poursuivre, le rythme 5/5 sépare les deux répliques des personnages et intensifie la représentation directe du dialogue:

''-Que fu ço, uncle? / -Pain e char e vin.''.

L'hypotypose est saisissable également grâce à l'emploi des temps. Le présent d'énonciation et de narration est le temps dominant. C'est le temps du pathos qui émeut l’auditoire. On le trouve du vers 1731 au vers  1735, du vers 1739 au vers 1741, aux vers 1744 et 1746, deux fois au vers 1748, du vers 1752 au vers 1754 (dont deux fois au vers 1753) , au vers 1762, du vers 1764 au vers 1765, aux vers 1767, 1778 et 1783, du vers 1785 au vers 1786 (deux fois à ce vers-ci) , aux vers 1789, 1791, 1793, du vers 1798 au vers 1801 (deux fois au vers 1801) , au vers 1804, du vers 1806 au vers 1808 (deux fois au vers 1808) , du vers 1810 au vers 1812 et au vers 1814. Enfin, pour mettre en relief une séparation entre deux personnages, le vers de conclusion est une place de choix, comme on peut le vérifier au vers 1779, 

''Iloec desevrerent entre Willame e Gui.'',

où cette mise en relief donne l'impression à l’assemblée d'assister à la scène. Les personnages ne peuvent échapper à leur destin ce qui entraine le pathos. Il s'agit, comme nous l'avons expliqué précédemment, pour le jongleur de raconter une histoire déjà connue de l’auditeur, de répondre à son attente, à un code précis: L' "horizon d'attente" (H.R.Jauss) .Si la première visée du jongleur est mélodique, la seconde est sans aucun doute d'immerger le public dans l'histoire contée. On a constaté que pour plaire le trouvère doit exécuter une performance orale, nous allons vérifier en quoi la répétition et la variation conquièrent le public.

     Continuons donc avec la répétition et la variation. L’assistance veut voir de la répétition avec de la modification, des ruptures mélodiques. Par exemple à la laisse CXVII, on a la répétition du discours de petit Gui aux vers 1752 à 1758 puis de nouveau aux vers 1763 à 1768. Et c'est source de véritable distraction pour l’auditoire mais cela a surtout une dimension structurale (attendue par l’assemblée). Non seulement le troubadour peut utiliser les répétitions mais il le doit pour répondre aux attentes du spectateur, qui peut être connaisseur. Poursuivons avec la juxtaposition des propos sans subordination (récurrente). On n’a jamais d’enjambements ou de rejets. Il y a des coïncidences parfaites entre le moule métrique et la forme syntaxique suivant le modèle : Sujet, Verbe et Complément, comme on peut le relever au vers 1732:

‘’Les raies ferent sun la targe dan Gui.’’.

Mais on a aussi des passages de variations esthétiques pour plaire à l’auditeur, par exemple avec le modèle : Verbe, Complément et Sujet, comme on peut le voir aux vers 1753/1754 :

‘’Faillent mei les braz, ne me puis prof aider,

Car tel faim ai, ja serai esragé.’’.

On remarquera le retour à la structure habituelle en fin de vers 1754. Il y a en fait, une esthétique de la combinatoire.  Pour continuer, dans l’oralité beaucoup plus que dans l’écrit on a besoin de repères, de récurrences et de répétition. Normalement on a une même assonance pour une laisse et on a un changement d’assonance lorsqu’on a changement de laisse.  Les assonances ont une visée mélodique. Dans les laisses CXVI à CXVIII (incluse), on comprendra que la fin des vers sonnent en ‘’i’’ puisqu’elles sont centrées autour d’un même problème : la faim de Petit Gui. Cela dit il n'y a pas une réelle régularité puisqu’on remarquera que les vers 1748 à1751, 1803 à 1804 et 1806 à 1808 ont des assonances en ''a'', ce qui témoigne de l'oralité du texte (tout comme la discussion de Gui et Guillaume). Il en est de même pour les vers 1752 à 1762 et 1781 à 1784 qui ont des assonances en ''e'' pour bien annoncer la laisse CXIX de même assonance (ainsi que son importance). La laisse CXVII est presque similaire à la laisse précédente. Enfin, on peut comprendre que l'esthétique de la répétition de certaines formulations développe le caractère plaisant de la chanson mais marque aussi une progression dramatique, comme on peut s’en apercevoir aux vers 1744, 1751,1757 et 1767:

''Aincui murrai, co est duel e peril.'';

''Aincui murrai, co est duel e damage.’’;

''Aincui murrai a duel e a pecché:'' et

''Si jo moerc, co ert doels e perilz,''.

Les variations dans ces passages mettent l'accent sur le motif de la souffrance. On a donc parfois des similarités partielles de forme ou de contenu. On pourrait penser que certaines laisses sont similaires puisque on a une similarité des formules ou du contenu. Mais ici, on a la répétition d'une même action avec le même acteur. L'action est arrêtée par la répétition pour une halte lyrique. Cela fait partie du style formulaire (formules stéréotypées). On a pu distinguer des motifs narratifs et des formules rhétoriques, et on peut remarquer qu'en fait on a une progression par paliers, en escalier, par ajouts successifs. On a la remémoration d'un événement important avec en relief de nouvelles informations. On a saisi en quoi pour plaire le conteur doit utiliser la répétition et la variation, nous allons vérifier en quoi la diversité des registres satisfait l’auditoire.

     Ensuite on a donc pu détecter une variation des registres : burlesque, merveilleux, pathétique, etc. Mais il en est un qui est particulièrement plaisant de par le fait que le public connaisse déjà l'histoire: le genre tragique. Voici les vers hypermétriques 1759, 1772, 1777, 1785, 1786,1791 et 1811, qui contribuent à accentuer ce caractère tragique:

''Uncore vivereie si aveie a manger. «'';

''La u il esteient a lur manger assis?'';

''Puis si me socurez al dolerus peril;'';

''Quant paien veient / que ne l'ateindrunt en fin,

Lessent le aler, / de Mahomet l'unt maldit:''

(ces deux derniers vers de par leurs césures variantes qui donnent un rythme 5/7, 5/7 provoquent une opposition entre Gui et Guillaume, l'un partant l'autre restant, ce qui se vérifie au vers 1791:

''Cil qui de la est / ne returnerat ja vif. «'',

avec un rythme identique et le mot ''cist'' -Petit Gui- opposé à ''cil'' -Guillaume resté sur le champs de bataille-). Ces vers soulignent donc la vision dramatique (à ne pas prendre au sens théâtral) prélude à l'attaque de Guillaume, tout comme l'assonance en ''u'' au vers 1787 dans le dialogue des païens. Pour poursuivre, les césures majeures des vers 1749 et 1762,

''Ne puis aider a mei, / ne nuisir a altre,'' et

''Deus, que ore n'ad pain / e vin Willame!'',

renforcent la progression dramatique mise en relief grâce à l'accumulation du signe négatif ''ne'' (aux vers 1741, 1742, 1749 et 1750) et surtout à sa position dans les vers 1743, 1749 et 1753:

''Ne a mei aider, ne a altre nuisir.'';

''Ne puis aider a mei, ne nuisir a altre,'' et

''Faillent mei les braz, ne me puis prof aider,''.

Continuons avec la répétition du mot ''Ore'' que l'on peut trouver aux vers 1739, 1740 et qui repris au vers 1747,

''Ore est le terme qu'ele le me soleit offrir;

Ore ai tel faim, je me verras morir.'' et

''Ore voldreie estre a ma dame servir!'',

 qui contribue à développer le caractère tragique même si la phrase exclamative intensifie le modèle courtois du héros épique. Poursuivons avec ''Mar'' qui signifie ''fatalité'' ou ''quel malheur'', accentué par la répétition aux vers 1737 et 1755,

''Mar vi Guiburc, qui suef me norist,

Qui me soleit faire disner si matin!'' et

''Mar vi guiburc, vostre franche moiller,'', 

et qui donne le ‘’la’’ du genre tragique (marqué par la forme exclamative des phrases). En fait, les phrases exclamatives sont liées au mode oral, à l'objet du récit: Les récits de bataille, le fracas des armes, etc. A la laisse CXVI, Petit Gui est pris d'une énorme faim qui fait référence à l'appétit déjà vu de Girad aux vers 1046 à 1058 et de Guillaume aux vers 1405 à 1432. Ce passage plait à l’assistance parce qu'il fait bien sûr répétition mais aussi parce qu'il rend les craintes de Guibourc, exprimées aux vers 1526 à 1529, fondées, comme on peut le remarquer aux vers 1737 à 1740. L'impossibilité de combattre est marquée par la césure du vers 1743,

''Ne a mei aider, / ne a altre nuisir.'',

qui donne un rythme 5/5. Pour continuer, le vers hypométrique 1770 de la laisse suivante,

''Savriez vus aler al meisnil'',

annonce avec une forte rapidité le départ prochain de Petit Gui. La variation du rythme de ce vers et du vers 1773 (rythme 5/5) donne la solution:

''Co i remist que / ne s'en pour fuir.''.

Pour ne plus avoir faim, Petit Gui doit manger, et il y a surement encore de la nourriture au mesnil.  Ensuite, nous pouvons repérer que le vers le plus long de ce passage est le vers 1811:

''Tant en abatent a sun en sun escu a quarters''.

Ce vers souligne de par sa longueur la violence du combat. Pour poursuivre, le vers 1730,

''Clers fu li jurz e bels fu li matins;'',

expose l'ouverture du paysage lumineux (presqu'un panorama épique).Cela est renforcé par le fait que ce soit le vers d'intonation mais aussi par le champ lexical de la lumière. En effet, on peut trouver ''clers'', ‘‘jurz’’ (au vers 1730), ''matins (trois fois aux vers 1730, 1738 et 1756), ''soleiz'', ''esclargist'', ''raie'' (au vers 1731) et ''rayon'' (au vers 1732). Continuons avec le vers d'intonation qui ralentit le récit et engage le rapport entre l'univers et l'humain ( une sorte de rapport entre l'univers -compris dans la lumière et dans les rares notions à la nature comme ''tertre au vers 1781 et ''graver'' au vers 1814- et le personnage -auquel les termes ''veit'' aux vers 1734 et 1800, ''oilz'' aux vers 1733 et 1752, ''entendi'' au vers 1821, ''sanc'' et ''gule''  au vers 1817 renvoient et qui sont intensifiés par certaines positions à la césure- car c'est uniquement le bouclier qui est éclairé) . Enfin, le motif du soleil relie le contenu narratif à la nature cosmique. Il est fait pour mettre du relief à un moment stratégique. Il dévoile une sorte de commencement et ouvre le thème de la guerre. Il renvoi à la chaleur et à la lumière en développant une célébration de la guerre, une sorte de gloire au sens propre, qui brille. On a aussi le motif de l'affrontement qui est représenté par l'accumulation des verbes d'action et que l'on peut voir aussi à travers le champ lexical du combat. En effet, on peut remarquer '' armes'' présent 5 fois (aux vers 1731, 1741, 1750 et 1765), ''ferent'', ''targe'' (au vers 1732), ''brandir'', ''hanste'' (au vers 1742) , ''acuillent'' (aux vers 1799 et 1809) , ''espeé'' (5 fois aux vers 1802, 1805, 1808, 1810 et 1815), ''ocis'', ''guivres’’ (au vers 1802) , ''darz'' (au vers 1804) , ''falsarz'' (au vers 1805) , ''combat'' (au vers 1808) , ''lances'' (aux vers 1810 et 1815) , ''escu'' (au vers 1811) et ''colps'' (au vers 1815) . Le thème de la bataille entraine dans ce passage le ''motif de l'épée'' au vers  1802, 

''A sul s'espeé en ad seisante ocis.'',

et au vers 1808, 

''Il traist s'espee, vaissalment se combat.''.

Dans un premier temps, nous avons décelé  de quelle manières le trouvère  satisfait le spectateur (car il s’agit d’une performance orale basée sur la répétition et la variation ainsi que la diversité des registres). Dans un second temps, nous allons repérer comment à travers sa tâche il véhicule des valeurs et une éthique telle que le respect des liens et de la parole donnée, le courage et la foi. 

                              Le jongleur a donc deux fonctions : plaire et enseigner. Nous allons maintenant  noter dans cet extrait de La Chanson de Guillaume de quelles manières le troubadour arrive à transmettre des valeurs et une éthique au spectateur. Tout d’abord, à travers une représentation idyllique du chevalier il instaure le modèle chevaleresque, grâce à un genre épique qui met en scène des héros. Il y a tout un code chevaleresque à respecter. L’action de ce passage est centrée sur deux personnages : Gui et Guillaume. Guillaume est un héros représentant d’une communauté ‘’la chevalerie’’. Gui est âgé de 15 printemps et est le fils de Beuve Cornebu, frère de Vivien et neveu de Guillaume. Sachant qu’une des valeurs les plus importantes du chevalier est sa fidélité, les liens vassaliques et les liens du lignage ont une importance capitale et sont mises en avant dans cet extrait.  Pour continuer, les petites irrégularités d'assonances en ''e'' relevées précédemment annoncent la Laisse CXIX qui a une assonance différente des trois dernières puisqu'elle sonne en ''e'' pour bien délimiter un moment dissemblable du texte: Le retour de Gui qui honore donc son lignage. Ensuite, le premier vers (1809) a une assonance en ''i'' pour rappeler que cette laisse est l'aboutissement des trois dernières laisses et pour faire ressentir une tension à l’auditeur. Le trouvère utilise donc tous les outils nécessaires pour que le public ait l'impression d'assister à la scène. Ici on n’est évidemment pas dans le suspens puisque l'histoire est déjà connue de l’assistance. Ce passage est un moment stratégique pour le conteur puisqu’il va utiliser tous les moyens indispensables pour mettre en proéminence ce qu'il considère comme une des valeurs les plus importantes pour le chevalier: la fidélité. On peut d’ailleurs le vérifier lorsque Guillaume est mal en point et qu’il réitère les liens du vasselage aux vers 1818 et 1819:

''Dunc huche e crie: « Vien, Gui, bels niés!

Securez mei, si unques fus chevalers! «,

et leur importance est marqué par l'exclamation. Ensuite, cette laisse qui a une assonance en ''e'' a été annoncée depuis la laisse CXVI où on pouvait remarquer à l'intérieur même des vers des assonances en ''e'' (comme aux vers 1731, 1733, 1734, 1735,1739, 1741, 1743, 1745, 1747, 1748 et 1750.). Pour poursuivre, l'importance du lignage est mis en valeur au vers 1768 où la variation du rythme (5/5) créée une cassure:

''Dunc ne remaindrat / gueres de mun lin.'',

ainsi que par l'accentuation du mot ''uncle'' placé avant la césure au vers 1774:

''-Que fu ço, uncle? / -Pain e char e vin.''.

Un lignage, ça s'hérite et ça se mérite. On observera donc une opposition entre Petit Gui et Guichard qui est le symbole de l'indignité lignagère. Enfin, la femme a également son rôle à jouer dans le lignage. La place de la femme est généralement assez effacée dans La Chanson de Geste. Dans la Geste de Guillaume, la femme est mise en avant à travers le personnage de Guibourc. Tantôt femme forte ou stratège, tantôt moralisatrice, tantôt amie fidèle et soumise, elle est un des premiers personnages féminins à rehausser la vision de la femme dans la société du X/XIème siècle. Dans ce passage on remarquera qu'elle a eu une fonction d'éducation pour Petit Gui. On a aperçu comment à travers une représentation idyllique du chevalier le conteur peut transmettre une éthique telle que l’importance des liens du lignage, nous allons maintenant relever  comment il transmet des valeurs comme la bravoure à l’auditoire.

     Continuons avec le courage. Le conteur défend donc un idéal et cela explique que l'on soit dans un genre épidictique, issu de la célébration et de l'éloge. L'écriture épique se caractérise par l'utilisation de l'hyperbole, on est dans l'esthétique de la démesure, ce qui renforce l'héroïsme des français. L'éthique est incarnée par Guillaume. Il est le modèle de la suzeraineté et représente un ensemble de valeurs d'engagements personnels comme le respect de la parole donnée, etc. Tout d’abord, le vers 1801,

''Crië « Munjoie! «, sis vait tuz envaïr;'',

grâce à l'exclamation du cri (qui signifie ''en selle!'') marque le courage du héro épique, tout comme le nombre d'ennemis du vers 1802, où soixante est un chiffre symbolique:

''A sul s'espeé en ad seisante ocis.''.

Il en est de même pour l'utilisation de formules d'accentuation comme aux vers 1803, 1811 et 1815, 

''Si cum paiens li furent de totes parz,'';

''Tant en abatent a sun en sun escu a quarters'';

''Granz colps li donent de lances e d'espeés'',

où l’antéposition ajoute à la démesure. La chanson de Geste aime jouer avec le placement, la position. Poursuivons avec la juxtaposition de nombreux styles d'armes aux vers 1804 et 1805, 

''Si lancent lur guivres / e lur darz,

E lur falsarz / e lur espeez trenchanz,'',

souligné par l'utilisation massive du ''e'' après la césure (ainsi que par la rime avec les mots ‘’darz’’ et ‘’falsarz’’). On a donc un effet de répétition renforcé par le rythme miroir 6/4, 4/6 qui intensifie la vision de ces nombreuses armes et souligne le courage du héros face à elles. Le vers 1730 est un vers d'intonation qui développe la vision d'une lumière vive:

‘‘Clers fu li jurz e bels fu li matins;''.

La lumière frappe le bouclier de Petit Gui et manifeste alors sa démesure. La répétition de la formulation d'antéposition au vers 1816 marque cette représentation:

''Fort est la broine quant ne la poent desmailler.''.

Le vers 1820,

''Idunques repeirout li enfes qui out mangé,'',

de part le fait qu'il soit hypermétrique renforce la démesure du héros et son retour courageux. D'ailleurs, la répétition de formulation faite aux vers 1746 et 1754 démontre l'importance de faire partir Petit Gui pour ensuite le faire revenir avec plus de force (dans la suite de l’œuvre, on verra que Petit Gui sans lequel Guillaume serait mort, fera fuir vingt mille Sarrazins.):

''Car tele faim ai, ja m'enragerai vif.'' et

''Car tel faim ai, ja serrai esragé.''.

Il en est de même pour le vers de conclusion 1751, 

''Ancui murrai, ço est duel e damage.'',

qui est la conclusion de la rhétorique de Petit gui. Pour continuer, au vers 1821, Petit Gui revient secourir son oncle et incarne presque l'image du héro épique (dans le sens ou normalement le héros épique est doué d'une force surhumaine et est capable d'endurer toutes sortes de souffrances physiques ou morales, alors que Petit Gui qui pour sa défense est encore jeune ne peut résister à la faim). Aux vers 1818 et 1819, on a une apostrophe et un appel à l’auditoire d'un model épique qui ne fuit pas et qui sert son suzerain ou son lignage jusqu'à la fin. Manquer à son devoir ou à sa parole entraine le déshonneur:

''Dunc huche e crie: « Vien, Gui, bels niés!

Securez mei, si unques fus chevalers «''.

Le vers de conclusion 1808, 

''Il traist s'espee, vaissalment se combat.'',

indique le nœud d'une action. Guillaume est seul et à pied contre de nombreux Sarrazins. Cela intensifie le courage du héros qui ne se cédera jamais à l'ennemi et combattra jusqu'à la fin. Ensuite, l'emploi du passé composé aux vers 1769, 1797, 1802 et 1809 renvoi à la conséquence de l'action et non a son déroulement. On est dans l'image mais on a un récit saccadé et un effet de clôture, ce qui accentue la bravoure des personnages. Pour poursuivre, on a le champs lexical de la souffrance avec ''pluret'' (au vers 1737) , ''mar'' (aux vers 1737 et 1755) , ''nuisir'' (au vers 1743) , ''duel'' (présent 5 fois aux vers 1744, 1751, 1756, 1776 et 1790) , ''peril'' (4 fois aux vers 1744, 1756, 1777 et 1790) , ''pecché'' (au vers 1756) , ''morir'' ( présent 4 fois aux vers 1740, 1744, 1751 et 1756) , ''suffraite'' (aux vers 1745 et 1758) , 'moert'' (aux vers 1748 et 1752) , ''damage'' (au vers 1751) , ''falt'' (au vers 1764) , ''entrepris'' (au vers 1769) , ''mort'' (au vers 1806) et ''a quarters'' (au vers 1811) . Le vocabulaire de la souffrance avec les propositions négatives (que l'on a vu précédemment) marquent la grandeur des héros. On a repéré comment à travers une représentation idyllique du chevalier le jongleur peut transmettre des valeurs telles que le courage, nous allons maintenant relever  comment il transmet une éthique idéale religieuse à l’auditoire.

     L’orateur développe donc le modèle chevaleresque composé du respect des liens et  de la parole donnée, de la bravoure. Mais il est un point criant dans la grandeur d’un chevalier : sa foi. L'idéologie de la croisade est de combattre les infidèles en agrandissant le royaume de France. Et les ennemis sont les païens. Tout d’abord, on peut déceler une mise en relief du motif religieux au vers 1774:

''-Que fu ço, uncle? / -Pain e char e vin.'',

avec la représentation du pain et du vin (le corps et le sang du Christ) après la césure, ainsi que le motif du planctus (la plainte) avec la rengaine des formulations, comme par exemple aux vers 1745 et 1758, 

''Deus, quele suffraite en avront mi ami!'' et

''Deus, quele suffreite en avreient chevaler!'',

avec une légère variation soulignant la perte qu'il sera dans la bataille et une phrase exclamative renforçant la plainte. Le motif religieux se remarque surtout de par l'utilisation de son champ lexical. En effet, on peut voir ''Deus'' (présent 3 fois aux vers 1745, 1758 et 1762), ''pain'' et ''vin'' (trois fois aux vers 1726, 1774 et 1776). Continuons avec tout un passage investit du religieux, du sacré qui exprime le model laïc du bon chevalier. Le champ lexical religieux renforce l'opposition entre chrétiens et païens avec l'emploi massif du mot ''paien'' (5 fois aux vers 1783, 1785, 1798, 1803 et 1809), appelés aussi ''Turs'' et ''Sarrazins'' au vers 1798. Poursuivons avec une répétition de formulation qui contribue également à intensifier  l'opposition entre les païens et le héros chrétien, comme on peut le voir au vers 1777 où Guillaume dit:

''Puis si me socurez al dolerus peril;'';

dont le lieu est ensuite repris et énoncé à l'identique par les païens au vers 1790:

''Turnum arere al dolerus peril,'',

pour indiquer l’emplacement du futur combat épique. On a aussi le thème de la pitance avec son champ lexical. En effet on peut repérer ''disner'' (au vers 1738) , ''faim'' (aux vers 1740 et 1746) , ''manger'' (présent 5 fois aux vers 1756, 1772, 1776, 1795 et 1820) , ''pain'' (trois fois aux vers 1762, 1774 et 1795) , ''vin'' (présent 4 fois aux vers 1762, 1774, 1776 et 1796) , ''char'' (au vers 1774) et ''bevez'' (au vers 1776) . Le thème du repas est un motif narratif. L'image du Christ palpable avec la répétition des mots ''pain'' et ''vin'' précédemment développée est développée avec la soif du personnage de Petit Gui. La soif n'est pas à prendre ici pour un signe de faiblesse puisque le Christ avait soif sur la croix. Habituellement quand le héros a soif c'est que sa fin est proche, ce n'est pas le cas ici. Il faudra attendre la laisse CXXXIII pour que Petit Gui se fasse capturer par les Sarazins. Pour continuer, nous avons parlé du motif de la souffrance. Ce qui est le moment le plus émouvant néanmoins du récit, c'est le thème de la mort. Elle recèle une leçon dictée par la vision religieuse et féodale de la société: la souffrance et la mort sont nobles lorsqu'elles sont subies pour Dieu et le suzerain. Ainsi le public, qu'il soit chevaleresque ou populaire, est appelé aux grandes émotions collectives et religieuses.

 

                              Ainsi on a un récit de continuité narrative (avec beaucoup de laisses longues) mais aussi un chant avec des assonances et des ruptures mélodiques morcelant les laisses (symbolisé par la dernière laisse très courte). L'acte épique par excellence est l'acte guerrier. Le récit du combat dans ses différentes étapes est presque immuable: la rencontre des faibles forces chrétiennes avec des multitudes païennes, les assauts à la lance et à l'épée, les exploits extraordinaires des personnages principaux, la description plus ou moins rapide d'équipements effrayants. On remarque aussi un certain nombre de procédés stylistique constants: utilisation du présent, alternance du dialogue, etc. On a la réaffirmation d'une valeur éthique individuelle, une valeur personnelle qui rend digne (le courage, la bravoure, la foi, la fidélité, le respect de la parole donnée, etc.). Les deux impératifs de la littérature médiévale étant de plaire et d’enseigner, nous avons compris de quelles façons le troubadour réussi à s’acquitter de ces deux fonctions. En premier lieu, nous avons constaté  comment il satisfait l’assemblée (car il s’agit d’une performance orale basée sur la répétition et la variation ainsi que la diversité des registres). En second lieu, nous avons vérifié comment à travers sa besogne il véhicule des valeurs et une éthique telle que le respect des liens et de la parole donnée, le courage et la foi.

 

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