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Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure ? Julien Gracq

Publié le 22/02/2012

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Connu essentiellement pour ses romans — tels Au Château d'Argol (1938) ou Le Rivage des Syrtes (1951) —, Julien Gracq s'est progressivement tourné vers d'autres formes d'expressions littéraires et notamment l'essai. En 1967 paraît ainsi — chez José Corti comme pour le reste de son oeuvre — Lettrines. Le livre se présente comme une suite non ordonnée de remarques brèves ou d'analyses littéraires développées sur une ou deux pages à peine. Gracq consigne, sous forme d'anecdotes, de souvenirs, de confidences, ses admirations mais aussi ses emportements. Il s'en prend ainsi, en une très courte remarque, à la critique : «Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure ?»
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« «Ils [les critiques] n'ont été d'aucune utilité.

Ils auront été infiniment encombrants : trois ou quatre d'entre eux ontessayé de tirer mes pièces à eux, d'en faire les supports, les instruments de leurs idéologies.

J'ai refusé de leur êtreasservi.

Ils m'en ont voulu.

Ils m'ont déclaré, il y a quelques années, que mon théâtre était une impasse, que j'avaisun public restreint de snobs, que j'étais mort.

Récemment, ils ont de nouveau déclaré que j'étais mort parce quej'avais atteint le grand public.»Conscient de cette inévitable rivalité entre l'écrivain et son critique, certains romanciers, plutôt que de s'exténuer àla dénoncer, ont su en jouer avec particulièrement d'habileté.

Ainsi, Alain Robbe-Grillet encourageant selon lespériodes des discours critiques totalement opposés — ceux de Barthes, puis de Bruce Morrissette et enfin de JeanRicardou — avant que de les répudier tous de manière à interdire qu'une seule interprétation de son oeuvre prévaleen enfermant ses romans dans une lecture unique et, de ce fait, réductrice.Vladimir Nabokov — romancier américain d'origine russe —a fait plus encore pour se soustraire à l'empire de lacritique.

Il en a parodié le discours dans un des romans les plus intelligents et les plus réussis de la littératurecontemporaine : Feu pâle.

Son livre, en effet, se présente comme le commentaire universitaire d'un poème, l'éditioncritique de celui-ci.

Mais l'ensemble verse rapidement dans le délire, dans le romanesque le plus débridé.

Avec cetouvrage, ce n'est plus la critique qui prolonge et domine l'oeuvre ; tout au contraire, c'est le roman qui naît d'unecritique qu'il tourne en dérision et dépasse.Mais — et puisque l'image utilisée par Gracq dans notre citation est celle de la clé et de la serrure — il convient sansdoute de conclure cet article par l'exemple du romancier irlandais James Joyce.

Une plaisanterie, en effet, court toutau long de ses deux derniers romans : Ulysse et Finnegans Wake.

Au tout début du premier d'entre eux, l'un despersonnages interroge : «Où est la clé ? » A quoi il se voit répondre qu'elle est sur la porte, dans la serrure : «It's inthe lock.

» La clé en question est celle de la tour Martello où vivent quelques-uns des protagonistes du roman.Mais, bien évidemment, il s'agit également de la clé du livre dont l'auteur obligeamment signale au lecteur et aucritique qu'il leur est inutile de la chercher bien loin puisqu'elle n'est nulle part ailleurs que dans le texte : sur la portedu roman, attendant simplement que nous la fassions tourner dans la serrure du texte pour en découvrir le sens.

Demême à la toute fin de Finnegans Wake — sans doute l'ouvrage le plus complexe de toute l'histoire de la littérature—, on lit : « The keys to ? Given !» — ce qui littéralement peut se traduire ainsi : «Les clés de? Données !» Commedans Ulysse, Joyce découvre ainsi au lecteur que, quand bien même il n'a rien compris au livre qu'il achève, les clésde celui-ci lui ont pourtant depuis longtemps été livrées.Au-delà de la simple plaisanterie et du clin d'oeil final, il y a, comme toujours chez Joyce, une décisive leçon : la cléd'un texte n'est jamais à chercher ailleurs qu'en lui-même.. »

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