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Dissertation Sur L'Education Sentimentale De Flaubert

Publié le 18/09/2010

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flaubert

 

Flaubert apparaît aujourd'hui comme l'un des plus grands romanciers du XIXe siècle avec en particulier Madame Bovary et L'Éducation sentimentale, roman d’échec publié en 1869 qui décrit un jeune homme, Frédéric, incapable d’avancer et de faire des choix, amoureux d’un idéal, Madame Arnoux, idéal finalement dégradé à la fin du roman. En parallèle, Flaubert y décrit l’enlisement d’une génération, celle qui a 20 ans en 1840, contemporaine de la révolution manquée de 1848, qu’il traite comme une parodie médiocre de celle de 1789. L’œuvre s’inscrit dans et contre la poétique du roman historique qui s’est beaucoup développée dans les années 1820-1830. 

Flaubert se place entre le roman psychologique représenté par Stendhal, et le mouvement naturaliste de Zola et Maupassant. Fortement marqué par l'œuvre de Balzac, il s'inscrit dans la lignée du roman réaliste. Il est aussi très préoccupé d'esthétisme, d'où son long travail d'élaboration pour chaque œuvre. Les romans de Flaubert se développent selon deux veines d'inspiration antagonistes: celle attirée par le romantisme et le lyrisme, l'autre tendant vers le réalisme le plus absolu, mais l’ironie grinçante de Flaubert fait de ses romans les vecteurs d’une critique du romantisme. Son regard ironique et pessimiste sur l'humanité fait de lui un grand moraliste. Enfin, on a souvent souligné la volonté de Flaubert de s'opposer à l'esthétique du roman-feuilleton, en écrivant un « roman de la lenteur «.  

Or, dans sa Préface à Sanctuaire, l’écrivain et critique André Malraux évoque les « beaux romans paralysés de Flaubert «. Cette critique, si elle semble faire l’éloge du style de Flaubert avec l’emploi de l’adjectif « beaux «, est également très provocatrice puisqu’elle emploie le terme à connotation péjorative « paralysés«, qui veut dire bloqué, dans l’impossibilité d’agir ou de s’exprimer. Ce terme étonne car il n’est d’habitude appliqué à la littérature. Que veut alors dire Malraux? Il semble que les romans de Flaubert ne soient plus ici vus comme des « romans de lenteur « mais comme des romans d’inaction, totalement figés, bloqués, dans lesquels il n’y a pas de mouvement, et où il ne se passe rien. Malraux semble décrire les romans de Flaubert comme de beaux tableaux fixes. Mais le fait que l’adjectif « paralysés « se rapporte aux romans eux-mêmes est étrange: cela a-t-il un sens de qualifier un roman de « paralysé«? 

On peut s’interroger sur la pertinence de cette critique, en l’appliquant à L’Education Sentimentale. Peut-on parler de L’Education Sentimentale comme d’un « beau roman paralysé «? Nous verrons d’abord en quoi le roman de Flaubert, qui constitue en quelque sorte une esthétique de l’impuissance, peut être qualifié de « beau roman paralysé«. Puis nous verrons en quoi l’opinion de Malraux peut être discutée, en étudiant les effets du roman dans son ensemble et ce qu’il exprime, et en s’interrogeant sur le point-de-vue de Malraux, lui-même écrivain, et dont la conception du roman est radicalement différente de celle de Flaubert.

 

Tout d’abord, l’opinion de Malraux sur les romans de Flaubert, qui seraient de « beaux romans paralysés « semble pertinente puisque L’Education Sentimentale,  comme ses autres romans, apparaît comme la mise en œuvre d’une esthétique de l’impuissance. 

En effet, il s’agit avant tout d’un roman d’échec. Sa structure circulaire, et même involutive, peut contribuer à en faire un roman « paralysé «  puisqu’il tourne à vide, et « beau « puisque bien construit. Ainsi, le récit se termine par un dialogue entre Frédéric et son ami Deslauriers, qui évoquent leur expédition manquée chez la Turque, une prostituée, expédition datant de trois ans avant le début du roman et déjà évoquée au chapitre I de la première partie lorsque Frédéric, de retour à Nogent, revoit Deslauriers. Après toutes ces années, pendant lesquelles Frédéric n’a cessé d’être amoureux de Mme Arnoux, femme qu’il a idéalisée, sans pour autant concrétiser cet amour, ni même faire un autre choix, Frédéric revoit cette femme dont les cheveux sont devenus blancs et décide alors que cette expédition chez la Turque est ce qu’il a eu de meilleur dans sa vie. Deslauriers lui fait écho: «C’est là ce que nous avons eu de meilleur! « et clôt ainsi le roman. Cela montre qu’il n’y a eu aucune évolution des personnages; par ces mots tout ce qui se trouve entre l’incipit et le dialogue final est effacé: le roman est donc bien un roman d’immobilisme, un roman « paralysé «. 

Le motif du retour est d’ailleurs constamment présent dans L’Education Sentimentale. En effet une vision négative du temps domine dans le roman. Dans l’incipit, Frédéric retourne chez sa mère. Le retour est souvent associé à la dégradation du souvenir: lorsqu’il quitte Paris dans la seconde partie, la ville lui semble magnifique mais lors de son retour, tout lui apparaît sous un jour négatif. De même, c’est dans de tristes circonstances qu’il retrouve les objets ayant appartenus à Mme Arnoux et que Mme Dambreuse veut racheter. Enfin, lorsqu’il revoit Mme Arnoux, la vue de ses cheveux blancs lui cause un choc qui fait un triste écho au choc émerveillé de la première rencontre. 

On parle également du « tempo enlisé « des romans de Flaubert, ce qui rappelle l’emploi par Malraux du terme « paralysés «, en opposition à « l’allegro furioso « de ceux de Stendhal. En effet, le rythme est lent chez Flaubert, donnant l’impression qu’il ne se passe presque rien, et donc d’une sorte de « paralysie « de l‘action. Par exemple, l’annonce de Deslauriers dans la deuxième partie (« Patience! Un nouveau 89 se prépare! «) ne trouve pas de réalisation immédiate. Il faut attendre la troisième partie pour que la révolution apparaisse. De même, la rencontre avec Mme Arnoux est suivie d’une très longue période durant laquelle Frédéric se remet ponctuellement à penser à elle et se rend à l’Art Industriel sans réussir à la voir. Le récit est souvent entrecoupé de passages à l’imparfait de répétition qui montrent un personnage principal dont la vie s’écoule lentement et uniformément comme un cours d’eau, de manière cyclique: «il continuait sa promenade (…) ses yeux erraient (…)  il allait dîner (…)  puis il remontait «. Ce désœuvrement est parfaitement illustré par cette phrase: « Ainsi les jours s’écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées «. Le récit est également ponctué de constats brefs, laconiques, qui expriment la vanité du temps qui passe et la stérilité des actions du personnage, qui sonnent comme un ressac: « il retourna aux cours «; « il se mit à écrire«; « il se rendit aux bals «; « il loua un piano «; « Il voyagea. (…) Il revint. «; « Et ce fut tout. « . Ces constats laconiques montrent l’absence de but et d’action véritable du personnage et jouent avec les attentes du lecteur. Ainsi, à la fin du chapitre III de la première partie, lorsque Frédéric se rend à l’Art Industriel et demande en pâlissant des nouvelles de Mme Arnoux, le lecteur attend une progression mais l’épisode est immédiatement suivi du constat suivant: « L’hiver se termina. Il fut moins triste au printemps (…) «. Ce « tempo enlisé «, et même constamment brisé illustre donc  bien la « paralysie « de l’action et du personnage. 

En effet, L’Education Sentimentale retrace une partie de la vie d’un personnage qu‘on peut qualifier de « paralysé «. Frédéric est un velléitaire, ce qui l’empêche d’avancer. Il est amoureux de Mme Arnoux, et pourtant n’agit jamais pour concrétiser cet amour. Il a le choix entre plusieurs femmes mais n’en épouse aucune en raison de son inertie, hésite perpétuellement entre plusieurs vocations (peintre, poète, compositeur, journaliste, écrivain de romans historiques…), n’a aucune opinion politique et assiste à la révolution en tant que badaud. Il semble avoir peur du temps qui passe et sa vie tourne donc à vide. L’action du roman est donc limitée. Regis Messac écrit d’ailleurs que « le roman-feuilleton (…) est un roman de vitesse « tandis que « le roman de Flaubert et de ses imitateurs sera souvent un roman de lenteur « en précisant que « L'Éducation Sentimentale un roman où il n'arrive jamais rien. « En effet Frédéric finit comme il avait commencé, rentier et célibataire. Le roman semble alors « paralysé « par son personnage principal, qui en fait un portrait fixe plus qu’une histoire. 

Ce personnage « paralysé « est également représentatif d’une génération « paralysée «. En effet, Flaubert avait ainsi précisé son projet dans une lettre datée de 1864: « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération, (…); c’est un livre d’amour et de passions (…) inactives «. Deux lignes se rejoignent donc dans le roman: une ligne privée et une ligne collective. Il y a comparaison de la passion des individus avec l’inertie politique, collective, elle aussi dans la répétition stérile, la paralysie. En effet, Flaubert décrit en toile de fond les événements politiques qui se déroulent de la Monarchie de Juillet au coup d’Etat de Napoléon Bonaparte, dans le but de mettre en lumière l’échec d’une génération, celle qui a vingt ans en 1840, et établit parfois un parallèle entre les événements historiques et les événements de la vie privée. Ainsi, Frédéric devient l’amant de Rosanette lorsque la révolution de février est trahie par celle de juin 1848. Or pour Flaubert, l’Histoire est une succession de cycles, de répétitions. Le destin personnel comme le destin collectif semblent prisonniers d’un passé idéalisé: la révolution n’est ici qu’une imitation ratée de celle de 1789; Frédéric s’arrête au souvenir de l’expédition chez la Turque. Le temps est vu comme régressif. Flaubert dépeint l’échec d’une société aux valeurs perverties dans laquelle ne résistent ni l’amour, ni l’amitié, ni l’art. Le thème de l’imitation stérile s’applique aussi à la création artistique: le peintre Pellerin n’a pas trouvé son propre style, il est aveuglé par son désir de gloire et s’entoure de modèles comme Goya, Rembrandt, ou Phidias. De même, tout ce qu’entreprend d’écrire Frédéric, il en a trouvé l’inspiration dans une autre œuvre: ses poèmes imitent Lamartine; il a trouvé le sujet du roman historique qu’il veut écrire dans Froissard. Cette hantise de l’imitation stérile se retrouve dans Bouvard et Pécuchet, où les deux personnages passent leur temps à recopier d’autres auteurs. L’Education Sentimentale apparaît donc comme le roman de l’imitation stérile, de l’impuissance, de l’inaction: l’expression « roman paralysé « de Malraux semble lui convenir.

De plus, le fait que Flaubert y critique révolutionnaires et bourgeois avec une ironie dépassionnée, sans prendre parti, semble renforcer l’idée du roman « paralysé «. En effet, il critique l’idéalisme révolutionnaire à travers notamment la désillusion de l’utopiste Dussardier, et les bourgeois, médiocres et tournés vers l’argent. Malraux, qui lui prend parti pour les Républicains dans L’Espoir, aurait pu faire allusion à cela en employant ce terme: le roman serait alors « paralysé « car n’allant dans aucune direction, restant idéologiquement immobile, indécis comme son personnage. 

Enfin, on pourrait appliquer l’adjectif « paralysé « au style de Flaubert, en ce sens qu’il s’agit d’un style ciselé, très travaillé et calculé, presque glacial. Flaubert voyait le roman comme une trame uniforme, parfaite, dans laquelle il ne fallait pas insérer de « coup d’éclat «. Son récit est ponctué de ces petites phrases lapidaires qui sonnent comme le tic-tac d’une horloge. De plus, les descriptions qui constituent des pauses dans le récit sont de véritables tableaux à contempler, dont beaucoup évoquent une sorte de permanence de la beauté de la nature: ainsi, la douceur du ciel est souvent évoquée (« le bleu du ciel (…) avait des douceurs de satin «; lors du duel: « le ciel était bleu«; « le ciel d’un bleu tendre «; « le ciel bleu, mollement baigné à l’horizon dans des vapeurs grises «), ainsi que la majesté des arbres comparés lors de la scène de la course à « deux murailles vertes « qui se dressent, ou encore l’apaisant effet de l’eau comparée à « une gaze d’argent se déroulant toujours «, au point que Louise envie les poissons (« ça doit être doux de se rouler là-dedans «), « des horizons de volupté tranquille, au bord d’un lac «. Ces descriptions de la nature donnent à voir une beauté figée, un effet de perpétuel recommencement, mais positif cette fois. On pourrait dire que L’Education Sentimentale est un roman « paralysé « dans le sens où Flaubert, lors de grands événements historiques, ne décrit que de petits détails figés qui apparaissent comme des instants de stupeur (« un cheval mort «, « trois pavés «, le « maillot à pois « d’un jeune homme portant un fusil…).

Ainsi, les propos de Malraux semblent s’appliquer à L’Education Sentimentale, ce roman étant un roman d’échec à la structure circulaire, dépeignant un personnage et une génération « paralysés « qui « paralysent « l’action du roman, sans apparente direction idéologique puisque Flaubert ne prend pas parti, au style ciselé et ponctué de descriptions-tableaux qui expriment la permanence de la beauté de la nature et ramènent les événements historiques à de petits détails figés.

 

Mais on peut se demander si ce propos de Malraux n’est pas inexact, et même peut-être contradictoire. En effet, Malraux désigne comme « paralysés « les romans eux-mêmes. Si L’Education Sentimentale est un roman au rythme lent et dépeignant un personnage et une génération « paralysés «, peut-on vraiment dire que le roman lui-même est  « paralysé «? Nous étudierons donc de plus près les effets produits par les descriptions dans le roman, ce que ce roman exprime et enfin comment il agit sur les lecteurs. 

En premier lieu, pour ce qui est du style, Flaubert, dans ses descriptions, n’a-t-il pas finalement le don de donner vie aux tableaux? On peut alors dire que le roman est vivant et non « paralysé «. En effet, il croque les personnages à la manière d’un peintre, mais traduit également le mouvement par le choix des mots et du rythme, car, s’inscrivant dans la lignée du roman réaliste, Flaubert recherche la plus extrême précision. Les petits détails figés contribuent en vérité à rendre plus réalistes les scènes qu’il décrit, car ce sont ces détails que retient le passant qui vit l’événement. Par exemple, lors de la scène du dîner chez Rosanette dans la deuxième partie, Flaubert restitue l’effervescence autour de la table: « calembours, anecdotes, vantardises (…) un tumulte de paroles qui bientôt s’éparpilla (…). Les vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. (…) On se lançait de loin une orange (…) quittait (…) se tournait (…) bavardait (…) souriait (…) «. A la manière d’un peintre, l’écrivain porte son attention sur chaque personnage (le docteur, M.Oudry, l’Ange, le Sphynx…) tout en créant un effet d’ensemble. De même, lors de la scène des courses du chapitre IV, le style coupé restitue le mouvement et l’abondance des véhicules, les énumérations et le rythme créent un effet de foule, la précision des termes et des petits détails donnent vie au tableau (« ça et là, quelque flâneur (…) se rejetait en arrière d’un bond «). Ainsi, L’Education Sentimentale devient un roman vivant, et non « paralysé «. 

Mais surtout, parler des romans de Flaubert dont L’Education Sentimentale comme de « beaux romans paralysés « apparaît comme un contre-sens lorsqu’on étudie la portée de ces romans, leur force, les effets produits sur le lecteur. En effet, L’Education Sentimentale est un roman très polémique qui se démarque par une critique du romantisme et d’une génération. Flaubert était tenté par le romantisme, mouvement qui s’est développé surtout sous la Restauration et la monarchie de Juillet, mais combattait cette attirance. La Révolution de 1789 est un mythe pour les écrivains romantiques, mythe qui a apporté à leur mouvement la notion d'individu essentiel: le romantisme revendique la singularité et l'originalité de chaque personne. Par ailleurs, la destinée de Napoléon Ier nourrit une mythologie de réussite et de destin exceptionnel. Or Flaubert, lui, fait le portrait de l’échec du destin personnel et collectif. Tandis que des intellectuels comme Dumas et Stendhal se rallient à la révolution de juillet, Flaubert critique dans L’Education Sentimentale les révolutionnaires utopistes en portant sur la société un regard lucide et désabusé. Tandis que les romantiques, déçus par l’époque de désillusion qu’ils traversent, expriment ce « Mal du Siècle « avec une passion qui peut conduire à la folie et au spleen, Flaubert critique son époque avec une ironie dépassionnée. L’amour de Frédéric pour Mme Arnoux n’est qu’une parodie de l’amour romantique, puisque cet amour est discrédité à la fin du roman, Frédéric représentant cette génération nourrie aux idées romantiques. En effet, lorsque Frédéric, au terme de la description du pillage des Tuileries durant laquelle le narrateur dépeint la foule de manière extrêmement négative, déclare « moi, je trouve le peuple sublime «, nie la réalité au profit de ses présupposés romantiques. Flaubert donc, même s’il s’inspire de différents mouvements, se démarque des autres romanciers de son époque. 

En rendant compte des défauts d’une époque, Flaubert renouvelle le genre littéraire. Ses romans sont  des romans à grande « descendance «, qui jouent un rôle majeur dans l’histoire de la littérature. L’Education Sentimentale est devenu un roman de référence pour les auteurs du XXème siècle. Ainsi, Flaubert, par certains côtés, a influencé Beckett, Natalie Sarraute ou encore Kafka. On retrouve en effet dans En attendant Godot de Beckett, l’écoulement du temps face à l’immobilisme des personnages, le désœuvrement de Vladimir et Estragon, qui ne savent pas ce qu’ils attendent et n’arrivent pas à avancer. Lorsqu’ils envisagent même de se suicider en se pendant à l’arbre qui constitue l’unique décor, ils n’y parviennent pas. Les personnages espèrent l’impossible sans trop savoir en quoi cet impossible consiste, et il n’arrive jamais rien. Peut-on alors accuser Flaubert d’écrire des romans stériles, « paralysés «, alors qu’il s’agit d’un des écrivains les plus « prolifiques « de l’histoire de la littérature française?                                                                                                

« Paralysé « signifie bloqué, à l’arrêt complet, dans l’impossibilité d'agir ou de s'exprimer. Or Flaubert n’exprime-t-il rien dans L’Education Sentimentale? Au contraire, roman L’Education Sentimentale est un roman qui exprime beaucoup: une grande ironie, un pessimisme, une critique de son temps et une volonté de se démarquer du courant romantique, une volonté de décontenancer le lecteur, peut-être même l’extériorisation d’une frustration de l’auteur lui-même, de l’angoisse de l’écrivain, puisque Flaubert était hanté par le tarissement de la création littéraire. C’est donc un roman plus qu’expressif, plus qu’actif, qui joue son rôle dans l’histoire littéraire. Le qualifier de « paralysé « serait donc contradictoire. 

De plus, un roman quel qu’il soit peut rarement être « paralysé «: il revit à chaque lecture, à chaque époque. Cela est particulièrement vrai pour les romans de Flaubert dont L’Education Sentimentale. Tout d’abord, Flaubert, même s'il veut montrer que l'art ne peut plus exister dans cette société pervertie, fait voir la persistance de l'art par son roman où il décrit la réalité par touches à la manière d‘un peintre. Ensuite, la déroute et même la frustration qu’il provoque chez le lecteur encore aujourd’hui montre la puissance de ce roman et non son impuissance. D’ailleurs, Malraux, sans s’en apercevoir, montre cela en critiquant les romans de Flaubert. 

  Enfin, le fait que Flaubert arrive, malgré cette « paralysie « volontaire des romans ou plutôt de leurs sujets, à rendre ces romans beaux et intéressants, rend justement ces romans nouveaux et dynamiques. Flaubert écrit d’ailleurs à l’un de ses amis: « L’histoire d’un pou peut être plus belle que celle d’Alexandre «. Le but et le défi de Flaubert était en effet de rendre beaux, intéressants par le style la vie de personnages médiocres qui n’avancent pas et un récit où les événements sont finalement peu nombreux et n’obéissent pas à une construction dramatique.  

On peut alors se demander pourquoi Malraux qualifie ces romans de « paralysés « et non leurs personnages. Il s’agit peut-être du fait que Malraux adopte un point-de-vue très particulier: lui-même écrivain, il a une autre conception du roman. Il est inspiré par le romantisme et donc s’oppose en cela à Flaubert. De plus, même s’il reconnaît certaines qualités à Flaubert, Malraux perçoit le roman réaliste du XIXème comme un genre périmé car il calque trop la réalité et les descriptions y sont jugées trop nombreuses; il se refuse également à donner à ses personnages des caractéristiques trop précises. Pour Malraux, l'écriture est un art qui doit donner une image différente de la réalité, qui doit créer une autre réalité. Ainsi, il déclare que « l'artiste doit transformer la signification du monde «. A cause de cela, Malraux ne peut que critiquer la vision qu’a Flaubert du romancier: les romans de Flaubert sont « paralysés « car ils ne transforment pas la signification du monde et restent enfermés dans une perspective réaliste. 

 

En conclusion, le terme « paralysé « employé par Malraux renvoie à beaucoup de caractéristiques de L’Education Sentimentale: sa structure circulaire, ses personnages, la lenteur de l’action, le motif du retour… Cependant, il apparaît inadéquat de qualifier le roman lui-même  de « paralysé « lorsqu’on étudie le caractère vivant de ses descriptions, ses effets sur le lecteur et le critique, son originalité pour l’époque, son caractère polémique, le fait qu’il soit une référence pour nombre d’auteurs contemporains, son dynamisme qui réside dans le fait qu’il rende des personnages médiocres et un récit « lent « beaux et intéressants … L’Education Sentimentale semble alors être un roman actif et non « paralysé «. Mais Malraux émet cette critique car il se place d’un point-de-vue bien particulier: sa vision du roman et de l’artiste est opposée à celle de Flaubert; pour lui un roman doit transformer la signification du monde, ce qui n’est pas le cas des romans réalistes. Pour Malraux, L’Education Sentimentale n’est donc pas un roman dynamique, c’est un tableau réaliste figé, « paralysé «. Cela montre à quel point la critique d’une œuvre romanesque est subjective, chaque critique dépendant du point-de-vue adopté et de ce que l’on attend du roman en général, puisqu’il s’agit d’un genre extrêmement libre.

 

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