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La jeune Veuve

Publié le 24/09/2010

Extrait du document

 
Introduction
 
Les fables sont de courts récits plaisants illustrant une morale, étant ainsi conformes à la double mission confiée par l’idéal classique du XVIIème siècle.
Jean de La Fontaine est l’un des fabulistes les plus connus en France.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, il publie plusieurs recueils de fables qui connaîtront un vif succès.
D’après lui, la fable est un moyen d’instruire tout en plaisant. C’est un apologue en vers dans lequel les animaux et les hommes à travers des histoires simples et divertissantes préparent une leçon destinée au lecteur. 
La fable 21 du Livre VI, La jeune Veuve, a été inspirée à l’auteur par Abstémius, « La femme qui pleurait son mari mourant et son père qui la consolait «. Ce récit souriant a toujours frappé les lecteurs de La Fontaine par son humour, sa justesse et la progression dont le texte fait preuve. Comme l’auteur le soulignait lui-même : « C’est la dernière fable du premier recueil, c’est un conte exquis : l’amour "éternel" voué au mari défunt disparaît tout naturellement avec le temps et les attraits de la vie «. Cette fable évoque une jeune veuve qui après avoir pris le deuil, avoir pleuré la mort de son mari, se console, et demande à son père un autre mari.
Individualisée par le fait qu’elle reste ouverte, la fable ne ferme pas le sixième livre sur une interprétation catégorique d’un exemple concret. En quelque sorte, il s’agit d’une invite à relire le recueil d’un œil plus grave que l’on a pu le faire.
 
I- Structure de la fable
 
a- Un schéma narratif simple
 
Cette fable met en valeur ses grandes articulations afin de mieux faire ressortir les principaux mouvements du texte. On distingue trois parties de taille égale :
 
  vers 1 à 15 : exposition
Tout entier faits de finesse et de légèreté, ils sont individualisés du reste du récit par un blanc typographique et permettent à l’auteur de présenter le sujet avant de rédiger le corps de la fable. À l’intérieur même de ce passage, le texte évolue progressivement :
 .vers 1 et 2 : ils constituent une figure de rhétorique, véritable anticipation résumant la fable à venir
 .vers 3 et 4 : ils véhiculent le même message, mais sur un mode plus imagé avec notamment une allégorisation du Temps
 .vers 5 à 15 : ils développent la même idée en la rendant plus concrète.
 
Les quinze premiers vers servent ainsi d’introduction au corps de la fable.
 
  vers 16 à 34 : début de l’exemplum ou travail de deuil
Ce passage voit une jeune beauté (vers 16) devenir veuve. Profondément triste, elle porte le deuil. La Fontaine, en alternant discours direct au présent et récit au passé et en accordant la faveur au discours direct, accélère le rythme du récit pour exprimer en 15 vers que la jeune beauté a perdu son mari, porté le deuil et refusé un nouveau mari.
 
  vers 35 à 48 : fin de l’exemplum ou deuil effectué
Après une ellipse d’un mois pendant lequel la jeune beauté a porté le deuil, elle se lasse et oublie progressivement. Dans cette partie, le récit domine sauf dans les deux derniers vers où le dialogue direct conclut la fable : la jeune femme, contrairement à sa décision initiale, demande où est le nouveau mari que lui avait promis son père.
 
La manière dont l’auteur nous propose la progression dans l’attitude de la jeune femme est admirable. La fin du développement amène le lecteur à comprendre qu’il faut toujours se méfier des apparences et des idées préconçues.
 
b- L’art du récit et de la versification
 
En un peu moins de cinquante vers, l’auteur réussit à écrire un récit complet, bref et rythmé. Il utilise pour cela :
 
  ■ L’ART DU RÉCIT
 
La jeune beauté change de sentiments en deux mois (vers 35 et 36). Cette agitation spectaculaire des sentiments se traduit par un rythme accéléré et vif du récit.
 
 ■ L’ART DE LA VERSIFICATION
 
Cette vivacité du rythme se traduit essentiellement à travers le système rimique :
 
  par la disposition des rimes :
Bien que l’alternance entre rimes masculines et féminines soit respectée, le fabuliste utilise tous les ressorts de la poétique de son siècle (ainsi, du vers 1 au vers 10, on observe successivement rimes embrassées puis plates et enfin croisées). Son utilisation aléatoire confère au récit sa légéreté et sa vivacité.
 
  par de nombreux enjambements :
Ainsi au vers 7, le rejet de la proposition principale : La différence est grande vivifie le rythme de lecture.
De même, entre l’exposition et le début de l’exemplum (vers 15 et 16) et entre le début et la fin de l’exemplum (vers 34 et 35), on observe des rimes plates et à chaque fois, le passage à l’étape suivante de la fable est enjambé sur un point.
 
  par l’alternance entre octosyllabes et alexandrins :
Elle ne suit aucune règle précise. Cette écriture en vers libre rend plus souple le texte et plus aisée sa lecture.
 
II- La leçon
 
a- Les caractères éphémère et excessif des sentiments
 
Avant de les aborder, il faut remettre cette dimension morale dans son contexte. Lorsque La Fontaine écrit ses fables, c’est-à-dire dans la seconde moitié du 17ème siècle, deux partis s’opposent : d’une part le rigorisme de la Cour, incarné par Mme de Maintenon, où les Jésuites ont main mise, et l’autre, hérité des « amis de Fouquet «, dont l’auteur fait partie, et qui ont gardé une influence épicurienne (que l’on retrouve dans ce récit). L’idée générale en est de ne pas être esclave de ses passions, de savoir dominer sa tristesse et sa gaieté.
 
Ces caractères des sentiments dénoncés ici sont en effet les principaux messages de cette fable : tout sentiment, même le plus noble, a son intensité atténuée par l’érosion du temps. Peut-être même cette « volatilité « ne s’applique-t-elle pas uniquement au deuil mais aussi à l’amour dont on sait l’importance chez les épicuriens. 
De même, le récit dénonce aussi l’exagération qui affecte également souvent les sentiments. Ainsi, c’est à la fois la tristesse de la veuve déplorant la mort de son mari et l’affectation des charmes de la veuve qui recherche un nouveau mari qui sont exagérées.
 
L’auteur semble vouloir nous dire que la norme est une juste mesure de ces sentiments. Du reste, on relèvera dès le premier vers, l’équivocité des soupirs. Certes, dans le contexte, il s’agit des soupirs de lamentation ; mais au 17ème siècle, ce terme est également synonyme de « soupirs amoureux «. Cette équivocité est également soulevée par la rime avec plaisirs (vers 4) qui renvoie ces premiers soupirs vers les plaisirs de la Veuve qui s’apprête à trouver un nouveau mari.
 
b- La sagesse du père
 
À l’inconstance de sa fille, le père oppose sa psychologie tranquille et la voix de la sagesse. Homme prudent et sage (vers 21), il est présent dans la fable à deux reprises :
 - pendant le désespoir de sa fille
 - dans les deux derniers vers, lorsque sa fille lui demande le jeune mari dont il lui avait parlé.
Il intervient comme détenteur de la vérité et de l’autorité, sachant maîtriser le discours et parler à bon escient : il laisse le torrent couler (vers 22) quand parler à sa fille est inutile. Puis, il lui tient le discours de la raison des vers 27 à 29 :
 Je ne dis pas que tout à l’heure
 Une condition meilleure
 Change en des noces ces transports.
Il l’incite à se reprendre et à adopter une attitude plus nuancée. À la fin du récit, il ne parle plus : ce qui permet au lecteur de comprendre qu’il sait qu’il a été entendu et qu’il avait raison. C’est sa fille qui, à la fin, va lui demander un jeune mari (vers 47).
Au vers 29, on relève la même ambiguïté qu’avec les soupirs (vers 1) quand l’auteur évoque les transports : ils peuvent évoquer à la fois le sentiment de tristesse et de douleur, mais également le sentiment amoureux.
 
c- Une allusion à l’époque précieuse du 17ème siècle
 
D’une manière plus générale, peut-être faut-il voir dans cette fable, un clin d’œil à l’époque précieuse du début du 17ème siècle.
Cette jeune veuve vit dans l’excessivité de ses sentiments. Le passage entre le deuil et la renaissance à l’amour se fait significativement par les vêtements aux vers 38 et 39 :
 Le deuil enfin sert de parure,
 En attendant d’autres atours.
Les atours permettent le retournement des sentiments et représentent une critique du rigorisme versaillais défendu par Mme de Maintenon ainsi qu’une critique du culte du paraître.
 
III- Une fable équivoque 
 
a- Une fable ouverte
 
Contrairement à la majorité des fables de l’auteur dont la structure met en valeur une morale séparée du texte par un blanc typographique et s’individualisant par une modification modale généralisant le propos, cette fable se singularise par l’absence de morale, même si la dernière question de la veuve (vers 47 et 48) en sert implicitement : elle a terminé son deuil et cherche un nouveau mari.
Le fait même que cette morale ne soit pas explicitement formulée entretient l’équivocité de la fable : le lecteur hésité entre la critique de la sévérité du deuil et la légèreté de ces jeunes veuves. Du reste, La Fontaine lui-même nous le précise aux vers 14 et 15 :
 Comme on verra par cette fable,
 Ou plutôt par la vérité.
Tout comme la vérité ne nécessite pas de morale pour la mettre en valeur (se suffisant à elle-même), cette fable n’a pas besoin de conclusion généralisante, ce qui explique qu’elle soit demeurée ouverte. 
 
b- Une fable paradoxale
 
Pour développer ce paragraphe, il faut se rappeler que cette fable est située à la fin du Livre VI, donc à la fin du premier recueil de fables. L’auteur ne ferme ainsi pas son livre sur une interprétation catégorique d’un exemple concret. Cette fable reste ainsi beaucoup plus sobre. On relève néanmoins quelques marques d’extrême ironie, notamment avec les termes soupirs (vers 1) et transports (vers 29) qui sont directement empruntés à la langue précieuse. La sobriété intervient par l’évocation de références conférant au texte un sérieux plus en adéquation avec la tradition :
  l’expression du vers 2 : beaucoup de bruit fait directement 
référence à une pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien
  les allusions mythologiques sont également nombreuses :
 .la métaphore platonicienne de l’envol de l’âme (vers 18 et 19)
 .la fontaine de Jouvence (vers 44).
Cette fable constitue donc une conclusion paradoxale du premier recueil dans la mesure où l’auteur achève son texte par une tonalité différente des précédents, nous invitant à relire le recueil avec davantage de sérieux et de réflexion.
 
Conclusion
 
On retrouve dans cette fable l’expression de l’idéal classique qui semble tout naturellement porté par l’apologue : « instruire et plaire «. Mais La jeune Veuve, dans son aspect paradoxal, forme une clôture de l’œuvre efficace car le sens n’est pas borné mais au contraire ouvert. En écrivant ce récit sobre mais également ironique, La Fontaine exprime son génie qui repose sur cette ambiguïté et cette facilité à passer du comique au sérieux moralisant.
 
 
Recueil : I, parution en 1668.
 
Livre : VI.
 
Fable : 21, composée de 48 vers.
 
 La perte d’un époux ne va point sans soupirs ;
 On fait beaucoup de bruit ; et puis on se console :
 Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole,
 Le Temps ramène les plaisirs.
5 Entre la Veuve d’une année
 Et la Veuve d’une journée
 La différence est grande ; on ne croirait jamais 
 Que ce fût la même personne :
 L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
10 Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne
 C’est toujours même note et pareil entretien ;
 On dit qu’on est inconsolable ;
 On le dit, mais il n’en est rien,
 Comme on verra par cette fable,
15 Ou plutôt par la vérité.
 
 L’époux d’une jeune beauté
 Partait pour l’autre monde. À ses côtés, sa femme
 Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
 Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. «
20 Le mari fait seul le voyage.
 La belle avait un père, homme prudent et sage ;
 Il laissa le torrent couler.
 À la fin, pour la consoler :
 « Ma fille, lui dit-il, c’est trop versé de larmes : 
25 Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
 Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
 Je ne dis pas que tout à l’heure
 Une condition meilleure
 Change en des noces ces transports (1);
30 Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose
 Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
 Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,
 Un cloître est l’époux qu’il me faut. «
 Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
35 Un mois de la sorte se passe ;
 L’autre mois, on l’emploie à changer tous les jours
 Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure :
 Le deuil (2) enfin sert de parure,
 En attendant d’autres atours ;
40 Toute la bande des Amours
 Revient au colombier ; les jeux, les ris (3), la danse,
 Ont aussi leur tour à la fin :
 On se plonge soir et matin
 Dans la fontaine de Jouvence.
45 Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
 Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :
 « Où donc est le jeune mari
 Que vous m’avez promis ? « dit-elle. 
 
 
 
(1) Transports : manifestations de douleur, particulièrement bruyantes.
(2) Le deuil : La coutume consistait à marquer le décès d’un être proche par le port de vêtements sombres. « Porter le deuil « était très vivant à l’époque de La Fontaine. Elle subsiste encore, à des degrés divers, dans bien des régions.
(3) Ris : rires.
 

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