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Montaigne à Étienne Pasquier, après avoir relu les chapitres de Rabelais relatifs à l'Éducation.

Publié le 09/02/2012

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montaigne

Mon cher Ami,

Vous savez qu'à l'ordinaire je ne fais pas grand' découverte en nos modernes auteurs, tandis que les livres des Anciens, encore que je les aie tant lus et relus, me réservent toujours quelque nouvelle surprise. Or, voici qu'en butinant les bizarres élucubrations de Gargantua et Pantagruel, je me suis, par hasard, posé sur deux fleurs dont l'éclat et le parfum m'ont attiré et séduit ... et, qui sait? d'où je tirerai peut-être quelque jour un miel suave et nourricier....

montaigne

« chéès par ces vaines disputes, par ces jeux barbares en quoi l'on fait con­ sister la philosophie! Combien de têtes ont été gavées d'indigeste pâture, et sont aussi mal faites que bien remplies 1 Quelle suffisance pure livresque chez nos doctissimes! Il pleut, en nos jours néfastes, des écoliers limousins, des Janotus et des juges Bridoye.

J'imagine que, bien avant moi; vous qui vivez plus mêlé au monde, vous avez fait ces navrantes constatations.

N'êtes-vous pas d'avis que ces abus ont trop duré, et que pour l'honneur de notre pays, pour celui même de l'huma­ nité, une réforme radicale s'impose? Pour mon compte, je hi voudrais dans le sens où l'entendent ces grotesques personnages, sinon telle qu'ils nous la préconisent.

Que, pour former humainement les hommes, on renonce désormais à développer leur mémoire au détriment de leur bon sens.

Juger bien est préférable à savoir beaucoup.

A cette fin, qu'on ne les plonge plus sans cesse dans les livres; que l'on se serve de la vie pour leur apprendre à vivre.

Tout devrait concourir à cette formation du jugement : les menus incidents quo­ tidiens, comme une contrariété, la sottise ou la malice d'un page, la colère d'un compagnon; tout, et jusqu'aux nécessaires divertissements : la prome~ nade, le jeu, les propos de table.

J'entends encore que l'on ne mutile pas notre humaine complexion et qU:e, sans aller si loin que Rabelais, le corps ait sa large part de soins, d'exercices et de délassements.

Nous ne sommes pas anges et purs esprits, mais hommes et composés d'esprit et de chair.

Ces vérités banales et trop méconnues, n'est-ce pas, au fond, ce que rappelait déjà Gargantua dans sa lettre à Pantagruel? Et n'est-il pas étrange et honteux qu'en dépit des lumières léguées par la raison des Anciens, des clartés plus vives jaillies de la foi chrétienne, de doctes ignares, sous couleur de respect des traditions, battent en brèche les unes et les autres, et crient haro! sur les novateurs? Je ne ménage pas, vous le voyez, mon admiration à cet hurluberlu.

Mais ne craignez-vous pas, comme moi, que le vulgaire ne' tombe à son endroit en quelque méprise? Chaque lecteur est-il capable de discriminer, dans ce fatras, la fiction de la réalité, la plaisanterie du sérieux, le juste de l'erroné, le possible du chimérique? La façon burlesque d'exprimer le vrai ne le compromet-il pas? Je n'ai cessé de me poser ces questions, tout en m'émer­ veillant de cette gaie et plaisante sagesse, si bien faite pour les sages.

On ne saurait prendre au pied de la lettre un programme embrassant tant et de si différentes matières.

Il y faudrait pour le moins une dizaine de vies.

Songez donc, absorber grec, latin, hébreu, chaldéen, arabe, arithmétique, géométrie, astronomie, sciences de la nature, droit, histoire, philosophie, belles-lettres et musique, quelle tâche colossale! Peut-être, à l'aurore de ce siècle, a-t-on pu, dans l'enthousiasme qui s'était emparé des esprits, nourrir de pareilles illusions.

Instruits et calmés par l'expérience, nous ne saurions plus les partager.

La contradiction est d'ailleurs flagrante entre les théories de Rabelais, d'une part et, de l'autre, les avis de Grandgousier et la lettre de Gargantua.

Et savez-vous quel projet me vint en tête, au fil de ma lecture? J'ai pensé qu'il serait bon de reprendre tout ce pêle-mêle, d'en extraire la quintessence, de n'en garder que la substantifique moëlle, puis de présenter sérieusement ces idées sérieuses, d'en faire un exposé suivi, doète sans cesser d'être vivant et attrayant.

Ne pourrait-on point,- par courtes anecdotes empruntées au passé et au. »

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