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Peut-on en finir avec les préjugés ?

Publié le 20/04/2011

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Introduction
« J'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. » La préférence affichée par Rousseau donne au préjugé le pire des statuts. Mais s'il n'est déjà pas facile de mettre quelqu'un en face de ces contradictions, que dire des préjugés ? Ne désigne-t-on pas ainsi des conceptions déjà ancrées dans l'esprit et considérées comme certaines par celui qui les énonce ? N'y voit-on pas aussi l'influence sociale, culturelle, parentale pesant sur chaque individu ? Dans ce cas, le préjugé a une force telle qu'il semble impossible de pouvoir s'en débarrasser totalement, malgré son caractère néfaste. L'autonomie de jugement, l'acquisition de connaissances constituent des progrès et des buts absolus pour la personne humaine, mais peut-on éradiquer toute forme et toute source de préjugés dans l'humanité ? Quel type de puissance faudrait-il développer contre cela ? Ne serait-elle pas à son tour néfaste ou dangereuse ? Dans un premier temps, nous examinerons les sources de permanence des préjugés, pour montrer quelles forces nous pouvons leur opposer et jusqu'à quel point il est salutaire de les combattre.
I. Permanence des préjugés
1. Source sociale
Le combat contre les préjugés est le combat pour faire avancer la vérité en toute chose, mais aussi contre toutes les influences qui perturbent et orientent a priori l'esprit de chacun. Bacon, philosophe de la Renaissance, utilise l'image du miroir : les préjugés ont terni et déformé le miroir de l'esprit qui ne peut pas refléter la réalité telle qu'elle est. On est alors victime d'illusions ou, selon les termes de l'auteur, on se soumet à des « idoles », au lieu d'examiner la réalité en toute neutralité. Si l'on prend l'exemple célèbre et dramatique du racisme, on peut ainsi y voir la conjonction de plusieurs des influences ou « idoles » répertoriées par Bacon, à savoir celles de la société et de la tradition et de l'histoire (héritage du système politique colonialiste) notamment. Aujourd'hui encore, les préjugés hérités de la tradition et de l'histoire sont importants : sur le statut des femmes, de l'homosexualité, etc. De façon générale, chacun est ainsi soumis à une opinion courante, à des stéréotypes véhiculés par la société concernant des professions, des particularités physiques de la couleur de la peau jusqu'à la couleur des cheveux. Mais la cause n'est pas que sociale.
2. Source naturelle
Si nous sommes perméables à des idées toutes faites, c'est aussi parce qu'existe un terrain favorable pour cela. Le préjugé a quelque chose de naturel et d'immédiat qui rend son éradication fort problématique. Spinoza analyse notamment le phénomène de la superstition, dont il estime, dans la Préface du Traité théologico-politique, que « les hommes y sont sujets de nature », et qui représente selon lui le préjugé par excellence. Cela consiste notamment à croire que les dieux et la nature agissent en fonction d'une finalité, et qu'il faut s'attirer leurs bonnes grâces en leur rendant des cultes, jusqu'au plus absurde possible. L'origine de cette croyance est la crainte que les événements ne se déroulent pas selon nos désirs, car nous avons d'emblée tendance à faire consister notre bonheur dans l'obtention de biens incertains, comme la richesse ou la gloire, etc. De cette orientation psychologique initiale découlent toutes les prédispositions à croire ce qui peut servir notre intérêt immédiat. Et voilà en quoi les préjugés ont la vie dure : ils sont d'autant plus entretenus qu'ils semblent nous flatter et dévaloriser ce qui ne nous ressemble pas, ou nous fait peur. Mais les progrès de la vie sociale ont permis d'éradiquer de nombreuses peurs, à l'égard de la nature, comme à l'égard des « étrangers ». Ne peut-on pas être optimiste ou volontariste à l'égard du préjugé en général ?
II. Les forces antipréjugés
1. La nature du préjugé
Selon l'étymologie, préjuger consiste à juger au préalable, donc à conclure avant d'examiner, affirmer avant de vérifier. Ce n'est pas une simple question de vitesse ou de soumission à une influence, mais de méthode. Kant, dans la Logique, fait ainsi la distinction entre un préjugé et un jugement erroné. Le premier est la cause, le second la conséquence. Le préjugé est le fait de prendre pour principe d'établissement de la vérité une opération mentale qui ne la garantit justement pas. Autrement dit, on juge mal de ce que requiert un jugement pour être fondé. Par exemple, l'idée selon laquelle les rêves ont tous une signification prémonitoire est pour Kant une erreur. Elle dérive du préjugé consistant à adopter comme principe de vérité : ce qui arrive une fois arrive toujours. Ici c'est l'induction du particulier au général, voire à l'universel qui est illégitime. Mais cela peut être aussi : ce que tout le monde pense vrai est vrai. Il s'agit donc de remonter aux principes, et de les réformer. En a-t-on les moyens ?
2. La puissance du doute
Individuellement, un exemple célèbre l'illustre. Descartes met en œuvre une solution radicale : celle du doute systématique. Il s'agit d'examiner si toutes les opinions et connaissances acceptées jusqu'alors peuvent être sujettes au moindre doute, et dans ce cas les récuser. On connaît son résultat, dans le Discours de la méthode notamment : il parvient à l'idée que l'énoncé « je pense donc je suis » est parfaitement irréfutable, car fondé sur une vérité elle-même indubitable : « pour penser il faut être ». L'important ici est plus le procédé que le résultat. Descartes montre, exemple à l'appui, que l'utilisation de son libre arbitre, de sa capacité de jugement est toujours possible, et peut, bien appliquée, éviter tout jugement hâtif. Selon lui, il n'appartient qu'à notre volonté de ne pas conclure à la moindre vérité, tant que l'entendement n'a pas scrupuleusement tout examiné. La porte aux préjugés ne s'ouvre pas, ce qui est plus efficace que de la refermer une fois ouverte.
3. La puissance du jugement
Collectivement, cela peut être à la société de ne pas inculquer des préjugés, afin de ne pas se donner la peine ensuite de les éradiquer. Kant, à ce titre, loue et définit l'esprit des Lumières, apparu au xviiie siècle, qui constitue selon lui « la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle », c'est-à-dire l'arrêt du processus consistant à imposer aux gens un directeur de conscience, sans faire appel à leur propre esprit critique. C'est au moyen des institutions politiques, religieuses que l'on a tenu les gens, et notamment les femmes, précise Kant, dans la peur de penser par elles-mêmes ; c'est donc au niveau politique que ce processus peut être retourné. L'éducation à la réflexion, la diffusion publique des jugements sur toute chose, y compris sur le bien-fondé d'une loi, d'une interprétation religieuse, etc. doivent contribuer à changer la donne. L'époque n'est pas encore pleinement éclairée, où ce processus serait achevé, mais la diffusion des Lumières l'enclenche et l'espoir est permis. Kant cite même Frédéric II de Prusse, comme un artisan de ce progrès. Ce qui pose problème, car s'il faut passer par un « despote éclairé » pour mener la guerre contre les préjugés, ne risque-t-il pas d'y avoir contradiction et danger à imposer une sorte de pensée officielle ?
III. Le progrès de la raison
1. Le droit naturel de penser
La force de l'éducation est indéniable, mais s'il s'agit d'en finir totalement avec les préjugés, s'il est question de les éradiquer, on risque de produire un remède pire que le mal. Dans le chapitre XX du Traité théologico-politique, Spinoza précise par exemple que vouloir éliminer tous les vices des individus de la société, c'est d'une part se vouer à l'échec, et d'autre part utiliser des moyens si coercitifs qu'ils vont plus exacerber les défauts que les corriger. En effet la prohibition de l'alcool aux États-Unis n'a pas donné l'effet escompté, au contraire. Pour les pensées, il en va de même. Vouloir imposer une façon de penser, ou une doctrine officielle, quelle qu'elle soit, c'est aller contre la nature humaine et favoriser la rancœur de ceux qui se sentent niés dans leur singularité. L'intention a beau être louable, et même salutaire, décréter l'élimination des préjugés requerrait une force totalitaire. La liberté d'expression et de pensée est un droit naturel de l'individu, estime Spinoza. Cela passe donc par la tolérance à l'égard de doctrines ou de préjugés totalement infondés, mais inévitables. Par contre, l'échange libre des propos permettra justement que la vérité et la méthode rationnelle puissent s'imposer d'elles-mêmes.
2. La dialectique de la vérité
Dans la découverte de la vérité elle-même, le préjugé est présent, il ne peut donc jamais disparaître. En science par exemple, l'examen d'un problème à résoudre n'est jamais neutre, ni effectué sur la table rase que serait l'esprit humain. Bachelard dans La Formation de l'esprit scientifique note ainsi que tout individu accédant à l'apprentissage scientifique n'a pas l'esprit jeune et dégagé, « il a l'âge de ses préjugés ». Bachelard, fort de son expérience personnelle, estime même que l'enseignement de la physique devrait davantage tenir compte des préjugés avec lesquels les élèves arrivent en cours. Il cite l'exemple du principe d'Archimède : il ne va jamais de soi que la résistance ou la pression puisse provenir du fluide, et non du solide. C'est ainsi que la connaissance apparaît chez l'homme. On connaît toujours contre une « connaissance » antérieure, sans quoi il n'y aurait ni progrès ni révolution scientifique. Les préjugés d'aujourd'hui étaient les vérités d'hier. Cela vaut aussi sur la question des mœurs.
Conclusion

On ne peut donc en finir avec les préjugés, dans la mesure où leur source de formation ne se tarit jamais. Par contre, si éliminer tous les préjugés relève de l'utopie dangereuse, comprendre comment ils naissent et en quoi ils consistent équivaut à s'en débarrasser le plus possible. C'est même souvent ainsi qu'un progrès en matière de vérité s'effectue : en identifiant rétroactivement la nature d'un préjugé. L'éducation et la vie publique doivent alors favoriser l'esprit critique plus que toute autre chose. Est-ce un point acquis définitivement, même en démocratie ?

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