Devoir de Philosophie

Pierre-Henri Simon, Témoins de l'homme

Publié le 26/04/2011

Extrait du document

Sans trop simplifier les choses, il semble que l'on puisse distinguer trois dispositions psychologiques du lecteur ; plus simplement, trois façons de lire. La première est d'y chercher une diversion de la vie : on prend un livre, le soir, quand on est fatigué d'une journée de travail, pour y trouver un agrément de l'imagination, une pente facile de l'intelligence vers des objets qui l'amusent, vers des problèmes artificiels propres à la détourner des questions concrètes que lui posent durement le travail professionnel, l'action sociale ou la méditation morale. Ainsi fait, par exemple, le lecteur de romans policiers — et je ne vais pas commencer par dire du mal des romans policiers, et par me brouiller avec ceux qui en usent, je me ferais du premier coup trop d'ennemis! J'admets parfaitement que l'on pratique cette méthode de lecture récréative, que l'on cherche à l'étendre à beaucoup d'autres ouvrages, dont certains ne sont pas sans mérites : je ne conteste nullement le talent de Georges Simenon, ou de Marcel Pagnol, ou de Pierre Benoit (...). Une seconde façon de lire, analogue à la première, mais plus raffinée, est de demander à l'œuvre littéraire une pure jouissance esthétique : par conséquent, encore, une diversion de la vie, mais à un niveau plus relevé, où le plaisir est de goûter une belle musique de la phrase, de subtiles consonances d'images, un ordre parfait de la pensée, quelles que soient d'ailleurs la signification morale ou la tendance spirituelle des textes. Ainsi lit le dilettante, le fin lettré, et de préférence dans de beaux volumes, dont il caresse amoureusement les reliures de plein cuir et dont il collectionne les éditions de prix.

J'ai trop de bons amis qui pratiquent cette liturgie pour contester ce qu'elle implique de distinction réelle, ce qu'elle produit de rare et de charmant dans les esprits. Je remarque seulement — et je ne pense pas que des jeunes gens d'aujourd'hui me contredisent — qu'elle convient mieux à des périodes de calme et de bonheur qu'à des époques de crise et d'inquiétude. Que nos grands-pères, avant 1914, aient savouré avec amour la prose d'Anatole France ou de Pierre Louys, que nos pères et ceux d'entre nous qui avons assez d'âge nous soyons complus, après 1920, aux raffinements d'un Valéry Larbaud, aux prouesses d'un Cocteau, aux jeux précieux d'un Morand ou d'un Giraudoux, cela était naturel ; mais il est naturel aussi qu'en ce milieu tragique du xxe siècle, à moins d'imiter les patriciens de la décadence qui composaient des acrostiches en attendant que passent les grands barbares blancs, nous ayons, à l'égard des livres, des exigences plus dramatiques. D'où la troisième façon de lire : celle qui nous met devant l'œuvre comme devant une expression singulièrement réfléchie et parlante des mouvements de la conscience humaine et des questions que nous ne pouvons manquer de nous poser, quand nous voulons trouver des raisons de vivre et un style moral. Je remarque en passant que les auteurs qui supportent ce genre de lecture sérieuse sont ceux qui finissent par demeurer au faîte de l'histoire des lettres : Montaigne, Pascal, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Renan, Barrés, Péguy, pour ne parler que de la France. (...) Certes, il ne m'échappe pas que cette méthode a ses limites et ses périls. Elle expose notamment à ne s'attacher, dans les œuvres littéraires, qu'au contenu moral, à des idées, à une doctrine, à un « message «, pour employer un mot dont on abuse quelque peu aujourd'hui; et ainsi, à omettre l'aspect purement artistique, les réussites formelles, les vertus du style. (...) Mais c'est ici qu'il convient de distinguer les choses et d'éviter les malentendus. Je parlais tout à l'heure de ces qualités de la forme pure, de ces réussites ou de ces virtuosités verbales qui intéressent, en dehors de la chose signifiée, le dilettante et l'esthète : valeurs qu'il est beau de sentir, mais légitime aussi de peu considérer, car elles ne sont pas encore le style. Le style, chez un authentique écrivain, n'est pas un vernis plus ou moins brillant jeté sur la pensée, un ornement extérieur à elle, une rhétorique indépendante de la logique : le style est le mouvement même de la pensée, l'expression de ce qu'il y a en elle de plus profond, de plus subtil et de plus singulier. Pierre-Henri Simon, Témoins de l'homme. Vous ferez de ce texte un résumé ou une analyse. Puis vous choisirez un problème étudié ou abordé dans le texte ; vous en préciserez les données, et vous exposerez, en le justifiant, votre point de vue personnel.

Liens utiles