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Préférez-vous le livre ou le cinéma ?

Publié le 01/02/2011

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Je ne vais plus qu'assez rarement au cinéma. Je répugne à me déranger, à faire la queue, à subir les Actualités et la publicité. Et puis, il est facile d'interrompre une lecture ou l'écoute d'un disque ; au cinéma, surtout si j'y vais avec une 'amie, une fois installée dans mon fauteuil, je me sens obligée d'y rester même si le film m'ennuie.

Ces inconvénients ne pèseraient guère si le cinéma m'apportait plus qu'aucun autre mode d'expression : ce n'est pas le cas. C'est l'évidence de l'image qui donne aux films leur force ou leur séduction : mais aussi par sa plénitude inéluctable la photographie arrête ma rêverie. C'est une des raisons pour lesquelles — on l'a dit souvent — l'adaptation d'un roman à l'écran est presque toujours regrettable. Le visage d'Emma Bovary est indéfini et multiple, son malheur déborde son cas particulier ; sur l'écran je vois un visage déterminé, et cela diminue la portée du récit. Je n'ai pas ce genre de déception quand l'intrigue a été conçue directement pour l'écran ; il me plaît que Tristana ait les traits de Catherine Deneuve : c'est que je suis d'avance résignée à ce que cette histoire n'ait que la dimension d'une anecdote. Souvent aussi l'importance que prend l'image visuelle appauvrit les lieux qu'elle me découvre. Sur le papier, l'« absente de tout bouquet 1 « l'est par son parfum, par la texture de ses pétales autant que par sa couleur et sa forme : c'est à travers les mots la totalité d'une fleur qui est visée. Un paysage de cinéma, je le vois, j'en entends les rumeurs : mais je ne sens pas l'odeur salée de la mer, je ne suis pas éclaboussée par les embruns. Le cadrage des photographies les isole souvent du reste du monde. Si je lis le mot Tolède, toute l'Espagne m'est présente; dans Tristana les rues de Tolède, par la perfection même avec laquelle elles sont photographiées, ne me donnent rien d'autre qu'elles-mêmes. Parfois l'art du metteur en scène lui permet de dépasser ces limitations : cette campagne est si vivante que je crois en sentir sur ma peau la fraîcheur ; je ne me promène pas dans une rue, mais à Londres avec toute l'Angleterre autour de moi. Mais dans le meilleur des cas aucun film ne saurait atteindre à un certain degré de complexité. Moins expressive que l'image — et donc, quand on se borne à donner à voir, moins rapide --, l'écriture est hautement privilégiée quand il s'agit de transmettre un savoir. Quand une œuvre est riche, elle nous communique une expérience vécue qui s'enlève sur un fond de connaissances abstraites : sans ce contexte, l'expérience est mutilée ou même inintelligible. Or, des images visuelles ne suffisent pas à la fournir : si elles essaient de le suggérer c'est grossièrement et en général avec maladresse. On s'en est aperçu quand Costa Gravas a tourné L'aveu. Il a réussi Z parce que l'intrigue était très simple, le contexte connu : une machination policière parmi d'autres. Mais L'Aveu n'a de sens que dans une situation qui renvoie à toute l'histoire de l'après-guerre en U.R.S.S. et dans les pays de l'Est. Les personnages n'existent pas seulement dans le moment du procès : chacun a toute une vie politique derrière soi. Dans le livre, on savait exactement à qui on avait affaire et on connaissait les raisons de chaque agissement. Réduit à un spectacle, le drame de London perdait son poids et son sens. Ma préférence pour les livres vient surtout, je pense, du fait que depuis mon enfance c'est dans la littérature que j'ai investi. Je suis plus sensible aux mots qu'aux images. Un des lieux communs qu'on rabâche dans certains milieux, c'est  que désormais la littérature n'aura plus à jouer qu'un rôle secondaire ; l'avenir est au cinéma, à la télévision : à l'image. Je n'en crois rien. Quant à moi je n'ai pas de poste de télévision et je n'en aurai jamais. L'image sur l'instant nous envoûte; mais ensuite elle pâlit et s'atrophie. Les mots ont un immense privilège : on les emporte avec soi. Si je dis : « Nos jours meurent avant nous «, je recrée en moi avec exactitude la phrase écrite par Chateaubriand.

La présence en chaque homme des autres hommes, c'est par le langage qu'elle se matérialise et c'est une des raisons qui me font tenir la littérature pour irremplaçable.

Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait

1. Citation empruntée à Mallarmé.

Simone de Beauvoir explique sa préférence pour les livres plutôt que pour le cinéma. Trois considérations prédominent :

  1. L'image cerne de trop près l'objet ou la personne évoquée, 'ne laisse pas à l'imagination ou à l'interprétation personnelle la même liberté que les mots.

  2. Les idées, les connaissances ne peuvent se transmettre avec précision que par les mots, les images y sont impuissantes.

  3. Chacun peut disposer à son gré des ressources de la littérature, alors que l'audio-visuel nous rend tributaires des autres pour des impressions qui s'effacent finalement.

« 1.

Limites et faiblesses du cinéma Simone de Beauvoir adresse au cinéma et à la télévision ce reproche : « Par sa plénitude inéluctable la photographiearrête ma rêverie.

» Il est vrai que l'image cinématographique offre aux spectateurs un contenu limité, et qu'il fautaccepter tel qu'il est, alors que le roman laisse toujours la possibilité d'imaginer les héros et les lieux comme cela nous plait.

On est souvent déçu par l'adaptation au cinéma d'un roman et cela d'autant plus qu'on l'aaimé et qu'on le connaît bien; on cherche des visages et des lieux créés à la fois par l'auteur et par sa propreimagination, en vain, car le metteur en scène les a vus tout à fait différemment.

Au contraire, lorsque l'acteurpossède une personnalité marquante, on n'arrive plus à concevoir son personnage sous d'autres traits : AnthonyQuinn a fixé l'image de « Zorba » pour tous ceux qui en ont vu l'adaptation au cinéma du roman de Kazantzaki,comme Charles Vanel dans le rôle du père Thibault, à la télévision.

Le cadre lui-même, qui nous frappe cependantmoins que les héros, peut ne pas répondre à notre attente : ainsi, dans l'adaptation à la télévision du Père Goriot de Balzac, certains n'ont pas reconnu la pension Vauquer dont la description dans le roman met en valeur l'aspect lamentable autant parla sonorité des phrases et l'évocation des odeurs que par la présentation des meubles eux-mêmes.

Enfin, par l'éclairage donné auxscènes, par le jeu des couleurs ou simplement des contrastes de lumière, l'oeuvre filmée possède une tonalité précise, discrète ougrandiose, humoristique ou sinistre, qui nous est imposée. 2.

Puissance et fascination de l'image Mais tous ces aspects peuvent jouer en faveur du cinéma, s'il est de grande qualité.

Il est vrai que si un acteur joue surtout sur sonimage de marque, c'est l'aspect anecdotique qui l'emporte : on va voir Un Tel dans un rôle donné.

Mais il peut dépasser sa proprepersonnalité pour donner au héros une portée plus vaste : peu importe que l'on ait oublié le nom de l'acteur jouant le Père Goriot, onse souvient de sa passion ambiguë, tantôt grandiose, tantôt mesquine, et l'on sait que cette ambiguïté explique la fascination exercéepar toute forme de passion.

L'acteur a fait passer le souci de sa propre gloire après le désir de transmettre une certaine profondeur detoute vie humaine. Le cinéma peut apporter aussi au cadre une vie que certaines descriptions ne possèdent pas par elles-mêmes : le lecteur a souventtendance à négliger celles-ci, à « sauter les pages » pour reprendre le fil de la narration.

Au contraire, il est sensible à la force d'uneimage : l'évocation répétée de la locomotive dans La bête humaine de Zola peut lasser alors que sa représentation cinématographique s'impose par sa puissance maléfique; elle apparaît comme une sorte de dieu effrayant.

Lemetteur en scène a donc la possibilité d'offrir une image riche de signification dépassant le cadre du récit, par lechoix des acteurs évidemment mais aussi par le travail des plans, des mouvements, des éclairages, de la musique.On a oublié le visage des acteurs de Vile nue, mais la mémoire a fixé l'image du père courant de toutes ses forces sur plusieurs kilomètres pour trouver un médecin alors que son enfant est mourant, on revoit ces agriculteurs selivrant à un véritable travail de fourmi pour survivre, et la mère désespérée détruisant le fruit de mois d'effortsharassants lorsque l'enfant est mort.

• Les images sont alors plus que belles — elles ne seraient que de la «photographie » comme dit Simone de Beauvoir — elles portent le sens tragique de la vie.3.

Deux arts différentsIl faut donc reconnaître que roman et cinéma recouvrent des•domaines différents.

Le cinéma ne peut pastransmettre des idéesriches et complexes.

Rien ne peut remplacer la littérature pour révéler aux autres ses propres réflexions sur la vie,ses connaissances, le résultat de ses recherches intellectuelles.

Mais autant que le roman il offre une visionpersonnelle de la vie.

C'est la richesse de l'équipe metteur en scène-acteurs qui détermine la qualité et la portée dufilm.

Le cinéma est du domaine plutôt artistique qu'intellectuel : il exige la maîtrise de techniques précises en vue deproduire certaines émotions et non pas de faire passer des idées précises.

Il s'apparente ainsi à la poésie, à lapeinture, à la musique, empruntant souvent des éléments à tous ces genres.

S'il prête une individualité précise àses héros, libre à nous de ressentir celle-ci à notre guise.

Les débats interminables et passionnés qui éclatent lorsde la sortie de nouveaux films montrent bien qu'ils servtnt de départ à des « rêveries » personnelles plutôt qu'ils neles arrêtent.En fait l'ambiguïté du cinéma est celle de toute oeuvre artistique : il ne présente pas la réalité, mais une visionparticulière de la réalité; et le spectateur superpose sa propre interprétation du film.

On ne peut donc prétendre qu'iloffre un donné objectif limité.. »

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