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Le sens de « La peste »

Publié le 23/01/2020

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Dès lors comment le docteur Rieux, qui regarde actuellement au loin la courbe parfaite du golfe d’Oran, ne se rappellerait-il pas d’une façon spéciale la peste qui fit mourir Périclès, « et ces bûchers que les Athéniens frappés par la maladie élevaient devant la mer. On y portait les morts durant la nuit, mais la place manquait et les vivants se battaient à coups de torches pour y placer ceux qui leur avaient été chers, soutenant des luttes sanglantes plutôt que d’abandonner leurs cadavres » (p. 45).

Ici seulement, Rieux s’abandonne pendant quelques secondes à son souvenir, et le narrateur consent à nous rapporter ce qu’il imagine : « ... les bûchers rougeoyants devant l’eau tranquille et sombre, les combats de torches dans la nuit crépitante d’étincelles, et d’épaisses vapeurs empoisonnées montant vers le ciel attentif »... (p. 45). Mais aussitôt la phrase s’interrompt. Cette suggestion du ciel attentif, déjà, était peut-être de trop, introduisant dans la chronique les idées particulières du chroniqueur, et le sobre éclat de la peinture trahissait Camus... Le récit reprend, aussitôt après, sa simplicité caractéristique.

• Le dédain des lois et des structures ?

Comme Roland Barthes l’a rappelé à l’auteur sans ménagement 1, s’appuyant sur les définitions de Littré, le défaut des chroniques c’est de n’être que « des suites de faits selon P ordre des temps », par opposition à l’histoire, qui cherche, elle, à étudier ces faits dans leurs causes et dans leurs conséquences, qui entend découvrir des structures, des lois. Or la connaissance des lois, seule, peut être libératrice. Lorsque nous parvenons à connaître le déterminisme des phénomènes dans un domaine donné, alors et alors seulement nous pouvons, en modifiant un élément à notre portée (si nous en trouvons un), orienter l’ensemble selon nos buts. Pour vaincre la peste, il faut savoir exactement comment elle se propage, et ce qui la cause... Si l’ouvrage de Camus, donc, s’obstine à demeurer une chronique, il sera nécessairement insuffisant; incapable de nous prémunir contre un nouveau fléau, il nous aura fait compatir et trembler pour rien.

Par goût d’homme de théâtre, je crois. Camus se défie des pouvoirs trop faciles du romancier \\ Celui-ci nous donne toujours un peu l’impression de diriger comme il le veut les personnages et les événements ; il les commente en les racontant, il peut broder sur eux, il juge, il plaisante, il ironise; il revient en arrière, il saute des jours, des mois ou des années, il est libre !... L’homme de théâtre, lui, d’ordinaire ne peut que montrer, sans artifice, et il n’est jamais si fort que lorsque la durée du conflit qu’il présente est également celle du spectacle. C’est par la vérité seule qu’il peut imposer la fiction !... Un roman sans justesse psychologique ou sans respect des causalités profondes peut tromper et trompe souvent, écrit par un créateur habile, et l’on est tout surpris parfois lorsque l’œuvre révèle ses manques, une fois adaptée à la scène. Une pièce ne peut guère faire illusion, quel que soit le talent des comédiens. Elle doit nous faire vivre, directement, le réel.

Une chronique de même. Le chroniqueur est là certes, mais uniquement parce qu’il a fallu quelqu’un pour voir. On ne lui demande pas autre chose que d’avoir été bien placé pour cela et de raconter ce qu’il a vu comme il l’a vu, pas à pas, en se répétant s’il le faut, - mais sans effet surtout ! sans aucune recherche spéciale ! On ne lui demande même pas d’être très intelligent. Les philosophes et les poètes, les historiens surtout peut-être, sont de très mauvais témoins... Non, la seule qualité que l’on exige d’un chroniqueur, c’est la probité, ou plus profondément encore la modestie, garante psychologique de la probité. A cette condition seule nous le croirons, si extraordinaire que soit son récit, et même - o paradoxe - s’il est comme ici complètement inventé. La peste ne pouvait, sous peine d’échec total, se présenter à nous que comme une chronique vécue.

une seconde à l’empêcher de franchir clandestinement les portes de la ville au risque d’aller porter la peste à l’extérieur (et d’abord à sa femme), mais il n’essaie même pas de l’en dissuader ou de l’en blâmer; davantage il lui souhaite de réussir, et il l’accepte dans ses formations sanitaires bien qu’il le sache toujours décidé à partir, le rendant ainsi probablement plus contagieux encore !... Où peut être ici la logique et son honnêteté habituelle, cette honnêteté dont il dit pourtant, « même si c’est une idée qui peut faire rire », que c’est la seule façon de lutter contre la peste (p. 164)? La contradiction n’est-elle pas flagrante?

Rieux se pose le premier la question bien entendu; Tarrou et Rambert la lui posent. Il ne peut pas répondre; il ne sait pas, il répète à plusieurs reprises qu’t'Z ne sait pas. Il se sent « incapable, dit-il, de juger de ce qui est bien ou de ce qui est mal en cette affaire (p. 203). Essayons d’analyser son attitude.

• Les choix difficiles

Ne croyant pas en Dieu (p. 128) Rieux ne peut miser que sur le bonheur (p. 140) : l’homme doit croire au bonheur, puisqu’il le rencontre ou l’atteint parfois, puisque toute vie est la recherche de sa plénitude... Mais Rieux, d’autre part, est beaucoup trop lucide pour avoir jamais pensé comme Ivan Karamazov que si Dieu n’existe pas tout est permis. Il sait trop bien que chacun de nos actes a ses conséquences, et que c’est elles précisément, selon qu’elle contribuent normalement au bonheur ou au malheur, qui peuvent définir le bien ou le mal. Seulement ces conséquences, sauf à très court terme, ne sont pour ainsi dire jamais prévisibles avec une certitude entière. Il y a seulement des probabilités statistiques, et c’est là qu’est le problème.

Le plus grand de tous les bonheurs n’est-il pas celui de la tendresse humaine, qui implique que l’on protège d’abord sa propre vie et celle de l’être aimé, que l’on vive

« dont l'évidence trouble curieusement 1 le lecteur.

Pourquoi ce surprenant prélude? " Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d'emprisonnement par une autre que de repré_senter n'importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n'.existe pas 2• >l La peste doit se lire « sur plusieurs portées », -comme quelques-unes aes plus grandes œuvres de notre littérature.

La Phèdre de Racine, par exemple, demeure bien d'abord la tragédie antique d'une victime pitoyable de la vengeance d'une déesse, proie de Vénus brûlée de tous ses feux; mais elle sait être pour nous, en même temps, sans qu'aucun mot anachro­ nique soit prononcé, la tragédie janséniste d'une chrétienne sans la grâce, déchirée entre sa hantise du bien et la corruption originelle, la tragédie moderne d'une femme lucide irrésisti­ blement conduite au malheur par une hérédité trop lourde, l'abandon d'un mari, le besoin éperdu de tendresse.

Elle nous touche dans notre condition même d'être humain ...

De même, le livre de Camus.

Chronique réaliste d'une épidémie imaginaire, il nous atteint en même temps, par la seule puissance d'une peinture vraie, comme un témoignage vécu sur les pires oppressions de notre temps, une évocation symbolique du mal et de la lutte contre le mal, un nouveau roman sur la dépendance et les frêles pouvoirs des hommes.

CHRONIQUE D'UNE ÉPIDÉMIE • Le refus du romanesque Ce terme que nous venons d'employer, roman, est d'ailleurs impropre.

Camus avait d'abord laissé paraître La peste sous cette appellation mais dès 1948 il a supprimé le mot en tête de l'ouvrage, logiquement, comme il en avait chassé volon­ tairement, pendant qu'il l'écrivait, tout élément proprement romanesque.

La peste à ses yeux est un récit, une chronique ..• Pourquoi? -Personne n'ignore qu'il n'y a pas eu d'épidémie de peste, à Oran, pendant les années 1940-1950 ! 1.

Le second mot du récit (p, 9) est d'ai!Ieurs ce terme de curieux qui apparemment convient mal.

En fait il est nécessaire pour orienter notre inconscient, tout de suite, vers « autre chose >>.

2.

Cette phrase est empruntée à Daniel De Foe (ou Defoe), l'auteur de Robinson Crusoé et du Journal de l'armée de la peste (la peste de Londres de 1665, voir plus loin p.

80).

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