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Anthologie - Philosophie:

Publié le 25/03/2015

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EXTRAITS

1. Qu'est-ce que les Lumières ?

Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? « [1784], trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, in Aufkliirung. Les Lumières allemandes, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 25-28.

Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.

Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une conduite étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle, et qui font qu'il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre

qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un méde­cin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors pas moi-même à fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d'autres assumeront bien à ma place cette fasti­dieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle, outre qu'il est très pénible, pour très dangereux, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bien­veillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d'abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollici­tude ces créatures paisibles d'oser faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n'est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d'ordinaire de toute autre tentative ultérieure.

Il est donc difficile à chaque homme pris individuel­lement de s'arracher à l'état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l'incapacité de se servir de son propre entendement parce qu'on ne l'a jamais laissé s'y essayer. [...]

Mais qu'un public s'éclaire lui-même est plus pro­bable ; cela est même presque inévitable pourvu qu'on lui accorde une certaine liberté. Car il se trouvera tou­jours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l'état de tutelle et pour propager ensuite autour d'eux l'esprit d'une apprécia­tion raisonnable de la propre valeur et de la vocation

de tout homme à penser par soi-même. [...] Par une révolution on peut bien obtenir la chute d'un despo­tisme personnel ou la fin d'une oppression reposant sur la soif d'argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; au contraire, de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée.

Mais pour ces Lumières il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu'on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or j'entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L'officier dit : ne raisonnez pas mais exécutez ! Le conseiller au départe­ment du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit : ne raisonnez pas mais croyez ! (Un seul maître au monde dit : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez! Ici il y a par­tout limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Quelle autre ne le fait pas mais leur est au contraire favorable ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes ; son usage privé, en revanche, peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notable­ment le progrès des Lumières. Mais ce que j'entends par usage public de sa propre raison, c'est celui qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. Or, pour maintes activités qui touchent à l'intérêt de la commu­nauté, un certain mécanisme est nécessaire au moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter de manière purement passive afin d'être

dirigés, en vertu d'une unanimité artificielle, par le gouvernement vers des fins publiques ou, du moins, d'être empêchés de détruire ces fins. Sans doute n'est-il alors pas permis de raisonner ; on est obligé d'obéir. Mais dans la mesure où cette partie de la machine se considère en même temps comme membre de toute une communauté, voire de la société cosmopolite, il peut par suite, en sa qualité de savant qui s'adresse avec des écrits à un public au sens propre du terme, en tout état de cause raisonner sans qu'en pâtissent les activités auxquelles il est préposé en partie comme membre passif.

2. La religion naturelle

Hermann Samuel Reimarus, Les Vérités les plus éminentes de la religion naturelle [1754], trad. Gérard Raulet, in Aufkkirung. Les Lumières allemandes, ibid., p. 168-170.

Dans l e vaste plan du système de toutes choses où nous apparaît d'emblée la religion purement ration­nelle, règne une totale cohérence qui non seulement ne laisse subsister dans l'âme aucune obscurité et aucune confusion mais la forme à toutes les perfections et assouvit ses aspirations naturelles. Nous y trouvons l'archétype de toute perfection, dont la contemplation nous plonge continuellement dans l'admiration, le res­pect, la vénération et l'amour. Nous commençons nous-mêmes à devenir intelligents et sages dans la mesure même où nous prenons conscience de la grande intelligence qui se révèle dans cet arrangement et cet ordre du monde, ainsi que de l'infinie noblesse des intentions qui y sont mises en application avec la plus grande sagacité. Notre science de la nature, dans toute sa diversité allant du plus grand au plus petit, notre connaissance des lois générales et particulières du mou­vement, du cours des planètes, des causes des change­ments dans le ciel, dans l'atmosphère et sur la terre, de la constitution, de la reproduction, de la nutrition, de la croissance des plantes et des bêtes, et toutes autres choses encore qu'il est donné à notre entendement de connaître, tout cela n'est rien qu'un pâle reflet de cette sagesse et des règles que Dieu a réellement mises en oeuvre dans sa Création. Cette science n'est du reste attirante et nourrissante que dans la mesure où nous y percevons la perfection et la concordance des choses

ainsi que l'accomplissement le plus adéquat des fins infiniment bonnes qui furent celles du Créateur. Alors nous trouvons dans l'étude et la contemplation des choses une source inépuisable d'extrême satisfaction, des miracles, des tours de force et des exemples tou­jours renouvelés d'un entendement infini. Alors nous ressentons aussi les avantages de notre âme puisque nous voyons réunis dans le livre de la nature visible les pensées les plus sages et les témoignages les plus grands de la bonté de l'esprit invisible. Nous apprécions les avantages de la religion lorsque nous savons juger à partir de sa beauté inhérente, de son ordonnancement, de sa liaison, de sa concordance et de son utilité, en un mot à partir de l'intention authentique de l'Auteur de toutes choses, ce qui apparaît inévitablement aux esprits égarés, d'un point de vue erroné, comme désor­donné, confus, imparfait, mauvais, repoussant et horrible.

Or, si notre entendement s'efforce par nature de connaître le fondement, la cause et la cohérence des choses de façon claire et distincte et si c'est la contem­plation de ce qui est le plus édifiant, le plus important, le plus beau, qui s'accompagne principalement de plai­sir, alors la religion seule apporte à cet effort une récompense car elle nous montre la perfection des choses sous l'aspect de leur système le plus cohérent. Toute autre forme de connaissance peut avoir son uti­lité et son agrément pour autant qu'elle soit subordon­née à la religion et ne lui soit pas contraire. Hors cela tout n'est que badinage qui ne procure pas à l'esprit la nourriture, la satisfaction et la force qu'il attend, quand cela ne le plonge pas dans l'inquiétude et même dans la confusion en lui présentant le monde tout entier comme contingent, dépourvu de sens, incohérent, désordonné et laid.

3. L'aspect politique des Lumières

Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? « [1784], trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, in Aufkliirung. Les Lumières allemandes, ibid., p. 336-338.

Un homme peut, certes pour sa personne, et même alors pour quelque temps seulement, ajourner les Lumières quant à ce qui lui incombe de savoir ; mais y renoncer, que ce soit pour sa personne, mais plus encore pour les descendants, c'est attenter aux droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds. Mais ce que même un peuple n'est pas autorisé à décider pour lui-même, un monarque est encore bien moins autorisé à le décider pour un peuple ; car son statut de législa­teur repose sur ceci qu'il réunit toute la volonté du peuple dans la sienne. Pourvu qu'il ait seulement en vue que toute amélioration vraie ou supposée soit com­patible avec l'ordre civil, il ne peut au demeurant que laisser ses sujets faire eux-mêmes ce qu'ils estiment nécessaire au salut de leur âme ; cela n'est aucunement son affaire, qui est bien plutôt de prévenir qu'un indi­vidu n'empêche, de tout son pouvoir et par la violence, les autres de travailler à définir et à accomplir leur salut. Il porte même préjudice à sa majesté s'il s'en mêle, en faisant les honneurs d'une surveillance gouvernemen­tale aux écrits par lesquels ses sujets tentent de clarifier leurs vues, qu'il le fasse à partir de sa propre vue élevée des choses, ce en quoi il s'expose au reproche : Caesar non est supra grammaticos, ou, pis encore, qu'il abaisse son pouvoir suprême à soutenir dans son État le despo­tisme spirituel de quelques tyrans contre le reste de ses sujets.

Si on pose à présent la question : vivons-nous main­tenant à une époque éclairée? la réponse est : non, mais bien à une époque de progrès des Lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, en l'état actuel des choses, soient déjà, ou puissent seulement être mis en mesure de se servir dans les choses de la religion de leur entendement avec assu­rance et justesse sans la conduite d'un autre. Cepen­dant nous avons des indices évidents qu'ils ont le champ libre pour travailler dans cette direction et que les obstacles à la généralisation des Lumières, ou à la sortie de cet état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables se font de moins en moins nombreux. À cet égard, cette époque est l'époque des Lumières, ou le siècle de Frédéric.

Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu'il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de la religion, mais de leur laisser entière liberté en la matière, un prince qui va jusqu'à récuser le nom hautain de tolérance, est lui-même éclairé et mérite d'être glorifié par le monde contemporain et la postérité reconnaissants comme celui qui le premier a délivré le genre humain de l'état de tutelle, du moins pour ce qui est du gouvernement, et laissé chacun libre de se servir de sa propre raison pour toutes les questions de conscience. Sous son règne, il est permis à de vénérables ecclésiastiques, sans préjudice des devoirs de leurs fonctions, de soumettre librement et publiquement à l'examen du monde, en leur qualité de savants, des jugements et des réflexions s'écartant ici ou là du symbole admis ; mais plus encore à tous les autres qui ne sont pas limités par les obliga­tions de leurs fonctions. Cet esprit de liberté s'étend même au-dehors, même là où il doit lutter contre les obstacles extérieurs d'un gouvernement qui se méprend

sur son propre compte. Qu'il ne soit nullement besoin de veiller à la paix et à l'unité de la communauté lorsque règne la liberté sert en effet d'exemple à ce gou­vernement. Ces hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté dès lors qu'on ne s'ingénie pas à les y maintenir.

J'ai placé le point essentiel des Lumières, la sortie des hommes hors de l'état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables, surtout dans les choses de la reli­gion, parce que, au regard des arts et des sciences, nos souverains n'ont pas intérêt à exercer leur tutelle sur leurs sujets ; au reste, cet état de tutelle est, en même temps que le plus préjudiciable, le plus déshonorant de tous. Mais la manière de penser d'un chef d'État qui favorise les Lumières va encore plus loin et discerne que même au regard de sa législation, il est sans danger d'autoriser ses sujets à faire publiquement usage de leur propre raison et à exposer publiquement au monde leurs idées sur une meilleure rédaction de ladite législa­tion, même si elles sont assorties d'une franche critique de celle qui est en vigueur ; nous en avons un exemple éclatant par lequel aucun monarque n'a encore devancé celui que nous vénérons.

Mais seul celui qui, lui-même éclairé, n'est pas sujet à des peurs chimériques et qui a en même temps à sa disposition une armée nombreuse et bien disciplinée pour maintenir l'ordre public, peut dire ce qu'un État libre ne peut oser dire : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez ; mais obéissez ! Ainsi les choses humaines prennent ici un cours déconcertant et inat­tendu ; et d'ailleurs, si on observe les choses dans les grands traits, tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile semble bénéfique à la liberté de l'esprit du peuple et lui impose cependant des bornes infran­chissables ; un moindre degré de liberté civile ménage

en revanche l'espace où il s'épanouira autant qu'il est en son pouvoir. Quand la nature a fait sortir de la dure enveloppe le germe dont elle prend soin le plus tendrement, c'est-à-dire le penchant et la vocation à la libre pensée, ce penchant a progressivement des réper­cussions sur l'état d'esprit du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement) et finalement même sur les principes du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l'être humain, qui est désormais plus qu'une machine, conformément à sa dignité.

4. « Une constitution faite pour toutes les nations n'est faite pour aucune «

Joseph de Maistre, Considérations sur la France [1797], Lyon, Rusand, 1829, chap. vi, p. 93-95.

Les plus grands ennemis de la Révolution française doivent convenir avec franchise que la commission des onze qui a produit la dernière constitution a, suivant toutes les apparences, plus d'esprit que son ouvrage, et qu'elle a fait peut-être tout ce qu'elle pouvait faire. Elle disposait de matériaux rebelles, qui ne lui permettaient pas de suivre les principes ; et la division seule des pou­voirs, quoiqu'ils ne soient divisés que par une muraille 1, est cependant une belle victoire remportée sur les préjugés du moment.

Mais il ne s'agit que du mérite intrinsèque de la constitution. Il n'entre pas dans mon plan de recher­cher les défauts particuliers qui nous assurent qu'elle ne peut durer ; d'ailleurs, tout a été dit sur ce point. J'indiquerai seulement l'erreur de théorie qui a servi de base à cette construction, et qui a égaré les Français depuis le premier instant de leur Révolution.

La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l' homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu.

1. Selon la Constitution de 1795, les deux conseils ne peuvent en aucun cas se réunir dans une même salle (titre V, art. 60).

Y a-t-il une seule contrée de l'univers où l'on ne puisse trouver un conseil des cinq-cents, un conseil des anciens et cinq directeurs ? Cette constitution peut être présentée à toutes les associations humaines, depuis la Chine jusqu'à Genève. Mais une constitution qui est faite pour toute les nations, n'est faite pour aucune : c'est une pure abstraction, une oeuvre scolastique faite pour exercer l'esprit d'après une hypothèse idéale, et qu'il faut adresser à l'homme, dans les espaces imagi­naires où il habite.

Qu'est-ce qu'une constitution ? N'est-ce pas la solu­tion du problème suivant ?

Étant données la population, les moeurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent.

Or, ce problème n'est pas seulement abordé dans la Constitution de 1795, qui n'a pensé qu'à l'homme.

5. La théorie des sentiments

Mendelssohn, Lettres sur les sentiments [1755],

trad. Gérard Raulet, in Aufkliirung.

Les Lumières allemandes, op. cit., p. 428-429.

C'est là une vérité établie : ni un concept distinct, ni non plus un concept complètement obscur ne sont compatibles avec le sentiment de la beauté. Le premier parce que notre âme limitée n'est capable de percevoir aucune diversité en une seule fois de façon distincte. Il lui est en quelque sorte nécessaire de détourner son attention du tout pour réfléchir sur les parties de l'objet les unes après les autres. Le second en revanche parce que la diversité de l'objet est pour ainsi dire plongée dans l'obscurité et échappe à notre perception. Toutes les notions qui existent de la beauté doivent donc se situer dans les limites de la clarté. Plus encore : plus est claire la représentation d'un bel objet, plus le sentiment qu'elle suscite est vif et fougueux le plaisir qui en résulte. Une représentation plus claire nous fait perce­voir une plus grande diversité, un plus grand nombre d'aspects de cette diversité les uns par rapport aux autres. Autant de sources de plaisir !

Prête donc attention, noble jeune homme, à la façon dont je me prépare à jouir d'un plaisir ! Je contemple l'objet de ce plaisir, je réfléchis sur chacune de ses par­ties et je m'efforce de les saisir distinctement. Je porte ensuite mon attention sur leur relation d'ensemble ; je m'élève des parties au tout. Les différents concepts dis­tincts reculent en quelque sorte dans un lointain obscur. Ils conservent leur effet sur moi, mais ils l'exercent en gardant un tel équilibre les uns par rap­port aux autres qu'il n'en émane en somme pour moi

que la vision du tout et que ma réflexion m'a seulement rendu la diversité plus perceptible.

Le sage Stagirite 1 attribue à chaque beauté une gran­deur et des limites bien définies et il affirme qu'elle n'est plus digne de son nom lorsqu'elle outrepasse ces limites ou bien n'atteint pas cette grandeur.

Ce propos a créé d'indicibles embarras à ses exégètes. Si l'on suit ce principe, conclurent-ils, alors le monde tout entier doit cesser d'être beau ; et qui affirmerait une chose pareille ?

Seulement cet univers incommensurable n'est pas une beauté visible. Rien ne mérite d'être dit beau qui ne se présente d'emblée clairement à nos sens. C'est pourquoi on dit du reste que le système de l'univers est beau lorsque l'imagination en ordonne les aspects principaux avec ce même équilibre parfait dont la raison et la perception nous apprennent qu'il en régit l'ordonnancement hors de nous. Si les choses se passent ainsi, on ne perçoit alors que les relations d'ensemble qui lient les parties du monde au tout et la beauté atteint dans l'imagination la grandeur qui lui manque dans la nature.

L'imagination peut en quelque sorte ramener chaque beauté dans les limites qui s'imposent en étendant ou en contractant les parties de l'objet autant que néces­saire pour que nous puissions percevoir d'un seul coup toute la diversité requise. Un animal grand de quelques stades ou une mite imperceptible pour l'oeil le plus exercé peuvent devenir en imagination des objets beaux ; leur constitution organique n'a-t-elle pas sou­vent ravi l'amoureux de la nature ? Mais Aristote leur a refusé le titre de beautés visibles parce que notre vue myope ne peut saisir d'un coup la diversité des

1. Aristote, natif de Stagire.

membres du monstre et qu'elle ne peut même pas voir du tout la bien trop petite mite. Cette vérité est d'une extrême importance pour les poètes dramatiques.

En revanche, la contemplation du tout est pour le sage une source intarissable de plaisir. Elle agrémente ses heures de solitude, elle emplit son âme des senti­ments les plus sublimes, détourne ses pensées du tumulte des choses terrestres et les rapproche du siège de la divinité. Élève-toi, cher adolescent, à la dignité de cette contemplation ! Applique mon enseignement à la beauté de la nature universelle ! Elle est la preuve la plus noble de la vérité de ma théorie. Tire d'elle la leçon qu'il est infiniment avantageux pour le sentiment du tout d'avoir auparavant réfléchi de la façon la plus distincte sur toutes ses parties.

Applique mon enseignement ! Je te le dis. Car si tu ne savais rien du merveilleux arrangement des corps célestes, si tu ignorais qu'une chaîne infinie d'êtres habite chacune des planètes, si tu ignorais que du centre de chacun des systèmes planétaires un courant tempéré de lumière et de vie rayonne dans toutes les directions, si donc tu ne savais rien de toutes ces vérités si importantes et si tu ne percevais ici et maintenant que la liaison générale des corps célestes, leur situation, leur grandeur, leur éloignement, c'est-à-dire en somme seulement le squelette de la construction copernicienne du monde, cette connaissance, je te le dis, te procure­rait certes du plaisir mais elle ne comblerait pas ton âme. Sa pauvreté en diversité laisserait dans ton concept du tout des lacunes étonnantes et l'harmonie censée te ravir se ramènerait à un petit nombre de lois de la nature par lesquelles les corps célestes sont régis dans leurs évolutions.

6. Que signifie « éthique de la discussion « ?

Jürgen Habermas, De l'éthique de la discussion [1991], Paris, Flammarion, « Champs «, 1992, I, I,

p. 16-19.

Laissez-moi expliquer tout d'abord le caractère déon­tologique, cognitiviste, formaliste et universaliste de l'éthique kantienne. Parce que Kant veut se limiter à l'ensemble des jugements normatifs susceptibles de fondation, il doit prendre pour base un concept res­treint de morale. Les éthiques classiques s'étaient rap­portées à toutes les questions concernant la « vie bonne « ; l'éthique de Kant ne se rapporte plus qu'aux problèmes de l'agir juste ou équitable. Les jugements moraux expliquent comment des conflits d'action peuvent être réglés sur la base d'un accord rationnelle­ment motivé. Dans un sens plus large, ils servent à justifier des actions à la lumière de normes valides, ou à justifier la validité de normes à la lumière de principes dignes de reconnaissance. Le phénomène fondamental qui, du point de vue de la théorie morale, nécessite explication est la validité prescriptive de commande­ments ou de normes d'action. Nous parlons dans cette perspective d'une éthique déontologique. Celle-ci com­prend la justesse de normes ou de commandements comme analogue à la vérité d'une proposition asserto­rique. Cependant, la « vérité « morale de propositions déontologiques ne doit pas être assimilée — contraire­ment à ce qui se fait dans l'intuitionnisme ou dans l'éthique des valeurs — à la validité assertorique de pro­positions descriptives. Kant ne fait pas coïncider raison théorique et raison pratique. Je conçois la justesse nor­mative comme une prétention à la validité analogue à

la vérité. Dans ce sens, nous parlons aussi d'une éthique cognitiviste. Celle-ci doit pouvoir répondre à la question de savoir comment des énoncés normatifs peuvent être fondés. Bien que Kant choisisse la forme impérative (« Agis seulement selon la maxime par laquelle tu puisses en même temps vouloir qu'elle devienne une loi universelle «), l'impératif catégorique assume le rôle d'un principe de justification qui permet de déclarer valides des normes d'action universali-sables : ce qui est justifié d'un point de vue moral doit pouvoir être voulu par tous les êtres rationnels. Dans cette perspective, nous parlons d'une éthique formaliste. Dans l'éthique de la discussion, c'est la procédure de l'argumentation morale qui prend la place de l'impéra­tif catégorique. Elle établit le principe « D « selon lequel seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l'accord de tous les concernés en tant qu'ils participent à une discussion pratique.

En même temps, l'impératif catégorique est ramené au rang d'un principe d'universalisation, « U «, qui dans les discussions pratiques assume le rôle d'une règle d'argumentation : dans le cas de normes valides, les conséquences et les effets secondaires qui d'une manière prévisible découlent d'une observation univer­selle de la norme dans l'intention de satisfaire les inté­rêts de tout un chacun doivent pouvoir être acceptés sans contrainte par tous.

Enfin, nous nommons universaliste une éthique qui affirme que ce principe moral (ou un autre analogue) n'exprime pas seulement les intuitions d'une culture ou d'une époque déterminées, mais vaut de façon univer­selle. Seule une fondation du principe moral qui n'est pas d'emblée renvoyée à un fait de raison peut désamorcer le soupçon d'un paralogisme ethnocen-triste. On doit pouvoir montrer que notre principe

moral ne fait pas que refléter les préjugés d'un citoyen adulte, blanc, mâle, bourgeois, issu de la Mitteleuropa. Je ne m'engagerai pas dans cette partie, la plus difficile, de l'éthique, mais je rappellerai simplement la thèse qu'établit dans ce contexte l'éthique de la discussion : quiconque entreprend sérieusement la tentative de par­ticiper à une argumentation s'engage implicitement dans des présuppositions pragmatiques universelles qui ont un contenu moral ; le principe moral se laisse déduire à partir du contenu de ces présuppositions d'argumentation, pour peu que l'on sache ce que cela veut dire de justifier une norme d'action.

Voilà pour les hypothèses déontologiques, cogniti-vistes, formalistes et universalistes fondamentales que défendent toutes les éthiques de type kantien, dans l'une ou l'autre de leur version. J'aimerais encore rapi­dement expliquer la procédure de discussion pratique évoquée dans le principe « D «.

Le point de vue à partir duquel les questions morales peuvent être évaluées impartialement, nous le nom­mons le « point de vue moral «. Les éthiques forma­listes fournissent une règle qui explique comment l'on considère quelque chose sous l'égide du point de vue moral. Comme on le sait, John Rawls propose une position originelle dans laquelle tous les participants se font face en tant que décideurs rationnels, contractants égaux en droit, ignorant évidemment leur statut social effectivement adopté, position originelle qui est « la situation de départ adéquate assurant que les accords qui y sont conclus sont équitables «. Au lieu de cela, G.H. Mead recommande une adoption idéale de rôle qui exige que le sujet effectuant un jugement moral se mette à la place de tous ceux qui seraient concernés par l'accomplissement d'une action problématique ou par la mise en vigueur d'une norme litigieuse. La

procédure de la discussion pratique a des avantages par rapport aux deux constructions. Dans les argumenta­tions, les participants doivent partir du fait qu'en prin­cipe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative de la vérité dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. La discussion pratique est considérée comme une forme exigeante de formation argumenta-tive de la volonté qui (comme la position originelle de Rawls) doit garantir par les seules présuppositions universelles de la communication la justesse (ou l'équité, la fairness) de tout accord normatif possible conclu dans ces conditions. La discussion peut jouer ce rôle grâce aux présuppositions idéalisantes que les participants doivent effectivement opérer dans leur pra­tique argumentative ; c'est pourquoi disparaît le carac­tère fictif de la position originelle, ainsi que celui de cette mise en place d'une ignorance artificielle. D'autre part, la discussion pratique se laisse concevoir comme un processus d'intercompréhension qui, d'après sa forme même, assigne à tous les participants en même temps l'adoption idéale du rôle. Il transforme donc cette adoption idéale de rôle effectuée (chez Mead) par chacun en particulier et privatim en une opération publique pratiquée par tous intersubjectivement en commun.

 

 

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« 72 1 PHILOSOPHIE DU PROGRÈS qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un méde­ cin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors pas moi-même à fournir d'efforts.

Il ne rn' est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d'autres assumeront bien à ma place cette fasti­ dieuse besogne.

Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle, outre qu'il est très pénible, pour très dangereux, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bien­ veillance, se chargent de les surveiller.

Après avoir d'abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollici­ tude ces créatures paisibles d'oser faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls.

Or ce danger n'est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d'ordinaire de toute autre tentative ultérieure.

Il est donc difficile à chaque homme pris individuel­ lement de s'arracher à l'état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature.

Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l'incapacité de se servir de son propre entendement parce qu'on ne l'a jamais laissé s'y essayer.

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] Mais qu'un public s'éclaire lui-même est plus pro­ bable ; cela est même presque inévitable pourvu qu'on lui accorde une certaine liberté.

Car il se trouvera tou­ jours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l'état de tutelle et pour propager ensuite autour d'eux l'esprit d'une apprécia­ tion raisonnable de la propre valeur et de la vocation. »

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