La raison du plus fort de J. DE LA FONTAINE

« Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'Elie; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson.

-Tu la troubles, reprit cette bête cruelle; Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

-Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né? Reprit l' Agneau; je tette encor ma mère.

-Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.

Je n'en ai point.

-C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.

» Là-dessus, au fond des forêts Le Loup l'emporte et le mange, Sans autre forme de procès.

J.

de La FONTAINE, Fables, Livre Premier, IO.

POUR .MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE Qu'y a-t-il de choquant à ce qu'un loup dévore un agneau? Rien, à part le côté sanguinolent du spectacle.

Mais quand le loup se met à raisonner l'agneau, pour le convaincre d'un for­ fait, et se poser comme l'exécuteur d'une juste sentence, alors la fable devient l'impitoyable allégorie de l'histoire écrite par les vainqueurs, ou de l'acharnement avec lequel de trop nom­ breux bourreaux ont tenté d'arracher à leur victime, avant de les réduire à un silence de mort, un aveu qui aurait « justifié » leur élimination.

À une première accusation remplie de colère, l'agneau oppose un argument écologique simple et, si l'on ose dire, coulant de source: la pollution de l'eau ne peut pas se faire d'aval en amont.

Le loup, qui veut à tout prix paraître dans son bon droit, est contraint de déplacer le chef d'accusation : à la pollu­ tion physique, il substitue le grief de pollution morale, la médisance.

Mais l'agneau dispose d'un alibi parfait : l'inexistence du coupable au moment des faits.

Nouveau déplacement de l'accusation, qui prend l'apparence. »