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ARISTOTE: Que la Cité de Platon est bien trop idéale

Publié le 22/02/2012

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Ainsi les uns gouvernent, les autres sont gouvernés tour à tour comme s'ils devenaient d'autres hommes; et de même, parmi ceux qui gouvernent, les uns exercent une charge, les autres une autre. D'après cela, il est donc clair que la nature de la cité n'est pas d'être une au sens où certains le disent et que ce qu'ils appellent le bien suprême pour les cités les anéantit en réalité; et pourtant le bien propre de chaque chose, c'est ce qui sauvegarde chaque chose. (...) Même en admettant que le bien suprême pour une communauté politique soit d'être aussi une que possible, même cette unité n'est évidemment pas prouvée par le fait de dire tous ensemble : « c'est le mien » et « ce n'est pas le mien »; c'est cela, en effet, que Socrate s'imagine être le signe de l'unité parfaite d'une cité. Car le mot « tous » a un double sens; s'il est pris dans le sens de « chacun en particulier », on se rapprochera peut-être de ce que Socrate a l'intention de faire : chacun appellera le même individu son propre fils ou la même personne sa propre femme, et ainsi pour les biens et pour tout ce qui lui arrive. Mais, en fait, ce n'est pas en ce sens que le diront ceux qui ont en commun femmes et enfants : ils le feront au sens de « tous collectivement » et non de « chacun d'eux en particulier »; de même les biens, ils les posséderont « tous collectivement » et non au sens de « chacun d'eux en particulier ». Il est donc clair qu'il y a un paralogisme à dire simplement « tous »; des termes comme « tous, tous les deux, pair et impair », à cause de leur double acception, donnent naissance, même dans le raisonnement, à des arguments contentieux; ainsi, que tous appellent « mien » le même objet, en un sens cette formule est belle, mais inapplicable, et, dans l'autre, elle n'exprime nullement la concorde. La formule proposée offre encore un autre inconvénient, car on se préoccupe très peu de ce qui est commun au très grand nombre; on se soucie surtout de ses biens propres, mais moins de biens communs, si ce n'est dans la mesure de son intérêt personnel; on les néglige davantage, entre autres raisons, parce qu'un autre, pense-t-on, en prend soin : c'est ce qui arrive dans le service domestique, où de nombreux serviteurs font quelquefois moins de besogne qu'un nombre moindre. Si chaque citoyen a mille fils, ceux-ci ne sont pas les fils de chacun, mais le premier venu est également le fils du premier venu, si bien que tous s'en désintéresseront également. Politique, II, 3, 1261b4-1262a1. Traduction J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1960, T. I., p. 54-55.
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« conditions de sa propre durée, tel doit être, pour un État, le but d'une politique raisonnable (ou rationnelle?).C'est ici qu'Aristote se sépare de Platon (et l'on pourrait dire, par anticipation, que la politique de celui-ci est,aux yeux de celui-là, trop rationnelle et pas assez raisonnable). Pour Platon, l'identité du Bien et de l'Un (comme cause intelligible de tout) exige que la Cité soit à ce point unieen elle-même qu'elle ne fasse plus qu'un.

A la question posée dans la République : « Quel est dans l'organisation de l'État le plus grand bien ? et le plus grand mal ? » la réponse est : « L'État le mieux gouvernéest celui qui se rapproche le plus du modèle de l'individu » — ce qui implique que « tous les citoyens disent enmême temps les mêmes mots : ceci est à moi, ceci n'est pas à moi ».

Que tout soit en commun dans lacommunauté politique (sauf le corps de chacun), qu'elle soit comme l'Homme, corps et âme unis, qui souffretout entier lorsqu'un seul doigt est blessé, et les citoyens « seront délivrés de toutes les querelles dont l'argent, les enfants et les proches sont l'occasion ».

L' unité est donc la condition de l'harmonie du tout 3.

Nous allons voir ce qu'Aristote oppose à cette idée.

Mais rappelons sa propre conception de la meilleure forme degouvernement, que résument schématiquement les deux premières lignes du texte : « la sauvegarde des États,c'est l'égalité par réciprocité », qui suppose que soit maintenue la différence des individus (d'où l'insistance surles uns et les autres), mais aussi l'alternance (tour à tour) et la « substituabilité » des responsabilités et des fonctions, qui instaurent l'égalité, justement, dans le jeu même des différences : autre idée de l'harmonie dutout, qui n'implique pas, comme on voit, que la pluralité soit réduite à l'unité. 4.

Or, c'est bien cette réduction, opérée par Platon, qui « anéantit en réalité les Cités » lors même qu'elle vise leur « bien suprême » : le deuxième et le troisième paragraphes montrent bien pourquoi.

En faisant abstraction, d'une part, de l'ambiguïté constitutive du mot « tous » et, d'autre part, de la puissance de l'intérêt personnel,le « modèle » platonicien ne peut qu'entretenir le ferment de la discorde (au lieu de la concorde) et produire ledésintérêt (l'indifférence) de tous (à la place d'une sympathie et d'une solidarité actives).

Il aboutit ainsi à son contraire, paradoxalement, comme lorsque plus (de serviteurs) fait moins (de besogne) que moins (de serviteurs).

La communauté de sens imaginée par Socrate (comme « le signe de l'unité parfaite » de la communauté politique) n'est en réalité qu'une diversité ramenée de force à une identité (un même jugement/unmême sentiment donnant une même propriété/un même intérêt) qui heurte en fait le sens commun...

Si « tousles deux » est équivoque (veut-il dire : les deux ensemble comme un tout? ou : dans le tout, l'un et l'autre, bien distingués?), et pareillement « pair et impair » (si 5 = 2 (pair) + 3 (impair), n'est-il pas à la fois pair et impair?),que dire alors de « tous », signifiant tout un chacun et en même temps la totalité de(s) « chacun(s) »? Surtout si on le rapporte au double sens de un : autre chose est l'unité (arithmétique) dans un ensemble, ou le particulier qui se singularise comme tel (chaque « un »), autre chose l'unité (organique) d'un tout qui s'individualisecomme tel.

Clarifier ces équivoques, c'est se demander alors : Quelle harmonie (autre que fictive, ou « totalitaire »), et entre quels individus peut bien signifier un « Uncollectif » où « chaque un » se trouve annulé? a. Quelle harmonie (autre qu'« utopique » : belle, mais irréalisable) entre quels propriétaires peut bien résulter d'un rapport de propriété désormais indifférencié (s'appliquant indistinctement à tout un chacun, au premier venu) alors que sa fonction est justement, en rapport avec l'intérêt, de « personnaliser » les individus et leurs relations ? b. Car l'intérêt personnel (à la fois moteur et mesure de l'action individuelle face au très grand nombre) est bience qui relie les individus l'un à l'autre comme des personnes (le père au fils, l'époux à l'épouse, le maître àl'esclave, le citoyen à son égal — dans une « microsociologie » dont on peut considérer qu'Aristote a étél'initiateur), en même temps qu'il identifie « chaque un » comme un sujet.

Dans ces conditions, l'« unifier »selon la formule platonicienne (de façon purement formelle, au mépris de la « matière » des rapports humains),c'est simplement supprimer (« anéantir ») l'objet même de la théorie politique. La leçon d'Aristote est donc claire — en effet : il faut savoir ce que parler veut dire, surtout quand le logos dit le droit/la loi; il faut savoir aussi ce que chacun en particulier veut avoir, surtout quand la loi garantit la jouissance des biens.

Bref, il faut savoir analyser le concret de l'expérience et de l'histoire.

Tel est le sens dece qu'on nomme l'empirisme aristotélicien (et son réalisme).

Et l'on voit bien à quoi il s'oppose : à l'idéalisme platonicien, qu'il faut lui-même entendre dans son double sens, celui d'un dogmatisme théorique qui déduit l'idéal de l'Idée, et celui d'un « moralisme » naïf qui, dans l'Idée, occulte le réel.. »

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