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Césaire : Cahier d'un retour au pays natal (analyse de l'oeuvre)

Publié le 26/08/2012

Extrait du document

La première contradiction, celle du capitaine Cook, qui cherche des aurores boréales au Pôle Sud, est une question de connaissance ; l’ethnocentrisme semble être presque anecdotique, comme celui du touriste, mais le verbe utilisé (chasser) annonce une autre chose, moins innocente, qui accompagne cet esprit d’aventure et ce goût pour la ‘découverte’. Dans le contraste  de l’autre colonne, celui des pipes sur les lèvres esquimaudes, il s’agit directement d’opérer sur les autres. Après le retour à la ligne unifiée, le discours poétique aboutit finalement à la dénonciation directe de la violence sur le corps de l’autre colonisé : l’image des « fraîches lances «, situé dans l’Équateur et concentré donc dans une seule ligne, se démontre comme l’autre visage des aventures expéditionnaires. Il y a des explorateurs qui enfoncent ses fraîches lances dans les corps des hommes noirs tout comme d’autres enfonçaient leurs bois de drapeau dans la neige des pôles, et puis, “comme butin de guerre / rapport[aient] en Europe / [...] les quatre points cardinaux”.              Il est vrai que d’une perspective postcoloniale et raciale on peut peut-être faire au poème de Huidobro une critique semblable à ceux qui ont été adressées à textes comme « Le Cygne « de Baudelaire. En tout cas, Huidobro insiste sur l’impossibilité de réduire le monde à un discours et sur la nécessité de multiplier les modes simultanés de juger et les tables de valeur. La référence à l’Afrique se termine par ces expressions : « Y los negros / de divina raza / Esclavos en Europa / Limpiaban de su rostro / la nieve que los mancha «.[24] Le noir devient la couleur de la propriété, et la neige que les braves capitaines vont chercher aux pôles celle de la saleté. On pourrait penser, bien sûr, qu'on est de retour dans l’univers exotique et mélancolique de Baudelaire, mais dans le contexte de la violence des vers précédant cette image (volontairement) baudelairienne ne peut plus être lue de la même façon.              Alors que Huidobro duplique la chaîne syntagmatique, Césaire introduit une digression énumérative qui semble appartenir à un autre texte, à un autre univers et à un autre ordre. Tous deux utilisent les procédures des avant-gardes métropolitaines[25] pour parler de la violence coloniale, et ce n’est pas une coïncidence, peut-être, que tous les deux arrivent, malgré ses différences temporelles, géographiques et culturels, à des résultats similaires.

« immobile au milieu du cirque, couronné de daturas.

L'ordre blanc a envahi l'espace originaire et imposé sa logique et sa temporalité, mais sans parvenir à installerson ordre au-delà de la domination matérielle.

Après cette liste de scènes, qui composent l'histoire de la domination,[8] le retour de la formule, maintenant abrégée(« voum rooh », 57), nous fait retourner à l'univers originel par la voie d'une fuite vers un ordre qui précède celui du langage -c'est-à-dire du symbolique- et relève del'onomatopée : « voum rooh / s'envoler / plus haut que le frisson plus haut que les sorcières vers d'autres étoiles exaltation féroce de forêts […] » (57).

Un ordre,d'ailleurs, qui pourrait peut-être revenir comme le suggère le choix du verbe suivant : « voum rooh oh / pour que revienne le temps de la promission » (57).

La reprisede l'incantation, comme l'a affirmé Lylian Kesteloot, « chasse la sinistre vision » (60), introduisant d'abord une convocation à la fuite et ensuite une invocation à larenaissance du passé paradisiaque.[9] Il est clair que les tirets marquent l'irruption de la domination blanche dans l'ordre originel.

Ils se révèlent ainsi comme des marques d'une rationalitéhistorique (au sens occidental du terme), -par opposition à l'ordre du mythe et aussi à celui de la nature- et écrite (c'est-à-dire, relevant à la fois de la logique de lagrammaire et des techniques d'impression), par rapport à l'ordre de l'oralité.

Le tiret est donc un symbole de l'ordre européen, ancré dans le langage et la raison, toutcomme le volcan, lui aussi omniprésent dans le poème sous forme d'allégorie est un symbole de l'ordre « africain », qui est du côté du tam-tam, et de l'Antillais, qui seconstitue d'abord par le cri.

Les tirets coupent le chant, en introduisant dans le texte la logique de l'inventaire et la contre-logique du rythme africain.

En ce qui concerne le sens, ilssemblent en effet moins propres au poème qu'à une liste commerciale (le registre d'entrées et sorties dans un port négrier, par exemple).

Quant à la musicalité, lacourbe mélodique du style (mot qui fonde -et se fonde dans- l'ordre de l'écriture normalisée), est chassée par le rythme syncopé.[10] On a mentionné plusieurs foisque souvent dans la poésie orale africaine, aussi bien que dans la poésie écrite des poètes africains et antillais, un poème tout entier est construit autour d'un mot-cléou d'une série de mots-clés dont la valeur n'est pas sémantique mais sonore et dont la fonction n'est pas de produire signification elle-même mais plutôt de faire sortirou déclencher d'autres mots, images, sons (cf.

Songolo 61-62).

Ces « mots-accoucheurs », comme on a pu les appeller (id.), sont fréquents dans le Cahier.

Ainsi, le syntagme « ceux qui », répété anaphoriquement (Cahier67), « ne joue pas d'autre fonction apparente au-delà de sa fonction rythmique ; il ne suggère rien de plus que ce qui est exprimé par les mots qui l'entourent et qu'ilfait ressortir » (Songolo 63).

Le syntagme « voum rooh oh », par contre, semble plus près de la fonction d'une autre anaphore : celle des tam-tams (Cahier 67),laquelle « a une fonction symbolique en plus de sa fonction rythmique » (Songolo 64) : le tambour est avant tout l'instrument primordial de la musique africaine,mais il est aussi, dans certains mythes, consubstanciel à la naissance de la parole humaine, creátion du « premier prêtre totémique, hypersensible et émotif, en un mot,poète » (Songolo 64).

L'anaphore des tam-tams a une fonction complexe, qui « ne s'affirme réellement que quand la fonction rythmique et la fonction symboliquecollaborent pour lui garder toute sa force expressive » (66).

Le « voum rooh oh » semble opérer d'une façon similaire : il installe un rythme qui est celui des tam-tamset de la poésie orale africaine, en même temps qu'il sert à introduire le motif de l'incantation et l'invocation.

Surréalisme et sur-surréalisme Alors que dans la poésie d'avant-garde européenne des procédures comme l'utilisation du tiret sont considérées comme une forme d'interruption de la linéaritédu discours et un moyen d'échapper à la tyrannie du logos cartésien, chez Césaire on remarque un renversement significatif, par lequel les tirets deviennent dessymboles -aussi bien que des instruments- de l'ordre associé au cartésianisme[11] et à la modernité, quelque chose qui est à l'origine de cet ordre.

La révolte du textecontre la forme blanche-européenne de lecture/écriture du passé et la subversion des formes de lecture/écriture poétique constituent un seul et même acted'émancipation.

Par rapport à une telle position, d'entreprises comme celle du surréalisme semblent en condition d'infériorité : elles essayent de subvertir leur propreordre avec des outils et en se servant de stratégies qui ont été pour la plupart développées par -et pour- ce même ordre.

Aliko Songolo commente ainsi la manière dont explique que le surréalisme de Césaire se rattache à son africanité.Le surréalisme s'est présenté comme un instrument de lutte sociale et politique, et en même temps comme moyen de découverte de son moi le plus profond.

Lesméthodes surréalistes, l'écriture automatique y comprise, constituent un moyen de recherche d'une réalité enfouie dans l'inconscient.

Les surréalistes ont accordé cerôle à leurs méthodes.

Il s'agit de jeter un nouveau regard sur l'homme, de redéfinir ses rapports avec le monde, de redécouvrir les ‘pouvoirs perdus', magiques etésotériques , qui avaient été l'apanage de l'homme ‘primitif'.

[...][12] Césaire cherche lui aussi « l'homme-synthèse entre ‘le primitif' et ‘l'actuel' », qui le rendra « le point de la connaissance totale de lui-même » (22), mais chezlui la logique du primitivisme exotique est rejeté : « l'homme primitif » des surréalistes ce sont ses ancêtres africains.

L'homme du futur qui (se) cherche (dans) leCahier n'est pas évidemment l'homme surréaliste, mais le nouveau nègre : il sera socialiste et surréaliste, bien sûr, mais aussi -et surtout- noir.[13] Le poète utilise lesméthodes surréalistes, comme signale Songolo, mais ces méthodes n'occupent pas une place très importante dans le Cahier, surtout lorsqu'on les compare à d'autreséléments, notamment le “rythme africain”.[14] Quant aux tirets, ils ne caractérisent pas le surréalisme, mais font plutôt partie de l'héritage mallarméen et ils setrouvent aussi chez le dadaïsme et la poésie cubiste.

Césaire cherche donc à (re)découvrir la connexion avec le passé à travers la construction d'une Afrique imaginaire et mythique évoquée mais aussi, nousl'avons vu, invoquée.

Retrouver le lien avec les ancêtres c'est retrouver le lien avec ces “pouvoirs perdus”.

Il tente de le faire “en partie grâce aux méthodessurréalistes”, c'est vrai, mais ces méthodes ne sont qu'une des nombreuses ressources du Cahier.[15] Le poète Martiniquais semble donc se détacher des avant-gardes métropolitaines qui lui sont contemporaines, et s'approprier à sa propre façon de sesprédécesseurs (notamment Rimbaud, Mallarmé et Ducasse).[16] Il ne propose pas une « relecture » de leurs procédures, mais il trouve son propre chemin.

Le rôlemarginal des tirets dans le Cahier montre d'ailleurs que la resignification des procédures d'avant-garde ne touche pas au cœur du projet césairéen, mais reste aucontraire un élément épisodique, un bref détour argumentatif sur la route qui mène à la négritude.

La présente interprétation est plutôt éloignée de celles qui identifient dans le Cahier une coexistence non problématique de négritude et Surréalisme.

Tel seraitle cas de Christian Lapoussinière, par exemple, qu'interprète le poème à partir d'un passage très proche de celui qui nous avons choisi (« Raison, je te sacre vent dusoir.

[…] que le ciel se lisse la barbe.

/ et caetera et caetera … »), y trouvant à la fois « l'ironie mordante de Césaire à l'égard des Européens, qui au nom de la raisonraisonnante avaient décrété que les nègres n'avaient pas de culture ni de civilisation, qu'ils étaient des sauvages » (201), et l'annonce de « sa démarche poétique, satechnique d'écriture, le choix d'une option ou d'une école : le Surréalisme » (202).

La plupart du passage dont parle Lapoussinière avait déjà été publié en 1942, c'est-à-dire bien avant de celui des tirets, dans le cinquième numéro de Tropiques (7-8).

Excepté le mot « Trésor », qui n'est pas ajouté au livre, la seule différence entre letexte apparu dans la revue et celui qui a été plus tard incorporé au Cahier est un petit fragment, qui a été supprimé dans le volume : « Assez de ce goût de cadavrefade ! // Ni naufrageurs.

Ni nettoyeurs de tranchée.

Ni hyènes.

Ni chacals.

» (« En guise » 8) Les vers supprimés se comptent parmi les plus proches du ton desmanifestes surréalistes qu'on peut trouver dans le « manifeste » césairéen.

Le sens qu'on donne au mot « cadavre » rappelle tout de suite les surréalistes,[17] etl'image « nettoyeurs de tranchée » renvoie à une réalité tout à fait européenne.

Ces références disparaissent dans le texte définitif, où la référence surréaliste aussi bienque les sujets ‘français' ont beaucoup moins d'importance.

Le passage des tirets, introduit en 1956, semble clarifier le sens de cet éloignement : même s'il mentionneassez souvent sa filiation poétique,[18] de la première à la dernière version du Cahier Césaire semble se distancer -se libérer- de plus en plus de l'ordre européen et deses modèles d'écriture.

Du Cahier de 1939 aux tirets de 1956 Il faut en effet introduire ici une question fondamentale, mais qui a été souvent négligée par la critique césairéenne : celle de la temporalité d'écriture duCahier.

Or le passage qui nous intéresse a été rédigé dans les années 50, alors que la plupart du texte le précède de presque 20 ans.

Le commun des critiques ne prendpas en considération cet important facteur et montre une tendance assez marquée à prendre le texte en totum.

C'est qui fait par exemple Lilyan Kesteloot, dans ce quiest peut-être la plus minutieuse étude du texte du Cahier.

Ainsi, en commentant le vers « à empêcher que ne tourne l'ombre » (Cahier 56), la critique signale en basde page : « Césaire écrira plus tard dans Tropiques : ‘Nous sommes ceux qui disons non à l'ombre'.

C'était au début de la deuxième guerre mondiale.

» (60, n.

15).Cependant, l'ombre dont parle Kesteloot ne figure pas dans l'édition de 1939 (dans la revue Volontés) ni dans celles de 1947 (chez Bordas à Paris et chez Brentano à. »

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