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Est-il légitime de reprocher à un homme d'être un « théoricien » ?

Publié le 23/09/2009

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Est-il légitime de reprocher à un homme d'être un « théoricien « ?

  Lorsque les premiers astronautes se retrouvèrent en apesanteur, ils se rendirent compte que leur stylos à encre ne fonctionnaient plus en l’absence de gravité. On raconte que les ingénieurs de la NASA dépensèrent beaucoup de temps, d’intelligence et de dollars pour mettre au point un stylo à cartouche d’encre comprimée. Les cosmonautes russes, eux, emportèrent des crayons à papiers. On peut reprocher aux ingénieurs américains de cette histoire (qu’elle soit vraie ou fausse) d’avoir pris le problème sous angle trop théorique, c’est-à-dire de ne l’avoir considéré qu’à travers le prisme des théories scientifiques et de ne pas avoir pris en compte son caractère concret – il s’agissait juste de pouvoir écrire dans l’espace – ce qui leur a fait manquer la solution la plus simple.

  Mais si l’on peut reprocher à quelqu’un d’être trop théorique, de ne considérer que les choses abstraitement, cela a-t-il un sens de lui reprocher d’être un théoricien, c’est-à-dire quelqu’un qui travaille sur des ensembles d’énoncés formels reliés logiquement, des théories ? Toutes les sciences, en tant qu’elles sont constituées par des théories, sont faites par des théoriciens. Mais on entend aussi parfois le terme théorie comme opposé à celui d’expérience. Le théoricien serait alors le pur théoricien, opposé à l’expérimentateur qui conçoit des expériences visant à valider les hypothèses théoriques. Est-il alors non seulement non contradictoire mais aussi fondé en raison – c’est-à-dire légitime – de reprocher et d’exiger plus d’un homme de science qu’une simple activité théorique ? Dans les sciences formelles, comme les mathématiques, qui n’ont aucun rapport à l’expérience, ce reproche est absurde. Ce n’est que dans les sciences concrètes, qui ont rapport à un objet dans le monde qui nous entoure, que ce soit la biologie, la chimie ou la sociologie, que l’on pourrait reprocher à un homme d’être un théoricien, au sens de pur théoricien, car alors il faut passer par l’expérience ou par l’enquête de terrain pour extraire des informations sur le réel. Sinon la théorie ne saurait être vraie, puisque la vérité est l’accord entre un énoncé (ou groupe d’énoncé) et la réalité qu’il désigne. Mais même alors, peut-on réellement reprocher à quelqu’un d’être un théoricien étant donné qu’une science sans théorie n’est pas une science ?

  Le problème est donc ici de déterminer la nature de l’activité théorique afin d’en spécifier les limites et de voir quelle est sa part lorsqu’on a affaire à une situation concrète dans laquelle on cherche à agir ou que l’on cherche à connaître. Ce problème se pose bien évidemment en premier lieu à la philosophie des sciences, mais il concerne aussi la morale et la philosophie de l’action puisqu’un de ses enjeux est de savoir si l’on peut énoncer des lois théoriques, et donc générales, concernant la manière dont on doit agir.

« trop théorique.

Mais si c'est bien le caractère concret de la pratique qui empêche la théorie d'y intervenir, cela poseun problème au cœur même de l'activité théorique.

En effet, si l'on met de côté les sciences formelles, la plupart desthéories visent à connaître des objets du monde réel, c'est-à-dire des objets concrets et non abstraits.

II./ Le pur théoricien dans les sciences concrètes.

A./ On peut tout à fait traiter un ensemble de cas concrets en ne le considérant qu'abstraitement.

Par exemple,l'anthropologie, la science de l'homme, a été jusqu'à la fin du XVIIIe siècle une science constituée uniquement deraisonnement s'appuyant sur la définition de l'homme comme animal raisonnable ou animal politique.

Ce n'est qu'àpartir du XXe siècle qu'elle s'appuie sur l'ethnologie, c'est-à-dire l'étude empirique, de terrain, des différentessociétés humaines, pour tirer des conclusions générales sur l'ensemble de l'humanité.

Y a-t-il une nécessité, pourtoute science portant sur des objets concrets, de faire appel à l'expérience ? Que risque-t-elles si elles risquentpurement théoriques ?B./ Kant, dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure , apporte des éléments de réponse à cette question en remarquant que les sciences de son temps (les mathématiques, la physique et la chimie pourl'essentiel) sont entrées dans « la voie sûre des sciences » en faisant appel à l'expérimentation voulue, choisie, enforçant la nature « à répondre aux questions qu'[elle] leur soumet.

» Sans cette expérimentation, on se retrouvedans le cas de la métaphysique « qui s'élève entièrement au-dessus de l'expérience » et pour cela se transforme en« arène où aucun combattant n'a jamais encore pu emporter la plus petite place, ni fonder sur sa victoire unepossession durable.

» Que veut dire cette métaphore ? Que sans l'aide de l'expérience, la raison n'est capable defonder aucune proposition sûre et certaine, hors du doute, qui puisse faire consensus et constituer ainsi lecommencement d'une science.

En effet, c'est ce qui est montré dans la suite de l'ouvrage, les concepts universelsde la raison, ceux qui servent à former des propositions théoriques comme on l'a dit, n'ont de sens qu'en tant qu'ilss'appliquent à des objets concrets, existant comme phénomène d'une expérience.

S'ils ne s'ancrent pas dans desobjets concrets, on peut déduire de ces concepts une proposition et son contraire, ce qui amène précisément à lasituation de champs de bataille décrite ci-dessus. C./ Ainsi, on peut bien formuler un certain reproche à celui qui voudrait n'être que pur théoricien : il risque de sepasser de la sanction de l'expérience et de tomber alors dans la pure spéculation, la métaphysique, qui ne sauraitrien prouver puisqu'elle ne s'applique à aucun objet concret.

Kant illustre ceci par une métaphore : la raison del'homme est comme une colombe qui, sentant la résistance de l'air sur ses ailes, s'imagine qu'elle pourrait mieux volerdans le vide de l'espace, sans comprendre que si ses ailes ne brassaient pas d'air, elle ne pourrait que tomber.

Onpeut faire le même reproche à ceux qui se voudraient de purs théoriciens se passant d'expérience : si l'expériencevous semble un obstacle à vos spéculations, elle représente néanmoins la seule chose qui permette à vosspéculations d'être vraies ou fausses, c'est-à-dire de pouvoir connaître quelque chose.

Mais alors, ne faut-il pas repenser le concept de théorie ? En effet, si une théorie est une ensemble d'énoncésscientifiques et que les sciences s'ancrent dans le concret, ne faut-il pas admettre que la théorie n'est pas opposéeau concret, n'est pas limitée par lui, mais fait corps avec lui ? Y a-t-il encore sens à reprocher à quelqu'un d'être unthéoricien alors, puisqu'il n'est pas un métaphysicien ? III./ La théorie réalisée du théoricien moderne.

A./ Si l'on se penche sur les théoriciens de la science moderne, on se rend compte qu'il n'y a pas d'opposition entreactivité théorique et activité expérimentale.

Le mathématicien et physicien Fourier par exemple, découvrit, enétudiant la transmission de la chaleur dans un métal, une opération mathématique liant deux fonctions, la« transformée de Fourier », qui est aujourd'hui un objet d'étude mathématique au même titre que les figuresgéométriques.

Inversement, les expérimentations modernes sont mathématisées : on fait suivre aux projectiles destrajectoires qui sont des courbes mathématiques, on donne aux objets des intensités électriques qui sont la solutiond'équations différentielles, etc.

B./ Il existe ainsi aujourd'hui un va et vient entre théorie et expérience qui empêche de penser l'une sans l'autre.C'est ce que l'épistémologue Gaston Bachelard remarque dans la préface au Rationalisme appliqué lorsqu'il expliqueque d'une part « c'est par ses applications que le rationalisme conquiert ses valeurs objectives », et que d'autrepart, la matière sur laquelle expérimente les physiciens est « préparée » technologiquement, qu'il s'agit d'unmatérialisme technique.

De sorte qu' « il ne s'agit donc plus, pour juger la pensée scientifique, de s'appuyer sur unrationalisme formel, abstrait, universel.

Il faut atteindre un rationalisme concret, solidaire d'expériences toujoursparticulières et précises.

» Un théoricien ne peut avoir une activité théorique que s'il se préoccupe toujours del'application concrète de sa théorie, et que l'expérimentateur ne peut expérimenter que s'il connaît la théorie et rendle matériau de l'expérience apte à valider ou à infirmer cette théorie.

La moindre expérience physique ou chimiqueaujourd'hui demande des connaissances théoriques très solides pour être mise en place, et il en va de même enbiologie ou en sociologie.

Il ne peut alors être légitime de reprocher à un homme d'être un théoricien, car on luireproche alors en même temps d'être un expérimentateur.

Puisqu'un homme reste un homme, qu'il agisse ou qu'il connaisse, on peut lui reprocher d'être un théoricien lorsqu'ila affaire à des situations concrètes dans lesquelles il s'agit d'agir et où la théorisation est au mieux imprécise et demoins de valeur que l'expérience ou la connaissance pratique particulière, et au pire impossible.

On peut faire cemême reproche aux théories qui prétendent parler du monde mais le font sans rapport à l'expérience, n'élaborant. »

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