Le visible et l'invisible, © Gallimard, 1964, pp. 22-23.
Publié le 23/03/2015
Extrait du document
Je dois constater que la table devant moi entretient un singulier rapport avec mes yeux et avec mon corps : je ne la vois que si elle est dans leur rayon d'action ; au-dessus d'elle, il y a la masse sombre de mon front, au-dessous, le contour plus indécis de mes joues ; l'un et l'autre visibles à la limite, et capables de la cacher, comme si ma vision du monde même se faisait d'un certain point du monde. Bien plus : mes mouvements et ceux de mes yeux font vibrer le monde, comme on fait bouger un dolmen du doigt sans ébranler sa solidité fondamentale. [...] J'exprimerais bien mal ce qui se passe en disant qu'une « composante subjective « ou un « apport corporel « vient ici recouvrir les choses elles-mêmes : il ne s'agit pas d'une autre couche ou d'un voile qui viendrait se placer entre elles et moi. Pas plus que des images monoculaires n'interviennent quand mes deux yeux opèrent en synergie, pas davantage le bougé de apparence « ne brise l'évidence de la chose. La perception binoculaire n'est pas faite de deux perceptions monoculaires surmontées, elle est d'un autre ordre. Les images monoculaires ne sont pas au même sens où est la chose perçue avec les deux yeux. Ce sont des fantômes et elle est le réel, ce sont des pré-choses et elle est la chose : elles s'évanouissent quand nous passons à la vision normale et rentrent dans la chose comme dans leur vérité de plein jour [...]. Les visions monoculaires ne peuvent être comparées à la perception synergique : on ne peut les mettre côte-à-côte, il faut choisir entre la chose et les pré-choses flottantes. On peut effectuer le passage en regardant, en s'éveillant au monde, on ne peut pas y assister en spectateur. Ce n'est pas une synthèse, c'est une métamorphose par laquelle les apparences sont instantanément destituées d'une valeur qu'elles ne devaient qu'à l'absence d'une vraie perception. Ainsi la perception nous fait assister à ce miracle d'une totalité qui dépasse ce qu'on croit être ses conditions ou ses parties, qui les tient de loin en son pouvoir, comme si elles n'existaient que sur son seuil et étaient destinées à se perdre en elle.
Le visible et l'invisible, © Gallimard, 1964, pp. 22-23.
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Textes commentés 41
Merleau-Ponty tente ici de décrire notre expenence naturelle du
monde, à laquelle il donne le nom de
« foi perceptive » car elle est
caractérisée
par la croyance en l'existence ou la réalité du monde
indépendamment de tout savoir et, le cas échéant, en dépit d'arguments
contraires.
En particulier, le fait que ma perception soit dépendante de
mon corps et donc
« subjective » n'entame en rien ma certitude d'accéder
au monde lui-même ; des traits qui sont jugés contradictoires par la
réflexion philosophique sont vécus comme conciliables par
la foi
perceptive ainsi que par la philosophie qui tente de la recueillir.
Il est
incontestable que l'expérience du monde repose sur le corps, c'est-à-dire
qu'elle se fait du milieu du monde
et qu'elle est tributaire des
caractéristiques
et des variations de ce corps.
Mais, de ce que mes
mouvements font vibrer le monde vais-je conclure que mon expérience
est subjective, au sens où le monde lui apparaîtrait selon ses conditions à
elle et non conformément à ce qu'il est, bref que
le spectacle perceptif est
une simple
apparence ? Ce serait présupposer un monde en soi, c'est-à
dire reposant en lui-même, indépendant de notre expérience et par
conséquent immuable.
Alors, en effet, tout ce qui suppose le corps et
renvoie à l'expérience est nécessairement distinct de l'en soi et considéré
comme seulement subjectif, c'est-à-dire illusoire.
De là, en général, le
projet de reconstituer l'objectivité du monde à partir des
« composantes »
subjectives.
Or, en toute rigueur, c'est-à-dire abstraction faite de ce
présupposé, le fait que mon accès au monde exige un certain nombre de
conditions corporelles et que, par conséquent, la figure du monde puisse
varier avec mon corps ne signifie en aucun cas que ce monde se réduise à
une simple apparence.
Que
je puisse faire varier la figure de mon monde
par mes mouvements corporels ne veut pas dire que le monde ne soit que
la somme de ces variantes ; elles sont des aspects partiels présupposant la
présence préalable du monde et non les moments dont il se composerait,
tout comme les images monoculaires se dissolvent dans une vision
naturelle qui les transcende et qu'elles ne peuvent donc composer.
Mon
corps est le médiateur du monde perçu, seul réel, et non le négateur d'un
prétendu monde en soi..
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