L'extase
Publié le 28/03/2015
Extrait du document
S'agit-il de se soumettre, de mettre sa volonté sous la coupe d'une autre volonté?
Remettons-nous entre ses mains pour que sa volonté s'accomplisse en nous« (Sainte Thérèse d'Avila, op.
Désir de l'autre et volonté de l'autre seraient alors une seule et même chose : Thérèse ne travaille-t-elle pas à «désirer toujours contenter Dieu«, à «soumettre aussi diligemment que possible« son être tout entier à celui de son «seigneur«?
Jean-Paul Sartre dirait sans aucun doute que semblable soumission ôte à l'homme un grand poids, lui permet de renoncer à exercer sa liberté et de s'affirmer comme une «existence«.
Toute passion est en effet à proscrire pour celui qui désire s'affirmer comme un sujet, comme un être capable de jouir de son libre arbitre.
l'esprit ou l'âme qu'il porte.
Effectivement, l'extase naît d'une volonté de ne pas user de son libre arbitre : en ce sens, elle est le produit de la rencontre de deux volontés, et pas seulement de deux corps ou de deux âmes.
C'est ce désir qui apparaît dans «l'union véritable qui consiste à obtenir que ma volonté soit une avec celle de Dieu« (Sainte Thérèse d'Avila, op.cit., p. 102).
Tout le problème peut ainsi se résumer à : aimer, c'est souhaiter devenir autre et ne plus être seulement soi, accepter la possibilité qu'offre un être de nous loger, de nous incarner en lui et l'accueillir de semblable façon.
Ma conscience, ma volonté, ma liberté se mettent au service de ce désir incommensurable du «plein« de l'autre.
«
La passion
Or, chercher l'extase, n'est-ce pas précisément désirer s'inscrire dans
semblable
« instant », dans ce paradoxal présent ? Cette expérience
aurait en ce sens valeur de défi :
il s'agit de percevoir ce qui ne peut
être que «conçu», de ressentir ce qui nous échappe sans cesse.
C'est
précisément semblable gageure que relève Casanova l'aventurier:
«L'excès de mon bonheur s'empare de tous mes sens au point qu'il
arrive a ce degré où la nature noyée dans le plaisir suprême s'épuise.
je reste occupé l'espace d'une minute dans une action immobile pour
contempler en esprit
et adorer ma propre apothéose» (Casanova, His
toire de ma vie, « Belli no-Thérèse » ).
Cette « contemplation en esprit »
est l'exact pendant du « nous croyons le surprendre »de Bergson : l'ins
tant est peut-être déjà « loin de nous », mais il est toutefois possible
del'« adorer».
Loin d'être insignifiant, il fait presque l'objet d'un culte:
cette « apothéose » est tout sauf quantité négligeable.
Mysticisme et
érotisme se rejoignent autour de semblable position : ils désirent
l'éphémère, posent
« l'instant » comme infiniment désirable.
Celui-ci
parvient même à conférer un sens à l'existence : «Si le plaisir existe,
et si on ne peut en jouir qu'en vie, la vie est donc un bonheur.
Il y a
d'ailleurs des malheurs;
je dois le savoir.
Mais l'existence même de ces
malheurs prouve que
la masse de bien est plus forte.
je me plais infi
niment quand je
me trouve dans une chambre obscure, et que je vois
la lumière à travers d'une fenêtre vis-à-vis d'un immense horizon »
(Casanova, op.
cit.).
L'extase ne mène donc pas seulement au plaisir, mais permet
d'éclairer l'existence tout entière : « Si les plaisirs sont passagers, les
peines le sont aussi,
et lorsqu'en jouissant nous nous rappelons celles
qui précédèrent
la jouissance, nous les aimons» (Casanova, op.
cit.).
On pourrait en effet penser que l' « apothéose » du séducteur est une
simple illusion, une pure chimère
de l'esprit qui croit goûter l'éternité
dans ce qui ne dure qu'un instant.
Egaré par le corps, éprouvé par
l'orgasme, ne confère-t-il pas une réalité à ce qui
n'est que fugitif?
Au contraire, c'est dans l'extase que l'illusion devient réalité: en cet
instant précis, Casanova a le bonheur en « excès ».
Plus qu'une
notion, celui-ci devient une évidence : «je me trouve heureux, je le
sens,
je suis convaincu de l'être, j'ai raison, on me la fait, je ne peux
en douter, je ne me soucie pas de savoir comment, je crains si je parle
de ne plus l'être,
et je me livre en corps, et en âme, à la joie qui
inondait toute mon existence,
et que je voyais partagée » (Casanova,
op.
cit.).
Pour le sage, le bonheur relève d'une discipline: il suit moult
maximes, règles et principes afin de conformer ses passions à l'ordre
raisonnable du cosmos
et d'atteindre l'ataraxie (cf.
« La sagesse:
maîtriser les passions ? », p.
16).
Pour l'extatique, à l'inverse, le bon
heur relève
d'une expérience : s'abandonner à une passion, l'amour,
permet de l'éprouver.
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