l'idée de la fatalité de la passion ne peut-elle être remise en cause ?
Publié le 25/11/2005
Extrait du document
«
Dès lors, ce n'est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés.
On comprend aussi que les passionssont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin dernière de l'histoire: la réalisation de l'Esprit ou deDieu.
Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actionségoïstes et tâche de tirer son épingle du jeu.
Et la passion, ce n'est jamais que l'activité humaine commandée pardes intérêts égoïstes et dans laquelle l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère, en sacrifiant àses fins particulières et actuelles toutes les autres fins qu'il pourrait se donner:
« Pour moi, l'activité humaine en général dérive d'intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l'on veut, d'intentionségoïstes, en ce sens que l'homme met toute l'énergie de sa volonté et de son caractère au service de ses buts enleur sacrifiant tout ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste.
»
Mais si les passions sont orientées vers des fins particulières, elles ne sont pas, pour autant, opposées à l'universel.Le tumulte des intérêts contradictoires, des passions se résout en une loi nécessaire et universelle.
L'individu quimet son intelligence et son vouloir au service de ses passions sert, en fait et malgré lui, autrui, en contribuant àl'oeuvre universelle.
Telle est la ruse de la Raison: les individus font ce que la Raison veut, sans cesser de suivreleurs impulsions, leurs passions singulières, de même que grâce à la ruse de l'homme, la nature fait ce qu'il veut sanscesser d'obéir à ses propres lois.
L'universel est donc présent dans les volontés individuelles et s'accomplit par elles et particulièrement par lamédiation des grands hommes de l'histoire.
Ainsi, par exemple, Jules César ne croyait agir que pour son ambitionpersonnelle en combattant les maîtres des provinces de l'empire romain.
Or, sa victoire sur eux fut en même tempsune conquête de la totalité de l'empire: il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuelde l'Etat.
Et le pouvoir unique à Rome « que lui conféra l'accomplissement de son but de prime abord négatif »ouvrait une phase nécessaire dans l'histoire de Rome et dans l'histoire du monde:
« Les grands hommes de l'histoire sont ceux dont les fins particulières contiennent la substantialité que contre lavolonté de l'Esprit du monde.
»
Les individus historiques sont donc les agents d'un but qui constitue une étape dans la marche progressive l'Esprituniversel.
Mais sans la passion, ils n'auraient ri pu produire.« Ce n'est pas le bonheur qu'ils ont choisi, mais la peine, le travail pour leur but.
[...
] En fait, ils ont été passionnés,c'est-à-dire ils ont passionnément pour leur but et lui ont consacré tout leur caractère, leur gd et leurtempérament.
[...] La passion est devenue l'énergie de leur moi; sans la passion ils n'auraient rien produire.
»
Les grands hommes, les peuples avec leur esprit, 1eur constitution, leur art, leur religion, leur science ne maîtrisentpas le sens de ce qu'ils font.
Ils ne sont, que « les moyens, les instruments d'une chose plus élevée, plus vastequ'ils ignorent et accomplissent inconsciemment ».
Si « Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion», c'est bien parce que les passions sont énergie, incandescence du vouloir, tension vers un but, mais aussi etsurtout parce qu'elles ne sont que « les moyens du génie de l'univers pour accomplir sa fin ».
Quand en effet nous nous mettons en quête de sagesse, n'est-ce pas parce que, un jour, un livre ou une rencontrenous ont passionnés ? Si personne n'avait trouvé Socrate plus passionnant avec sa sagesse que les jeux et lesplaisirs de la vie, la philosophie n'aurait jamais vu le jour.
Il y a, en ce sens, un « éros » philosophique.
Comme il y aun « éros » religieux et mystique, qui attire les hommes vers l'absolu.
En son temps, Kierkegaard s'est inspiré de ces exemples mystiques pour défendre la passion.
Celle de Don Juan, par exemple,qui à travers sa soif de vivre et d'aimer pose, selon lui, le vrai problème del'humanité.
L'homme a soif d'existence.
Il rêve de s'accomplir.
Il cherche à sesauver de ce piège qu'est une vie sans absolu.
Car il ne se réalise ni dansl'abstraction, ni dans le calcul, ni dans la médiocrité.Sans passion, les hommes chutent.
Et c'est alors qu'ils basculent dans laviolence et la tyrannie, afin de retrouver, par là, une grandeur illusoire qu'ilsn'ont plus.
Méfions-nous donc d'un monde sans passion.
La passion est l'élande la vie tendue vers elle-même.
Ayons la force de la passion et del'enthousiasme désireux de vivre, nous cesserons de connaître des passionsdestructrices et pathologiques.Les questions que pose la passion sont liées à son double sens.
La passionsignifie la violence, l'inconscience, l'aveuglement.
Elle signifie aussi l'amour,l'enthousiasme.
Il y a donc deux débordements.
Un débordement destructeuret un débordement créateur.
On est dans un débordement destructeur quandon se laisse aller à se prendre pour un dieu.
On est dans un débordementcréateur quand on se laisse inspirer par les dieux.
Tout est une affaire demesure.
« N'oublie pas que tu es un homme », disait-on au triomphateur quirecevait les hommages de la cité à Rome.Être homme ne consiste pas à tuer la passion ; mais à mettre celle-ci à saplace.
La passion est le cadeau que les dieux font aux hommes et doit ledemeurer.
Elle est divine inspiration et non humaine prétention.
Les Anciens,qui étaient sévères contre la passion, critiquaient la démesure, toujours tragique.
Mais ils critiquaient la banalité..
»
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