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Peut-il y avoir une pensée sans mots ?

Publié le 26/02/2004

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Bergson l'avait signalé: "Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu'il y a de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle... Celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins, sont adéquatement exprimables par des mots". Seule, selon Bergson, la musique serait capable, par-delà "ces joies et ces tristesses qui peuvent, à la rigueur, se traduire en paroles", de saisir "quelque chose qui n'a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie qui sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de son exaltation, de sa dépression, de ses regrets et de ses espérances". La philosophie existentielle a insisté davantage encore sur le caractère "ineffable" de la communication: ainsi, pour Karl Jaspers, la communication reste toujours "le secret des deux êtres" qu'elle unit, puisqu'elle est affirmation existentielle, non conceptuelle, de l'unicité de ces deux êtres, et bien souvent, pour la nouer, "le silence, expression normale de l'inconditionné" vaut mieux que toute explication. Même dans notre vie intellectuelle, il s'en faut que tout soit exprimable par le langage. "On ne peut parler, dit Condillac, sans décomposer la pensée en ses divers éléments pour les exprimer tour à tour et la parole est le seul instrument qui permette cette analyse de la pensée." Il résulte de là que, tant que la pensée demeurez encore enveloppée ou syncrétique, tant qu'elle n'a pas encore explicité les rapports qui la constituent, elle est malhabile à s'exprimer: tels sont ces états sur lesquels avait insisté W. James, tels que "sentiments de rapports", "intention" de parler en tel ou tel sens, "attitudes mentales". Cette dernière remarque nous met en garde cependant contre la tendance, trop fréquente dans la philosophie contemporaine, à exalter cette pensée inverbale ou balbutiante. Car, parfois, la pensée qui ne parvient pas à exprimer, est fréquemment une pensée confuse.

I) Il peut y avoir une pensée sans mots.

a) L'idée déborde le mot. b) Le concept ignore le réel. c) Les sentiments sont non verbales.

II) Il ne peut y avoir une pensée sans mots.

a) Sans mots, il ne peut y avoir d'idées véritables. b) La pensée se réalise dans le langage. c) Le langage structure la pensée.

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« On comprend mieux dans ces conditions que Bergson définisse le mot comme un « voile ».

Le mot jette sur la chose un obstacle qui ne la laisse qu'à demi visible.

On ne peut plus que deviner la chose à traversle mot : la métaphore du masquage ajoute ici l'idée d'une dissimulation volontaire.

Le langage renforce doncbien le système d'habitude des besoins.

En quoi maintenant le mot obscurcit-il la chose ? Le langage n'estcapable de désigner que ce qui est utile à l'action, donc d'une chose il ne dit que des généralités : il nerenvoie qu'au genre de la chose.

Le mot oublie les différences, il ne permet que la fixation des généralités :c'est la raison pour laquelle Bergson défend la théorie du mot-étiquette.

Le mot renvoie à une classe d'objets, mais parmi cette classe, il manque la différence spécifique de tel objet de cette classe : le langage adonc tendance à égaliser les contours de toutes choses dans une même classe, manquant par là la mobilitéqui est la marque de la vraie réalité, et qui plus est nous habituant à ne plus la penser.

En conséquence, lapensée et le langage deviennent hétérogènes et même ennemis : « la pensée demeure incommensurable avec le langage » : il n'y a plus entre eux de commune mesure. Le mot a de ce fait trop souvent tendance à n'être que ce que Bergson appelle un « concept rigide », incapable de saisir la souplesse de la réalité.

Les pires théories du scientisme sont donc à mettre au débit dulangage, en tant que celui-ci se fait le véhicule des conceptions les plus figeantes : le temps homogène estune véritable idole du langage.

Le scientisme peut être compris comme un verbalisme.

Le langage, donc n'estgénérateur que d'idées générales, dont il faut aussi peu attendre qu'il nous montre la vraie réalité qu'il ne fautattendre de billets de banque qu'ils renvoient à un objet stable et défini.

Le langage apparaît ici comme uneconvention aussi raide dans son essence qu'elle est fragile dans son existence. Cependant, ce n'est pas seulement à partir du mot comme voile ou comme étiquette que Bergson rend compte des rapports du langage et de la pensée.

Le langage, dans le droit fil des définitions quiprécèdent, paraît n'être finalement plus qu'un « réflexe », et cependant il n'en a pas toujours été ainsi.

En effet, le langage dans son état originel était capable de renvoyer aux choses sans les voiler ou les étiqueter.« Le langage même [...] est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c'est seulement parce quele mot est mobile, parce qu'il chemine d'une chose à une autre, que l'intelligence devait tôt ou tard le prendreen chemin ».

Le langage est à l'origine fait pour les choses, ce qui veut dire à la fois qu'à l'origine il ne saurait désigner des genres des genres ne s'adapterait pas à des sentiments personnels, et que le langage n'a pastoujours été investi par l'intelligence pour être un moyen à sa discrétion : par conséquent, le langage a aussisu désigner les choses.

Mais l'intelligence a trouvé en lui un bon moyen d'arriver à ses fins et se l'estapproprié, étendant aux états de conscience ce qui ne pouvait valoir que pour les choses.

Néanmoins, lelangage fait ici preuve d'autres virtualités : il est peut-être possible d'écarter le rôle de l'intelligence pourredonner au langage une certaine positivité. C'est ce que l'exemple de l ‘écrivain nous permet de penser.

En effet, Bergson définit (dans « Le Rire ») l'art comme « une vision plus directe de la réalité ».

Or, il y a bien des arts, littérature, poésie, qui emploient le langage : donc le langage peut lui aussi permettre de voir la réalité et donc de penser.

Laquestion se présente là aussi en apparence sous forme de paradoxe : le rôle de l'écrivain consiste « à nous faire oublier qu'il emploie des mots ».

Ecrirait-on malgré les mots ? C'est qu'il y a dans le mot quelque chose qui transcende virtuellement l'usage que nous en faisons habituellement : c'est ce que Bergson appelle sa mobilité, c'est-à-dire son adaptivité à la chose.

On peut comprendre cela de deux manières : Ø D'abord en ce que chaque mot transcende le précédent : c'est la multiplicité des mots et desqualifications qui finit ici par rattraper la mobilité de la chose. Ø En un second sens, c'est la métaphore juste qui permet au mot de se débarrasser de son rôlehabituel d'attributeur de genres.

L'écrivain est celui qui est capable de faire dire aux mots lesspécificités de ce à quoi le mot renvoie.

Il n'est sans doute pas anodin de remarquer ici que cettethéorie de la substitution au « concept rigide » d'un concept « fluide » capable de dire la ré alité, intervient au moment où le roman se révolutionne, et commence à vouloir épouser la mobilité de ceflux intérieur qu'est le flux de la conscience ( Dostoievski , Proust , et bientôt Gide et Joyce ). Il va de soi que ces résultats concernent aussi la philosophie : un tel art d'écrire mis au service de laphilosophie (et par Bergson lui-même, qui s'attribue volontiers les qualités de l'écrivain) permettra de redresser les erreurs philosophiques que le langage et les concepts rigides ont sur la conscience.

Uneconversion de l'attention (le bon usage de la liberté) et l'exigence de précision (l'art d'écrire) permettent desubstituer au « concept rigide » un « concept fluide » capable de dire la réalité, c'est-à-dire au fond capable de servir et d'exprimer la pensée. Chez Bergson donc, le langage apparaît vis-à-vis de la pensée comme pris dans un double rapport : non seulement le langage, comme tout le système d'habitudes dont il dépend, jette un voile sur la vraie réalité, quiest durée et ne peut donc faire l'objet que d'une intuition, mais encore il renforce en le développant cetaveuglement inscrit dans les besoins de la vie, et nous empêche donc littéralement de penser : c'est le sensde la critique des idées générales, et de la définition du mot comme « embryon de concept ».

Bergson ira même plus loin en liant le langage aux erreurs de la philosophie traditionnelle, notamment du scientisme, définipar lui comme un « verbalisme » : il faut sortir de notre langage habituel (et du langage philosophique qui n'échappe pas à la critique) pour considérer à nouveau la réalité avec précision. C'est donc que le langage est capable de servir une autre approche de la réalité : au « concept rigide », un. »

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