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Pierre Puget

Publié le 26/02/2010

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Singulier destin que celui de Puget ! S'il était mort avant la soixantaine, il ne figurerait sans doute pas dans les histoires de l'art ; et ce génie "polyvalent", à la manière des maîtres de la Renaissance, ce sculpteur qui fut aussi peintre, architecte, urbaniste, décorateur de navires, c'est par une demi-douzaine de statues ou de bas-reliefs qu'il survit dans nos mémoires. Pierre Puget, fils d'un maître maçon marseillais, naît en 1620 (ou 1622). Orphelin à trois ans, élevé par son oncle, il reçoit, avec la formation artisanale, une instruction assez poussée, apprenant même le latin ; placé à quatorze ans chez un maître menuisier, il excelle très vite dans les techniques du bois. A dix-huit ans, hanté par la grande sculpture et les mirages de l'Italie, il s'embarque pour Livourne. Cinq années outre monts, d'abord chez un sculpteur florentin, puis à Rome chez Pierre de Cortone. Ensuite, pendant une quinzaine d'années, sa vie semble se fixer à Toulon (il s'y marie en 1647, un fils lui naît en 1650) : sa vie, mais non ses activités. Un premier essai de prendre pied à l'Arsenal comme décorateur de navires, est interrompu par la mort de l'amiral de Brézé qui le protégeait ; une production abondante de peintures et de retables se disperse entre les églises de Toulon, de Marseille et d'Aix ; c'est en 1657 seulement que le sculpteur donne sa mesure à la façade du nouvel hôtel de ville de Toulon, avec ces Cariatides fameuses où Puget, prenant pour modèles des portefaix du port, oppose avec tant de puissance l'effort allègre du jeune homme à la crispation douloureuse de l'atlante âgé.

« A la statue équestre de Louis XIV que lui commande la municipalité, il conçoit un cadre à sa mesure : une PlaceRoyale ovale, ouvrant sur la mer.

Une fois de plus, il se heurte à la lésinerie des échevins, qui soudoient ministres ethauts fonctionnaires pour contrer son plan ; à la cour, partisans du "plan ovale" et du "plan carré" s'affrontent ;Mansard intervient en faveur du "plan carré" qu'il retouche.

Puget rompt le marché, abandonne place et statue.Lorsqu'il se rend à la cour pour convaincre le Roi, la guerre de la Ligue d'Augsbourg met tout le monde d'accord : laville remplace la statue par une contribution financière et Louis XIV donne courtoisement congé à l'artiste : "Allez,M.

Puget, travaillez toujours pour moi et me faites de belles choses comme vous savez faire." Cette fois le vieux lion, vaincu, renonce.

Il se remarie, et se construit un petit palais dominant Marseille, parmi lesvignes et les oliviers.

Il a le temps d'y achever son Diogène — qui lui restera pour compte — et un autre grand bas-relief religieux Saint Charles Borromée priant pour la cessation de la peste de Marseille.

C'est là qu'il meurt enseptembre 1694.

De sa dépouille terrestre, enterrée dans un couvent que détruisit la Révolution française, aucunetrace ne demeure. Cette suite d'échecs évoque (à plus juste titre) le jugement que Rodin portait sur lui-même : "Ma vie n'aura étéqu'un grand incendie." Cependant Puget fut le contraire d'un "mélancolique" : l'autoportrait du Musée d'Aix, vif,allègre, respire l'impatience de vivre et de créer — cette ardeur que l'artiste sexagénaire exprime mieux encore dansune lettre célèbre à Louvois : "Je me suis nourri aux grands ouvrages, je nage quand j'y travaille, et le marbretremble devant moi, pour grosse que soit la pièce." Mais la mélancolie de son destin est qu'il soit demeuré "forçat"volontaire, rivé à des tâches qu'il ambitionnait sans être fait pour elles.

Certes il a collectionné les malchances :jouer Fouquet au lieu de Colbert, devenir décorateur de navires au moment où cet art était condamné ; voirfinalement la guerre paralyser les commandes royales.

Mais la cause profonde est en lui, et en lui seul.

Cet hommeque ses familiers peignent "d'une droiture que rien ne peut ébranler, bon ami, exempt de tout esprit intéressé", "sansaucune ambition de son suprême savoir" mais "d'une grande humilité pour la crainte de Dieu", sociable, épris demusique et qui "pinçait très délicatement le luth" — il leur apparaît aussi "extrêmement impatient", inquiet, sujet à debrusques colères.

"L'homme du monde le plus sincère et le plus ennemi de tout déguisement" aura été constammentvictime de son caractère entier.

Dévoré par le démon de la grandeur, il veut tout, et tout de suite.

Faut-il s'enplaindre ? Incorporé à l'équipe de Versailles, Puget serait-il autre chose que le plus redondant, le plus tumultueux deses décorateurs ? L'artiste déborde largement le sculpteur.

Les larges lavis du "mariniste" sont d'un maître qui, parfois, égale ClaudeLorrain, et ses projets de navires, de places, de palais, font éclater un génie d'architecte chez qui le goût del'opulence n'altère jamais le sens de la proportion.

Quant à sa sculpture, autant que par une éblouissante technique— un modelé frémissant et large, une vibration aiguë de la lumière sur les plus légères saillies du marbre — lemoindre morceau de Puget saisit par son accent impérieux, affirme la passion d'une âme inquiète. Accent unique, exceptionnel dans l'art de son temps ? On répète que Puget est un grand maître "baroque" : on leprésente comme l'"accident baroque" dans la sculpture française du XVIIe siècle, l'isolé voguant à contre-courant etvoué à l'échec.

Baroque ? Certes, dans la mesure où le baroque est le monde de l'instable, des "formes qui volent",de l'illusionnisme de l'espace.

Puget apparaît comme un émule du Bernin ou de l'Algarde, bien plus que comme undisciple de l'antique (sauf d'un hellénisme "baroque" comme celui du Laocoon).

Il l'est d'ailleurs inégalement suivantles œuvres et les époques ; il s'abandonne au baroque librement, impétueusement dans sa période génoise ; il yrevient au crépuscule de sa vie.

Mais y a-t-il autre chose qu'une différence de degré entre cette conception de lasculpture et celle des artistes de Versailles ? Non seulement des Italiens d'origine, tels que Tuby ou Marsy, mais deGirardon lui-même et de Coysevox ? L'Enlèvement de Proserpine ou L'Encelade sont-ils beaucoup moins "baroques"que les créations de Puget ? Et notre sculpture officielle ne reste-t-elle pas — autant et plus que la peinture —tributaire de l'Italie contemporaine ? En revanche, si l'on compare Puget à Bernin dans les œuvres maîtressesexécutées en songeant à Louis XIV — le Milon, le Persée, la figure équestre du Roi — n'apparaît-il pas comme trèsdifférent ? Ne participe-t-il pas de ce goût français — si l'on ne veut pas dire "classique" — qui inspire les hommesdu Grand Siècle ? Autant que Girardon ou Coysevox, Puget est un méditatif, non un "fa presto".

"Après avoir passéquelque temps dans une espèce de solitude et rangé dans son esprit tout son dessein, il le suivait exactementcomme s'il eût un modèle" : c'est la méthode classique, celle de Poussin (et plus tard celle de Delacroix).

Qu'ilpoursuive le type, le symbole, plus que le paroxysme, il suffit pour s'en convaincre de comparer au Milon sculpté lelavis magnifique du Musée de Rennes, qui en représente le premier état : tordu, désaxé, grimaçant, il est à la foisplus baroque de lignes et plus cruellement expressif d'une souffrance toute physique — alors que l'œuvre réaliséegarde cette noblesse de rythme, cette majesté quasi impersonnelle dans la douleur, qui constituent le style proprede la tragédie.

Cet équilibre, Puget ne l'atteint pas toujours ; et son drame d'artiste aura été la lutte constante d'untempérament baroque et d'une intelligence "classique" qui réussit mal à le discipliner. Solitaire, Puget le demeure dans la suite de l'histoire.

Plus tard, ce qui a survécu de la sculpture française seréclamera des Grecs ou des gothiques beaucoup plus que du Marseillais.

Mais il trouve sa place dans ces chaînesidéales où nous aimons à rapprocher des génies fraternels, bien que séparés par le temps et l'espace : en France,celle des grands baroques provençaux, violents et graves, tragiques et plastiques à la fois, dont Daumier etCézanne seront les jalons ultérieurs ; en Europe, celle de ces génies rugueux, pathétiques, dont l'œuvre n'est qu'unesérie de variations sur les thèmes de la douleur et de l'effort : Sluter, Michel-Ange, Rodin.

C'est là un destin assezbeau, et c'est sans doute la revanche qu'il eût souhaitée.. »

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