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Platon: Le corps, cette prison de l'âme

Publié le 30/04/2005

Extrait du document

platon
Les amis du savoir n'ignorent pas ceci : quand la philosophie a pris possession de leur âme, cette dernière était étroitement liée au corps, et collée à lui ; elle était contrainte de voir les réalités pour ainsi dire à travers les barreaux d'une prison constituée par son corps, au lieu de le faire par ses propres moyens et à travers elle-même, et elle se vautrait dans une ignorance absolue. La philosophie a bien saisi l'étonnant caractère de cette prison : elle est l'oeuvre du désir, en sorte que celui-là même qui est attaché a toutes chances de contribuer de la manière la plus efficace à sa propre captivité. Ainsi, dis-je, les amis du savoir n'ignorent pas ceci : quand la philosophie a pris possession de leur âme dans cet état, elle la conseille avec douceur, elle entreprend de la délier. Tout n'est qu'illusion, lui dit-elle, dans l'étude qui se fait par le moyen des yeux, tout n'est qu'illusion aussi dans celle qui se fait par le moyen des oreilles et des autres sens. Elle la persuade de s'en dégager dans la mesure où leur usage n'est pas nécessaire, elle l'exhorte à se recueillir, à se concentrer sur elle-même, quel que soit par lui-même l'objet de sa pensée quand, isolée en elle-même, elle exerce cette pensée ; et en revanche, si l'âme envisage par d'autres moyens que cette pensée un objet, quel qu'il soit, qui diffère selon les circonstances, la philosophie la persuade de ne le tenir pour vrai en aucune façon. Car il y a d'un côté les objets de ce genre, c'est-à-dire le sensible et le visible, et de l'autre, ce que l'âme voit par elle-même, c'est-à-dire l'intelligible et l'invisible. Platon
platon

« République, avec la hiérarchie du nous (l'esprit), le thumos (le courage) et l'épithumia (le désir).

Ici, l'opposition joueplus radicalement entre l'âme et le corps, l'esprit et le désir.

A partir du moment où l'âme est attachée au corps, lecorps (poussé par le désir) l'emporte inéluctablement (« a toutes chances »).

Comme si à partir du moment où il y ala moindre attache au désir, le désir inexorablement s'accroissait.

Poussée du désir que l'on alimente soi-même.Fascination qui provoque le consentement, condition même de l'asservissement, non pas subi malgré soi, maisappelé deses voeux.

C'est bien cela « l'étonnant caractère » de la prison du désir, prison qui n'est pas tant subie qu'appelée,asservissement auquel, dans une relation masochiste, on prend un certain plaisir. 2.

Sans s'expliquer sur la manière dont la philosophie a pu — malgré tout — prendre possession de l'âme, Platondécrit son action salvatrice où la parole a toute sa place (« elle la conseille avec douceur »).C'est que les liens de l'âme avec le corps ne sont pas strictement physiques, mais de l'ordre de la croyance.

PourPlaton, la parole a une puissance éclairante et peut dénouer l'illusion d'une croyance liée au désir.

Ce qui pose laquestion du statut particulier de la parole conçue ici plus comme libératrice qu'envoûtante, puisqu'il s'agit justementd'arracher l'esprit à la fascination du corps, et la question du rapport entre croyance et illusion selon un schéma quifait inévitablement penser à Freud.

Parole apaisante (« avec douceur »), qui argumente (« tout n'est qu'illusion »,etc.) et qui finit enfin par persuader (« elle la persuade de s'en dégager »).

Parole dont l'efficacité estprogressivement possible car elle vient de l'intérieur, après que la philosophie a pris possession de l'âme.

Cettelibération passe par une éducation.

Éducation qui dénonce par deux fois (« tout n'est qu'illusion » dont la répétitiona presque valeur hypnotique) toute connaissance qui se ferait par les yeux du corps (« dans l'étude qui se fait parle moyen des yeux »), par un autre organe (« les oreilles ») et plus généralement par n'importe quel organe dessens.

Délier l'âme, c'est lui permettre de se déprendre (« s'en dégager ») du corps, compris jusqu'alors (faussement)comme moyen de connaître.A l'égard de l'âme l'activité philosophique connaît trois modes rhétoriques : celui du conseil (« elle la conseille avecdouceur »), celui de la persuasion, fondée sur une argumentation (« elle la persuade de s'en dégager dans la mesureoù »), enfin celui de l'exhortation (« elle l'exhorte à se recueillir »).Ces trois modes sont non seulement successifs, mais aussi progressifs : le premier (le conseil) vise à apaiser l'âme,alors que la philosophie a déjà pris possession d'elle, mais qu'elle est encore liée au corps, apaisement qui seulpermet de défaire les liens ; le second (la persuasion) est fondé sur le vrai, c'est-à-dire que la persuasionphilosophique n'est pas celle des sophistes, qui est seulement « manipulatrice », puisqu'ils ne reconnaissent aucunfondement au vrai.

Enfin, le troisième mode rhétorique (l'exhortation) n'est possible que parce que l'âme est déjàgagnée et qu'elle peut alors (mais alors seulement) entendre des paroles qui ne lui parlent pas d'autre chose qued'elle-même.Les termes employés conviendraient à ce que nous entendons aujourd'hui par la prière : le recueillement, laconcentration sur soi, l'isolement.

Mais ces termes, au temps de Platon, correspondent sans doute à « destechniques du corps », proches du yoga de l'Inde, telles qu'elles étaient utilisées par des gymnosophistes que Platona pu rencontrer lors de ses voyages.Toujours est-il qu'en se concentrant sur l'âme (« ne se fier qu'à elle-même ») la philosophie dissout peu à peu lafonctionnalité du corps.

Non seulement l'âme finit par être déliée du corps, mais de celui-ci, Platon ne parle plus.

Ilest abandonné.

Toute matérialité est vaine.Cependant une rechute (nous dirions presque une tentation) est toujours possible.

Platon l'envisage expressément :« si l'âme envisage un objet, par d'autres moyens que cette pensée », le philosophe devra encore accomplir sontravail de persuasion, jamais totalement achevé.

Seule l'activité de l'âme, en tant que telle, permet d'accéder auvrai, a contrario de toute entreprise de connaissance qui ferait confiance au corps.

L'objet que connaît le corps «ne peut être tenu pour vrai ».La distinction de l'âme et du corps (et les deux figures qu'elle engendre, l'âme liée au corps, ou bien l'âme déliée ducorps), fonde donc deux démarches de connaissance.

Une démarche qui, fondée sur le corps, ne produit quefausseté ; une démarche qui, fondée sur l'âme, produit la vérité (plus exactement, en fonction de la théorie de laréminiscence, retrouve le vrai, conçu comme dévoilement).

Cette distinction recoupe l'opposition fondamentale duvisible et de l'invisible, qui explicite métaphoriquement ce qui est de l'ordre du sensible et ce qui est de l'ordre del'intelligible.

D'un côté : le corps et ses yeux qui voient le monde sensible ; de l'autre : l'âme qui, avec ses propresyeux, se voit elle-même, ce qui est invisible au corps, ce qui est du domaine de l'intelligible — qui en tant que tel,compris par l'intellect, appartient au seul monde éternel, réel et vrai, celui des Idées. Intérêt du texte étude du texte ne doit pas nous faire oublier son caractère dramatique.

Socrate, dans son échange avec sesdisciples, argumente dans les moments mêmes qui précèdent sa propre mort.

Ce qu'il affirme de manière doctrinaledes rapports de l'âme et du corps, il va — si l'on peut dire — le vérifier bientôt.

En buvant la ciguë, son corps vamourir et, croit-il, son âme, séparée, va survivre.

L'activité philosophique, menée chaque jour par les « amis dusavoir », anticipe dans la vie quotidienne cette ultime séparation.Le texte affirme fortement, dans sa conclusion, qu'il y a deux ordres opposés : celui de l'intelligible, et celui dusensible.

C'est cela même l'expression la plus condensée de la philosophie platonicienne.

C'est autour de cetteopposition centrale que se jouent toutes les autres oppositions du texte.

Du côté de l'intelligible, la connaissance, levrai, l'invisible et l'âme ; du côté du sensible, l'ignorance, l'illusion, le visible, le désir et le corps.

L'activitéphilosophique est donc libératrice.

Elle vise, en douceur, à nous faire passer, de notre vivant, d'un ordre à un autre.On comprend dès lors le calme de Socrate allant paisiblement vers l'inéluctable.. »

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