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Qu'est-ce que faire une expérience ?

Publié le 17/01/2022

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L'examen de ces questions ne conduit-il pas en fin de compte, à s'interroger sur la nature même des enseignements que l'on peut tirer d'une expérience et sans lesquels on ne peut pas vraiment dire qu'on a « fait une expérience « ? Les expressions de la vie courante peuvent révéler, à celui qui sait les analyser, les ambiguïtés et la teneur problématique d'une notion. Il semble qu'il en aille ainsi avec l'expression « faire une expérience «. À première vue, elle possède le sens banal de faire un essai. Si un artisan, encouragé par les pouvoirs publics, engage un apprenti à l'essai, on peut dire qu'il fait une expérience en donnant sa chance à un jeune qui serait peut-être resté sans cela au chômage. En un autre sens, l'apprenti fera aussi une expérience dans la mesure où il pourra acquérir un savoir-faire, se forger une expérience. Au vu de ces exemples, faire une expérience suppose qu'un sujet rencontre un certain donné et qu'il éprouve ce donné comme venant de l'extérieur. Faire une expérience, c'est toujours éprouver un donné qui est perçu de prime abord comme étranger à celui qui fait l'expérience. Pourtant, il semble que le savant, qui procède à une expérience, ne se contente pas de recevoir un donné empirique.

 

L’expérience est un fait vécu, mais ce qui est vécu peut être multiple : on peut faire des expériences scientifiques, mais aussi esthétiques, religieuses, et l’on peut même dire de quelqu'un qu’il a fait une expérience lorsqu’il a tout simplement été confronté à une situation dont il a appris quelque chose. Le point commun de toutes ces expériences qui autorise à leur donner une unique dénomination semble donc être le fait que par l’expérience, il y a apprentissage. L’expérience nous enrichit, elle nous donne à vivre et donc à découvrir ce qui nous était auparavant inconnu. Pourtant, l’expérience suppose un type particulier d’apprentissage, qu’il faut distinguer de la connaissance indirecte par livre ou par ouï dire. L’expérience ne peut se faire qu’à la première personne. Pour autant qu’elle correspond à un vécu, l’expérience n'est pas n’importe quel vécu, elle a un caractère exceptionnel, un caractère d’inédit qui la démarque du simple vécu quotidien. A partir de quel moment peut-on dire d’un événement qu’il constitue une expérience ?

 

« Il semble, tout d'abord, que je ne puisse pas faire l'expérience des vécus d'autrui.

Même si je peux compatir avecsa souffrance ou me réjouir avec lui de ses succès, il est clair que l'expérience de l'autre dans son absoluesingularité m'est à tout jamais inaccessible.

En tout cas, je ne peux, sinon par empathie et par analogie, meréclamer d'une expérience vécue par l'autre, pas plus qu'il ne lui est possible de vivre ni d'éprouver ce que je vis.C'est donc toujours d'abord à la première personne que l'on fait une expérience, même les expériences collectivessont vécues par des sujets et non par une improbable conscience collective qui précéderait les individus.

Faire uneexpérience possède donc toujours un caractère essentiel d'individuation, c'est toujours un «je » qui fait uneexpérience.

C'est ce que dit Kant, dans la seconde édition de La Critique de la Raison pure, au paragraphe 16 de la« Déduction Transcendantale », lorsqu'il affirme que « le "Je pense" doit pouvoir accompagner toutes mesreprésentations ».

Toute expérience suppose donc un pôle d'égoïté qui fait l'expérience.

De quoi, ce «je » peut-ilfaire l'expérience? Bien posée, cette question revient à s'interroger sur la nature de ce dont on peut fairel'expérience.

Tout n'est pas objet d'une expérience possible.

« Faire une expérience », c'est faire la rencontre d'undonné qui comme tel se plie aux conditions que lui impose le sujet auquel il se donne.

Pour Kant, on ne peut fairel'expérience que de ce qui peut être l'objet d'une intuition sensible dans l'espace et dans le temps, lesquels sont lesconditions de toute intuition possible.

On ne peut faire l'expérience que des phénomènes, en tant qu'ils sonttoujours donnés à un sujet dans un cadre spatio-temporel.

Ce qui ne se plie pas aux conditions que le sujet imposeau donné ne peut être l'objet d'aucune expérience, car «les conditions de la possibilité de l'expérience en généralsont aussi les conditions de possibilité des objets de l'expérience ».

Il faut donc dépasser le point de vue empiristesur l'expérience, l'esprit n'est ni « une table rase », ni « une page blanche » (Locke) et toute expérience ne dérivepas entièrement des données sensibles.Même les actes les plus élémentaires de la conscience, comme les actes de perception, ne sont pas réceptionpassive des données sensibles.

Il faut que le divers de là sensation soit unifié, afin qu'on puisse en faire l'expérience.Faire une expérience requiert donc un sujet unificateur qui opère une synthèse du divers et lui donne un sens.

Cetteunité n'est pas le fait du donné d'expérience, car l'expérience n'est pas elle-même porteuse de son unité.

Elle esttoutefois une condition de la donation elle-même: sans instance opérant la composition du divers sensible, pasd'expérience possible.

Ce sujet unificateur donne ainsi son unité et son sens à l'expérience.

On doit donc prendrel'expression « faire une expérience » en un sens quasi littéral : nous sommes partie prenante de la manière dontnous habitons et vivons les expériences qu'il nous est donné de faire.

Est-ce à dire que faire une expérience ne peutrien nous apprendre que nous ne sachions déjà et qu'on n'y trouve que ce que l'on a soi-même apporté ? Qu'apprend-on, en fin de compte, lorsqu'on fait une expérience ? S'il n'y a pas d'expérience brute, si touteexpérience suppose une certaine élaboration du donné, il s'en faut cependant que la nature de ce donné ne soittotalement indifférente.

Même l'expérimentation scientifique, avec son caractère de reconstruction du réel, où lephénomène est « trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments...

» ( Bachelard, Le Nouvel Espritscientifique, p.

16), nous enseigne quelque chose; ne serait-ce que par l'écart constaté entre la prévision et lerésultat.

«Faire une expérience », c'est donc être en quête de cet écart entre ce que la théorie nous invite àattendre et les résultats effectifs de l'expérience.

Celle-ci est donc au moins autant source de savoir que recherchede nouveaux problèmes.

D'où la nécessité de consigner les observations sur ce qu'on appelleun protocole d'expérimentation où sont consignées avec le plus de rigueur et d'exhaustivité possibles les diversesétapes du montage de l'expérience.

On voit que faire une expérience, au sens plein du terme, exige un regardrétrospectif et une certaine réflexion, En va-t-il de même pour l'expérience courante ?On a vu qu'on ne pouvait.

au sens strict.

vivre soi-même les vécus d'autrui.

Est-ce à dire que toute expérience estincommunicable et que toute expérience est in fine radicalement privée? Le sens commun répugne à ce solipsisme radical.

où le sujet n'est plus qu'une sorte de monade sans porte ni fenêtre tirant de son propre fondstoutes ses représentations.

Le point important est le rôle du langage dans la constitution même de notreexpérience.

Des simples perceptions sensibles aux expériences affectives ou intellectuelles les plus complexes, c'esten tant que sujets doués de parole que nous faisons nos expériences.

Le langage est l'horizon de la majeure partiede nos vécus de conscience et nous sommes toujours plus ou moins en train de réagencer nos expériences passéesdans un discours présent, qu'il soit ou non effectivement proféré; en témoigne la pratique quasi quotidienne de laconversation où sont relatées, le plus souvent sur le mode du récit apparemment descriptif, les expériences que l'ona faites.

Comme si une expérience n'avait son sens plein que dans la mesure où elle pouvait être le point de départd'un récit dans lequel le vécu passé pouvait, en quelque sorte, être réactivé et rendu accessible à l'autre par lamédiation du discours.

On est donc conduit à cet étrange paradoxe: faire une expérience revient, en un sens, àrefaire une expérience qu'on a déjà faite.

On ne peut finalement faire une expérience que sur le mode de laremémoration, non pas au sens où toute relation vivante au monde serait teintée d'une sorte de nostalgie, mais enceci que c'est le regard rétrospectif porté sur une expérience qui lui confère son unité et sa signification.

C'est ceque Proust a bien montré dans Du Côté de chez Swann, lorsqu'il dit: « La réalité ne se forme que dans la mémoire,les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs.

» Raconter cetteréalité confère à l'écrivain «le devoir et la tâche [d'un] traducteur».

Il transforme radicalement le sens même d'uneexpérience en la transposant dans la forme du récit et la rend ainsi « expérimentable » par une autre conscience.Faire une expérience, au sens le plus radical, reviendrait à se donner pour but de ressaisir une expérience passéesur le mode du récit ou de l'analyse et à lui donner un sens vivant.

Faire une expérience, c'est au fond décider deson sens, Ce choix ne s'accomplit que du point de vue d'une intention présente qui trie et dégage le sens du passé,Comme le dit Sartre dans L'Être et le Néant (p.

556) : « tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais jechoisis son sens».

Cette possibilité essentielle de décider «de la signification que peut avoir pour moi et pourd'autres le passé » (ibid.

p.

555) a pour fondement ultime la liberté que je suis.. »

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