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Article de presse: Bloc de mémoire

Publié le 22/02/2012

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1er septembre 1939 - Longtemps après, une guerre, ce sont deux dates encadrant un désastre : 14-18, 39-45... Ce sont aussi des statistiques, des bilans. Palmarès de l'horreur et évaluation des tueries : pour cette guerre-là , près de cinquante millions de morts, civils ou militaires. La plus meurtrière de toute l'histoire humaine, la saignée la plus nette depuis l'invention de l'humanité et celle de la guerre. Causes, déroulement, conséquences. Les trois termes du triptyque scolaire qui veut que chaque conflit s'analyse comme un tout nous enferment, en ce cas plus sans doute qu'en d'autres, dans une conception close des événements nous renvoyant à une illusion de rationalité, à l'idée qu'on puisse se raccrocher à une succession mécanique de causalités. Comme si cette quête d'une logique pouvait détourner de l'horreur brute, et apaiser, dans le souvenir ou la réflexion, les blessures de l'incompréhensible. Tirer les leçons d'un conflit ! C'est l'ambition de tous les demains. Chaque fois qu'une paix semble s'installer sur terre, les hommes, rescapés, blessés, meurtris, comme dessaoulés de violence, se prennent à réfléchir et à rêver : attention, demain ne peut être comme hier et nous allons nous organiser. " Plus jamais ça! " " Plus jamais la guerre ! " On signe des traités. On crée des structures collectives (SDN, ONU). On sait ce qu'il en est de ces promesses de lendemains et ceux qui eurent à célébrer joyeusement, en 1918, la fin de la " der des der " furent parmi les premiers spectateurs ou acteurs de celle qui suivit, vingt et un ans plus tard. La leçon première que l'on tente de tirer d'un conflit est celle qui touche aux commencements, aux prémices. Si l'on pouvait déterminer, a posteriori, ce qui dans la succession des événements, illisibles sur le moment, aurait pu - ou dû - être saisi comme annonciateur des catastrophes à venir, on aurait peut-être la possibilité de tuer dans l'oeuf les guerres du futur. Cet idéal à but préventif du déchiffrement des origines ne correspond pas, hélas! à la complexité du réel. On ne peut jamais dire : l'horreur s'est mise en place à tel moment précis, pour telle ou telle raison précise. Si l'on peut encadrer de deux millésimes la longue guerre mondiale à laquelle cet ouvrage est consacré, on ne peut que se perdre dans la détermination des commencements. Si l'on a pu proclamer, bien à tort, au terme des années 80 que la " fin de l'Histoire " avait sonné, il serait aussi illusoire de prétendre que l'Histoire eut un début ! Il n'y a jamais de commencements et c'est cela qui rend si délicate la détermination des dangers, des potentialités, des risques pour demain. Ou plutôt tout, y compris le pire, a déjà commencé ! Des leçons de la deuxième guerre mondiale, celle qui a trait aux effets destructeurs de la folie idéologique, aux fureurs de la haine ethnique est, naturellement, l'une des premières à méditer. Mais de quand dater le début de la haine et le glissement du fantasme au passage à l'acte ? Quand le génocide a-t-il débuté ? Dans les frustrations provoquées en Allemagne par la défaite de 1918 et par les humiliations consécutives sur fond de désastre économique et social ? Dans les soubassements culturels du " génie allemand " antérieur, résumé à grands traits par le Wagnérisme ? Dans les particularismes des Allemagnes qui précédèrent l'unité allemande ? Dans l'essor du capitalisme ? Dans Luther ? Dans le christianisme ? Dans Wotan ? Dans les châteaux et les forêts de brumes? Il serait simple et rassurant de pouvoir, devant un fait ponctuel, une déclaration, un personnage, se dire : voilà, c'est ici, avec cela, avec celui-ci, que tout commença ! Mais on serait loin de l'Histoire. Celle-ci est une continuité dans laquelle, par convention, l'on tente de déterminer des temps, des séquences, et des séparations de périodes. La vraie leçon de l'horreur nazie, du génocide, ce serait, pour nous, pour nos enfants, et pour les enfants de nos enfants, de nous dire que l'horreur est déjà commencée, qu'elle est tissée depuis le début des temps et qu'il ne faut pas attendre qu'elle ait la brutalité de l'évidence pour la déraciner. La deuxième guerre mondiale a introduit dans le continuum humain la dimension de l'inhumain, ou de l'a-humain. La destruction systématique des juifs d'Europe par les nazis a fait passer l'horreur à un niveau que jamais l'Histoire n'avait atteint, en s'aidant des capacités de l'industrialisation, après des millénaires d'artisanat, si l'on ose dire, dans l'art du massacre. Les mots eux-mêmes en ont été pervertis, la limite du dicible étant franchie. Des concepts moraux ont été inversés et d'autres ont dû s'adapter. La belle notion de pardon, par exemple, vertu popularisée sur terre par le Christ, il a fallu l'amender en raison même de l'intensité de cette horreur et se ranger à l'avis de Valdimir Jankélévitch affirmant : " Le pardon est mort dans les camps de la mort. " Ainsi ce siècle eut-il à subir l'invention du crime contre l'humanité et de sa modeste parade :l'imprescriptibilité. Ce qui signe le plus visiblement la deuxième guerre mondiale c'est bien, dans son déroulement comme dans la hantise de la mémoire commune que jamais la négation de l'humain n'avait été poussée aussi loin. La haine industrialisée, la mort comme solution, l'ethnocentrisme comme projet : il s'agit bien, aujourd'hui que ce siècle de fer tire à sa fin, de se demander si les germes de l'horreur furent bien tous extirpés ou si, au fond, nous ne serions pas dans une période de latence, entre deux apocalypses. Le caractère mondial de la guerre ne doit pas faire oublier que, comme la première du nom, elle fut d'abord une tentative continentale de suicide collectif. Tout s'est passé comme si l'Europe, insatisfaite de s'être tailladé les veines entre 1914 et 1918 pour régler des différends d'impérialismes antagonistes, avait voulu récidiver efficacement, moins d'une génération plus tard, afin de se régler définitivement son compte. Qu'après tant de sang versé, tant de destructions, humaines, matérielles, culturelles, industrielles, architecturales, tant de haines recuites, on ait pu passer du massacre à répétition à la réconciliation sensationnelle, puis à l'unification laborieuse, voilà bien le seul sujet de positivité que cette guerre-cauchemar offre à la méditation. Cela illustre la formidable capacité qu'a l'humanité, disons la civilisation, de rebondir, de ne pas s'enfermer dans des schémas convenus et de transformer des tragédies en occasions de rebond, de reconstruction. D'une certaine manière, il y avait dans cette guerre, en raison de son horreur même, les chances à saisir d'une unité continentale. Cela se joue sous nos yeux. Le débat sur l'Union européenne, qui est la grande affaire depuis plusieurs décennies, ne trouve sa dimension épique et historique que dans la confrontation entre ce qu'elle tente d'atteindre et la réminiscence de ce que fut son contraire. Les gouvernants paraissent impotents, hélas ! dans la pédagogie de ce dessein. La deuxième guerre mondiale fournit, dans ses épisodes, ses lieux symboles, ses personnages, l'occasion de mille et une fixations, positives ou négatives, pour l'imaginaire de ceux qui l'ont vécue comme pour ceux qui sont nés après . La profusion des personnes devenues mythiques atteste que ces années-là, en même temps qu'elles dépassèrent les limites de l'inhumain, furent aussi celles où l'humain eut l'occasion de se transcender. Les personnages positifs, héroïques, sortes de saints modernes, abondent, des résistants anonymes aux hommes de guerre prestigieux qui firent plier le Reich. De Gaulle accéda à l'Histoire en refusant l'abaissement auquel Pétain, lui, avait consenti et dont il doit payer, dans nos mémoires, la rançon. Churchill, Roosevelt, Staline, personnages forts, non dénués d'ambiguïtés, retors, hardis, tour à tour monstrueux et géniaux. Et puis aussi les personnages dans lesquels s'incarna et restera incarné le mal absolu : Hitler et ses séides dont les figures négatives hantent à la fois ceux à qui ils font horreur et ceux qui, de manière plus trouble, trouvent à ce commerce-limite des plaisirs suspects. La mémoire est faite de ce mélange profus d'événements héroïques - l'appel de Londres, la Résistance, Stalingrad, le débarquement de Normandie, la bataille du Pacifique, Leclerc entrant dans Paris - et de lieux de mémoire pour la honte et l'effroi-Hitler au Trocadéro, Pétain à Montoire, Oradour, Auschwitz, Goering au procès de Nuremberg, mais aussi Dresde et puis Hiroshima, point d'orgue sinistre. Les figures du bourreau et de la victime ont trouvé dans cette guerre la plus vaste épopée réelle puis légendaire pour nous horrifier ou pour nous éblouir. Se souvenir c'est revisiter, comprendre, connaître. Se souvenir n'est pas un privilège, un ressassement ou une tâche limitée aux témoins. C'est l'affaire de toutes les générations. C'est refuser la lâcheté d'une évocation qui, recrue d'horreurs, serait tentée parfois de baisser les bras, et de tirer un trait de lassitude. Se souvenir est un bloc où l'irruption forte, lumineuse et admirable des courages et des sacrifices ne peut se faire que si l'on supporte de regarder le fond de cendre du décor où trônèrent les tueurs. Afin de s'assurer que ce qui armait leur bras - le refus de l'autre - ne rôde pas encore, ou déjà. BRUNO FRAPPAT Mai 1994

« solution, l'ethnocentrisme comme projet : il s'agit bien, aujourd'hui que ce siècle de fer tire à sa fin, de se demander si les germesde l'horreur furent bien tous extirpés ou si, au fond, nous ne serions pas dans une période de latence, entre deux apocalypses. Le caractère mondial de la guerre ne doit pas faire oublier que, comme la première du nom, elle fut d'abord une tentativecontinentale de suicide collectif.

Tout s'est passé comme si l'Europe, insatisfaite de s'être tailladé les veines entre 1914 et 1918pour régler des différends d'impérialismes antagonistes, avait voulu récidiver efficacement, moins d'une génération plus tard, afinde se régler définitivement son compte. Qu'après tant de sang versé, tant de destructions, humaines, matérielles, culturelles, industrielles, architecturales, tant de hainesrecuites, on ait pu passer du massacre à répétition à la réconciliation sensationnelle, puis à l'unification laborieuse, voilà bien leseul sujet de positivité que cette guerre-cauchemar offre à la méditation.

Cela illustre la formidable capacité qu'a l'humanité,disons la civilisation, de rebondir, de ne pas s'enfermer dans des schémas convenus et de transformer des tragédies en occasionsde rebond, de reconstruction.

D'une certaine manière, il y avait dans cette guerre, en raison de son horreur même, les chances àsaisir d'une unité continentale.

Cela se joue sous nos yeux. Le débat sur l'Union européenne, qui est la grande affaire depuis plusieurs décennies, ne trouve sa dimension épique ethistorique que dans la confrontation entre ce qu'elle tente d'atteindre et la réminiscence de ce que fut son contraire. Les gouvernants paraissent impotents, hélas ! dans la pédagogie de ce dessein. La deuxième guerre mondiale fournit, dans ses épisodes, ses lieux symboles, ses personnages, l'occasion de mille et unefixations, positives ou négatives, pour l'imaginaire de ceux qui l'ont vécue comme pour ceux qui sont nés après .

La profusion despersonnes devenues mythiques atteste que ces années-là, en même temps qu'elles dépassèrent les limites de l'inhumain, furentaussi celles où l'humain eut l'occasion de se transcender. Les personnages positifs, héroïques, sortes de saints modernes, abondent, des résistants anonymes aux hommes de guerreprestigieux qui firent plier le Reich.

De Gaulle accéda à l'Histoire en refusant l'abaissement auquel Pétain, lui, avait consenti etdont il doit payer, dans nos mémoires, la rançon.

Churchill, Roosevelt, Staline, personnages forts, non dénués d'ambiguïtés,retors, hardis, tour à tour monstrueux et géniaux.

Et puis aussi les personnages dans lesquels s'incarna et restera incarné le malabsolu : Hitler et ses séides dont les figures négatives hantent à la fois ceux à qui ils font horreur et ceux qui, de manière plustrouble, trouvent à ce commerce-limite des plaisirs suspects. La mémoire est faite de ce mélange profus d'événements héroïques - l'appel de Londres, la Résistance, Stalingrad, ledébarquement de Normandie, la bataille du Pacifique, Leclerc entrant dans Paris - et de lieux de mémoire pour la honte etl'effroi-Hitler au Trocadéro, Pétain à Montoire, Oradour, Auschwitz, Goering au procès de Nuremberg, mais aussi Dresde etpuis Hiroshima, point d'orgue sinistre.

Les figures du bourreau et de la victime ont trouvé dans cette guerre la plus vaste épopéeréelle puis légendaire pour nous horrifier ou pour nous éblouir. Se souvenir c'est revisiter, comprendre, connaître.

Se souvenir n'est pas un privilège, un ressassement ou une tâche limitée auxtémoins.

C'est l'affaire de toutes les générations.

C'est refuser la lâcheté d'une évocation qui, recrue d'horreurs, serait tentéeparfois de baisser les bras, et de tirer un trait de lassitude.

Se souvenir est un bloc où l'irruption forte, lumineuse et admirable descourages et des sacrifices ne peut se faire que si l'on supporte de regarder le fond de cendre du décor où trônèrent les tueurs.Afin de s'assurer que ce qui armait leur bras - le refus de l'autre - ne rôde pas encore, ou déjà. BRUNO FRAPPAT Mai 1994. »

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