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Article de presse: Franco, croisé d'une Espagne intégriste et unitaire

Publié le 17/01/2022

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20 novembre 1975 - Le règne qui vient de prendre fin aura été l'un des plus longs de l'histoire contemporaine et l'un des plus sanglants. Franco s'est souvent référé à la guerre civile qui l'a porté au pouvoir comme à une croisade, et il a frappé ses adversaires avec la même brutalité que les croisés du Moyen Age les infidèles. Si jamais la pitié, le remords ou le doute ont effleuré cet autocrate taciturne au visage médiocre, presque mou, à la silhouette courtaude, il ne l'a pas laissé paraître. C'était l'archétype du monstre froid, convaincu que la morale politique n'a rien à voir avec la morale tout court, et que la grandeur de l'Etat non seulement permet, mais commande d'être implacable. Une idée plus que toute autre l'habitait, celle de l'ordre, d'un ordre qui n'était chrétien que parce qu'une Eglise oublieuse du commandement de l'amour et obnubilée par la peur des " rouges " lui avait donné sa caution. Le pieux Caudillo, qui suivait les processions un cierge à la main, et faisait attendre d'illustres visiteurs pour prier la Vierge, n'avait pas laissé au Maroc, où il avait fait une grande partie de sa carrière, le souvenir d'une dévotion particulière. Mais, pour soutenir sa croisade, pour galvaniser ses partisans, pour nourrir l'héroïsme dont ils n'ont pas été moins prodigues que leurs adversaires, et pour faire d'eux trop souvent des bourreaux, il fallait un mythe : ce fut celui d'une Espagne intégriste, seule fidèle à la religion ancestrale, face à une Europe abandonnée aux démons de la maçonnerie et du communisme. Ce fut en même temps celui d'une Espagne unitaire, décidée à durement réprimer toutes les aspirations des peuples, basque ou catalan, qui revendiquent l'autonomie, au moins culturelle. A ces mythes, dont il s'autorisa pour participer au complot contre la République, il sera resté attaché jusqu'au bout. Ces temps derniers encore, il y avait en Espagne des voix pour dénoncer une Europe coupable de se refuser à admettre que Franco lui avait montré la voie, et qu'il n'existait d'autre moyen de salut que de suivre son exemple. Jamais, au grand jamais, le moindre geste n'a été fait par le Caudillo pour tenter de substituer à la légitimité née de la force-du jugement de Dieu, en quelque sorte-celle qu'aurait pu fonder la réconciliation des vainqueurs et des vaincus. Les vaincus n'avaient pris les armes que pour défendre un gouvernement légitime, qui les avait le plus légitimement du monde mobilisés. Ils n'en ont pas moins été traités en ennemis de leur propre patrie, en traîtres, exécutés ou jetés en prison. Comment ne pas comprendre que les crimes qu'ils ont eux aussi commis en grand nombre ont été bien souvent le fruit de l'exaspération suscitée par le sentiment de rejet qu'ils éprouvaient? Rejet d'autant plus insupportable qu'il était le fait de gens " bien nés " vis-à-vis de paysans et d'ouvriers misérables, bien souvent analphabètes, en un mot de gueux. Malraux, mieux que tout autre, a compris, dans l'Espoir, le fond de leur drame : " Pour tout dire, voilà, je ne veux pas qu'on me dédaigne. " Il n'est pire épreuve pour un homme fier-et quel Espagnol ne l'est pas?-que de se sentir dédaigné. La prétention de Franco et des siens à incarner seuls l'Espagne était d'autant plus insoutenable que pour venir à bout de l'autre Espagne-de ce qui était pour eux l'anti-Espagne,-il leur avait fallu faire abondamment appel au soutien de l'étranger. Hitler et Mussolini avaient participé à la préparation du soulèvement. Il fallut, malgré la comédie de la " non-intervention ", l'entrée en ligne des avions de la légion Condor allemande-responsable de l'anéantissement de Guernica-et des divisions de Chemises noires italiennes, pour venir à bout d'un peuple pourtant abandonné par la plus grande partie d'une armée prétorienne et affaibli par ses profondes divisions internes, elles-mêmes aggravées par les constantes ingérences soviétiques. Malgré leur combativité, l'appoint des Brigades internationales, qui devaient être retirées au lendemain de Munich, sur les ordres d'un Staline cherchant déjà à se rapprocher d'Hitler, ne pouvait équilibrer le poids de ces unités régulières supérieurement armées. Rarement un peuple aura résisté si longtemps et si opiniâtrement à la dictature qu'on voulait lui imposer par la force brutale. Si le franquisme n'avait été, comme on l'a trop cru, que l'équivalent espagnol du nazisme, il aurait disparu comme lui dans le tourbillon de la deuxième guerre mondiale. Mais le Caudillo avait trop d'orgueil pour subordonner son pouvoir à celui de l'étranger, fût-il ami. Il remit rapidement à sa place-relativement modeste-la Phalange, version espagnole du fascisme, et établit son pouvoir personnel en jouant habilement des contradictions entre les diverses forces-Eglise, armée, monarchistes des deux allégeances, grande banque-qui, avec la Phalange, le soutenaient. Mais en l'absence de véritable parti unique, les groupes sociaux traditionnels ne furent jamais totalement embrigadés. Comment d'ailleurs y parvenir dans ce pays où sont si forts l'individualisme, le sens de l'honneur et l'esprit " caballero "? Le tempérament de ce froid Galicien était aux antipodes du romantisme frénétique d'un Hitler. Comme la reconnaissance n'était à ses yeux qu'une marque de faiblesse, il se refusa avec toute la ruse et toute l'obstination dont il était capable à laisser entraîner son pays dans la deuxième guerre mondiale. Le sort des armes aurait-il souri au Führer que Franco aurait demandé sa part des dépouilles africaines de la France. Mais quand il vit que le vent tournait dans l'autre sens, il sut se dédouaner à temps en se débarrassant de ses ministres les plus compromis aux côtés des nazis. Combien de fois, par la suite, congédia-t-il sans un mot de remerciement des hommes n'ayant eu d'autre tort que d'exécuter la politique qu'il leur avait prescrite? La guerre froide naissante sauva son régime d'une intervention des vainqueurs de 1945, dans les rangs desquels se trouvaient des milliers de républicains espagnols, convaincus que la libération de leur pays suivrait de peu l'écroulement de l'Axe. Mais l'opprobre demeurait assez général pour que les Nations unies décident en 1949 la rupture diplomatique entre leurs membres et le gouvernement de Madrid. D'une alliance à l'autre Ce fut la grande réussite de Franco que de retourner en sa faveur la réaction hostile provoquée par cette mise à l'index dans un peuple qui avait constamment montré au cours des âges son peu de goût pour les interventions de l'étranger dans ses affaires. Il ne lui restait plus qu'à se faire enrôler dans une autre croisade, celle dont les Etats-Unis avaient pris la tête contre le communisme et qui n'était pour lui que la suite logique de celle de 1936. Certes, il ne réussit jamais à faire admettre son pays dans le pacte atlantique, le Conseil de l'Europe ou la Communauté économique européenne. Mais il put maintenir son indépendance dans l'alliance avec Washington, comme il y était parvenu dans l'alliance avec Hitler. C'est là sans doute la raison principale de l'admiration que de Gaulle ne se cachait pas de lui vouer. L'aide américaine, les devises apportées par le tourisme et par l'émigration massive de la main-d'oeuvre, l'arrivée aux postes de commande de l'économie d'équipes de grande valeur ont depuis lors transformé le pays. Le niveau de vie n'a depuis lors cessé de s'accroître et l'Espagne de s'industrialiser. Le régime de sécurité sociale vaut le nôtre. La classe moyenne, dont l'absence au moment de la guerre civile contribue sans doute à expliquer la violence de l'affrontement, a pris une ampleur qu'attestent les encombrements des rues de Madrid ou de Barcelone. Toutes les conditions paraissent réunies pour l'établissement sinon d'une démocratie de type occidental, du moins d'une libéralisation qui permettrait à l'Espagne de sortir enfin de son isolement séculaire. Mais ce n'est pas à quatre-vingts ans passés qu'un despote change de caractère. L'âge a plutôt tendance à le confirmer dans son autoritarisme, à moins de faire de lui le jouet d'une camarilla d'autant plus acharnée à profiter du pouvoir qu'elle sait que le temps lui est compté. La profession de chef d'Etat est de celles pour lesquelles il n'est pas de limite d'âge, mais Adenauer mis à part, il est peu d'exemples d'octogénaires qui ne passent pas leurs dernières années de règne à compliquer la tâche de leurs successeurs. C'est à quoi s'est employé, qu'il l'ait voulu ou non, le général Franco face à une opposition multiforme, et qui va des monarchistes fidèles à don Juan aux séparatistes basques et aux terroristes gauchistes du FRAP. Plutôt que de passer la main à son héritier constitutionnel, le prince d'Espagne, dont l'impatience paraissait s'être muée, ces temps-ci, en une sorte de lassitude, il a voulu jusqu'à la dernière minute, se cramponner au pouvoir. Soit par sa propre décision, soit plus vraisemblablement sous la pression de polices devenues la base principale d'un régime de plus en plus lâché par ses piliers traditionnels : Eglise, grande bourgeoisie, " vieilles chemises " de la Phalange et même une partie de l'armée, il a ordonné des exécutions qui ramenaient son pouvoir à ses sources sanglantes et fait contre lui l'unanimité de l'opinion extérieure. La violence a répondu à la violence. Il faudrait beaucoup d'optimisme pour croire qu'au stade qu'elle a atteint, la mort du Caudillo d'Espagne suffira à ramener dans son pays la liberté et la paix. ANDRE FONTAINE Le Monde du 21 novembre 1975

« à ses yeux qu'une marque de faiblesse, il se refusa avec toute la ruse et toute l'obstination dont il était capable à laisser entraînerson pays dans la deuxième guerre mondiale.

Le sort des armes aurait-il souri au Führer que Franco aurait demandé sa part desdépouilles africaines de la France.

Mais quand il vit que le vent tournait dans l'autre sens, il sut se dédouaner à temps en sedébarrassant de ses ministres les plus compromis aux côtés des nazis.

Combien de fois, par la suite, congédia-t-il sans un mot deremerciement des hommes n'ayant eu d'autre tort que d'exécuter la politique qu'il leur avait prescrite? La guerre froide naissante sauva son régime d'une intervention des vainqueurs de 1945, dans les rangs desquels se trouvaientdes milliers de républicains espagnols, convaincus que la libération de leur pays suivrait de peu l'écroulement de l'Axe.

Maisl'opprobre demeurait assez général pour que les Nations unies décident en 1949 la rupture diplomatique entre leurs membres etle gouvernement de Madrid. D'une alliance à l'autre Ce fut la grande réussite de Franco que de retourner en sa faveur la réaction hostile provoquée par cette mise à l'index dans unpeuple qui avait constamment montré au cours des âges son peu de goût pour les interventions de l'étranger dans ses affaires.

Ilne lui restait plus qu'à se faire enrôler dans une autre croisade, celle dont les Etats-Unis avaient pris la tête contre le communismeet qui n'était pour lui que la suite logique de celle de 1936.

Certes, il ne réussit jamais à faire admettre son pays dans le pacteatlantique, le Conseil de l'Europe ou la Communauté économique européenne.

Mais il put maintenir son indépendance dansl'alliance avec Washington, comme il y était parvenu dans l'alliance avec Hitler.

C'est là sans doute la raison principale del'admiration que de Gaulle ne se cachait pas de lui vouer. L'aide américaine, les devises apportées par le tourisme et par l'émigration massive de la main-d'oeuvre, l'arrivée aux postes decommande de l'économie d'équipes de grande valeur ont depuis lors transformé le pays.

Le niveau de vie n'a depuis lors cessé des'accroître et l'Espagne de s'industrialiser.

Le régime de sécurité sociale vaut le nôtre.

La classe moyenne, dont l'absence aumoment de la guerre civile contribue sans doute à expliquer la violence de l'affrontement, a pris une ampleur qu'attestent lesencombrements des rues de Madrid ou de Barcelone.

Toutes les conditions paraissent réunies pour l'établissement sinon d'unedémocratie de type occidental, du moins d'une libéralisation qui permettrait à l'Espagne de sortir enfin de son isolement séculaire.Mais ce n'est pas à quatre-vingts ans passés qu'un despote change de caractère.

L'âge a plutôt tendance à le confirmer dans sonautoritarisme, à moins de faire de lui le jouet d'une camarilla d'autant plus acharnée à profiter du pouvoir qu'elle sait que le tempslui est compté. La profession de chef d'Etat est de celles pour lesquelles il n'est pas de limite d'âge, mais Adenauer mis à part, il est peud'exemples d'octogénaires qui ne passent pas leurs dernières années de règne à compliquer la tâche de leurs successeurs.

C'est àquoi s'est employé, qu'il l'ait voulu ou non, le général Franco face à une opposition multiforme, et qui va des monarchistes fidèlesà don Juan aux séparatistes basques et aux terroristes gauchistes du FRAP.

Plutôt que de passer la main à son héritierconstitutionnel, le prince d'Espagne, dont l'impatience paraissait s'être muée, ces temps-ci, en une sorte de lassitude, il a voulujusqu'à la dernière minute, se cramponner au pouvoir.

Soit par sa propre décision, soit plus vraisemblablement sous la pressionde polices devenues la base principale d'un régime de plus en plus lâché par ses piliers traditionnels : Eglise, grande bourgeoisie," vieilles chemises " de la Phalange et même une partie de l'armée, il a ordonné des exécutions qui ramenaient son pouvoir à sessources sanglantes et fait contre lui l'unanimité de l'opinion extérieure.

La violence a répondu à la violence.

Il faudrait beaucoupd'optimisme pour croire qu'au stade qu'elle a atteint, la mort du Caudillo d'Espagne suffira à ramener dans son pays la liberté et lapaix. ANDRE FONTAINE Le Monde du 21 novembre 1975. »

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