Devoir de Philosophie

Article de presse: " Frère Numéro Un " , ou l'obsession du " Khmer originel "

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

15 avril 1998 - Le 2 avril encore, Pol Pot est en vie. Ultime témoin, un journaliste cambodgien affirme avoir rencontré ce jour-là le vieil homme, malade, incapable de se déplacer seul, non loin d'Anlong Veng, dans l'extrême nord du Cambodge, alors que le dernier bastion de Khmers rouges chancelait. Pol Pot lui a dit vivre " en reclus " depuis qu'il a été déposé, plusieurs mois auparavant, dans des conditions humiliantes. Le 23 juillet 1997, deux journalistes américains avaient, en effet, été conviés à filmer la " condamnation à perpétuité " pour " trahison " , par un " tribunal populaire " khmer rouge, du " père " . A la même époque, la radio clandestine du mouvement avait salué l'avènement d'une " ère nouvelle " venant après " la nuit " dans laquelle avait sombré le Cambodge, sous Pol Pot, depuis 1975. En fait, le " vieux " avait été mis à la retraite, tel un PDG de conseil d'administration impotent. Le seul " crime " avancé et retenu par le " tribunal " avait été d'avoir commandité l'assassinat de l'un de ses fidèles, Son Sen, et non d'avoir été l'auteur d'un génocide. Pol Pot, jusqu'à la fin, démentira le tout. Des " erreurs " peut-être, mais sûrement pas une tentative d'assassinat d'un peuple... Ta Mok, qui lui a alors succédé à la tête de la rébellion, le montrera encore à trois reprises pour démentir les rumeurs récurrentes sur sa mort. L'homme était d'une apparence de passe-muraille étonnamment anodine par rapport à la trace de sang qu'il laisse dans le siècle. Le visage arrondi, presque doux. Le geste, à ce qu'on en sait, posé, dans une attitude monastique apprise au temple bouddhique. Le contraire, en façade, du fou furieux, du fanatique illuminé. " Charismatique " , disait, paradoxalement, Norodom Sihanouk, décrivant un personnage calme d'où irradiait une sereine assurance. Un temps enseignant, il aimait à citer... Verlaine, se souvint, voilà quelque temps, Soth Polin, ancien professeur de philosophie à Phnom Penh, alors son professeur de français. L'un des vers favoris du futur dictateur : " Il pleure dans mon coeur comme il pleut sur la ville. " La ville, la capitale précisément - ou plutôt sa désincarnation - est le lieu où prit naissance la tragédie polpotiste, quand les Khmers rouges procédèrent en avril 1975, sous ses ordres, à l'évacuation de ses habitants, ainsi forcés de retourner aux sources du " Khmer originel " , dans la rizière ou la forêt. Rares sont, dès lors, les visiteurs qui rencontrent celui qui se fait appeler " Frère Numéro Un " et règne sous le nom de Pol Pot, sur lequel on hésita longtemps à mettre le visage de Saloth Sar, le maquisard que les troupes de Sihanouk, puis celles de Lon Nol, chassaient autrefois dans la forêt. Un visage énigmatique Au reste, ledit Saloth Sar n'a pas jugé utile de s'afficher dès le début comme le patron du " Kampuchéa démocratique " (encore une appellation sinistrement évocatrice), fondé lors de la victoire du 17 avril 1975. Il ne fait son apparition publique que deux ans et demi plus tard en se présentant, sous le nom de Pol Pot, comme le chef du Parti communiste du Kampuchéa. Son discours de septembre 1978, annonçant sans la moindre trace d'humour, dans le verbiage du maoïsme, une industrialisation " rapide " du pays - celui-ci est exsangue et la guerre avec le Vietnam se profile -, est l'un de ses rares écrits. Les quelques " ambassadeurs " qui parlent en son nom égrènent une logorrhée qui fustige " les Vietnamiens avaleurs de territoire " . Quand, en 1977, il fait surface à Pékin, reçu en grande pompe communiste par ses frères chinois eux-mêmes pourtant en passe de rejeter les oripeaux de la révolution pure et dure, on découvre un visage énigmatique engoncé dans un sombre costume à col Mao, affichant l'indispensable sourire khmer, source de tant de malentendus. Il faut remonter à 1962 pour retrouver une première trace de la méthode expéditive qu'affectionne le " doux " Pol Pot. Tou Samouth, le fondateur de ce qui s'appelle alors le Parti des travailleurs du Kampuchéa, est assassiné dans des circonstances encore non élucidées, mais dont, plus tard, le Vietnam blâmera Pol Pot en personne. Ce dernier, jusqu'alors numéro trois du parti, en prend la tête et fuit Phnom Penh. Dans une zone de guérilla à la frontière du Sud-Vietnam, il a la révélation du potentiel du levier nationaliste sur lequel il va édifier sa conception de " la révolution " à partir d'un soulèvement, en avril 1967, contre la garnison gouvernementale de Samlot (dans la province de Battambang, au nord-ouest), un épisode par la suite glorifié comme fondateur. Il est aidé par Ieng Sary, à qui le lie alors leurs mariages à deux jeunes filles de la bonne société phnom-penhoise, les soeurs Khieu Thirith (Mme Sary) et Khieu Ponnary (Mme Saloth Sar). Au fil des témoignages subséquents, l'épouse du chef suprême de " l'Angkar " , " l'Organisation " , sera créditée d'une influence particulièrement hystérique sur son époux. Les aléas de la guerre s'ajouteront aux facteurs interdisant désormais à Pol Pot de sortir de l'ombre : par haine du Vietnam et nationalisme, il précipite son peuple dans un conflit suicidaire avec son voisin, qui finit par envahir le Cambodge. Réfugié un temps en Thaïlande, puis de retour dans la forêt, Pol Pot poursuit sa carrière de maquisard impitoyable, à cheval sur la frontière khméro-thaïlandaise. L'isolement quasi total des chefs khmers rouges accentue encore le mystère qui plane sur le vent de démence collective dont ils auront été les initiateurs : de 1975 à 1978, près de deux millions de personnes sont mortes par leur faute. La lutte contre le vietnamien Pol Pot est mort privé de l'argument qui fondait son pouvoir, celui de la lutte contre le " Yuon " , le Vietnamien, l'ennemi traditionnel : en vertu des accords de Paris, les élections de mai 1993 court-circuitent le message politique dont les Khmers rouges tentaient de demeurer porteurs en cimentant l'hostilité au Vietnam. Sihanouk revenu sur son trône à Phnom Penh, la Thaïlande s'écarte à son tour de celui dont Pékin avait recommandé depuis longtemps qu'il se fasse discret. Les dernières années de son " règne " se résument pour lui à tenter de fédérer la direction d'un mouvement dont l'activité principale consiste à piller les ressources naturelles de son pays (forêts et pierres précieuses) pour financer une guérilla que la Chine a cessé d'armer. Les désertions massives de Khmers rouges interviennent à partir d'août 1993. Le mouvement se délite, malgré tout l'art que son chef tente encore de déployer pour imposer les revirements idéologiques nécessaires, de la révolution au nationalisme. Inexpliqué dans l'histoire, Pol Pot n'est pas pour autant totalement inexplicable. La blessure que son passage au pouvoir a infligée pour longtemps à son peuple est, de l'aveu même de Norodom Sihanouk, le résultat d'une profonde pulsion de mort qui pousse épisodiquement ce dernier à l'autoflagellation. " Plusieurs fois dans le passé, le peuple khmer, qui a construit Angkor, a éprouvé un besoin morbide de se meurtrir lui-même " , reconnaît le souverain. Pol Pot souffrait depuis des années du paludisme redoutable des forêts cambodgiennes et du diabète. Il s'en est allé vaincu, humilié mais sans concession. FRANCIS DERON et JEAN-CLAUDE POMONTI Le Monde du 17 avril 1998

Liens utiles