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Article de presse: Henri Queuille, un Limousin en république

Publié le 17/01/2022

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10 septembre 1948 - Disparu en 1970, Henri Queuille est toujours au purgatoire de la mémoire nationale. Qu'il ait exercé avec bonheur pendant un demi-siècle des mandats électifs, qu'il ait été trente fois ministre sous la IIIe et la IVe République et trois fois président sous la IVe, qu'on ait même songé à lui pour succéder à Albert Lebrun en 1939 à l'Elysée, n'a pas suffi à lui ouvrir notre panthéon politique. Sans doute, toutes les qualités reconnues jadis au " père Queuille " ont-elles eu leur très évident envers. Modeste et scrupuleux tout au long d'une carrière exceptionnelle par sa longueur et ses rebondissements, ce petit homme à la moustache sage, à l'éloquence incertaine et au geste rare, appuyé sur sa canne, propret et courtois, n'a pas su capitaliser son image d'habile père conscrit, de radical inébranlable et de médecin de famille au chevet des républiques malades : chez ses pairs, l'aura du grande leader s'est posée sur Herriot ou Daladier, sur Pinay ou Mollet, qui, tous, le respectèrent sans le jalouser. Pugnace sous ses airs falots, il demeura fidèle aux idées démocratiques de 1789, fortifiées au long du XIXe siècle, sans avoir su les mettre au service des grands projets de la France moderne des années 50 : sur ce terrain, s'imposent Mendès France, qu'il n'aime pas trop, et de Gaulle, dont il sut se faire estimer aux heures difficiles de Londres et d'Alger. Aujourd'hui, avec le recul du temps, cette image un peu grise pourrait bien s'effacer. Des travaux universitaires, appuyés sur ses archives et ses écrits privés, vont prochainement révéler qu'il fut souvent au coeur de la décision et de l'innovation. Il est bon que le premier signe de rappel à l'histoire vienne du fond de cette Corrèze qu'il aima tant. Il y naquit, d'un pharmacien, en 1884, à Neuvic. Il s'y installe dès 1905, après des études de médecine à Paris, et pour toujours. Ces hautes terres de landes, d'eaux et de ravins, parsemées de maigres cultures adossées à la proche montagne de l'Auvergne des laves mais sentant l'appel des douceurs aquitaines d'en bas, du pays de Brive, ce vieux socle de sous-développement séculaire et de migrations hardies, voilà son domaine. Il le sillonne et veut le transformer. Par les neiges qui s'accrochent et les printemps si tendres, sur des routes impossibles jalonnées de tables amies, il ausculte et réconforte. Chemin faisant, la politique vient à sa rencontre. Peu d'élites, un peuple rural depuis longtemps travaillé par la gauche, une petite propriété qui entend survivre : le radicalisme triomphant trouve là-bas son homme de terrain. Queuille est maire de sa ville natale dès 1912, député de cette circonscription d'Ussel qui fera sa carrière dès 1914. Cette démocratie qui sait le prix du cochon et favorise la carrière des postières de village, qui trouve ses grands électeurs dans la modeste association agricole, le cercle du café du coin ou sur le foirail, qui sait harceler les bureaux parisiens sans oublier de prendre des nouvelles de l'aïeule malade, il la pratique d'instinct, entretient avec une ardeur qui eut réjoui Alain sa connivence naturelle avec la malice limousine. Voici des routes plus sûres et de petites industries artisanales, l'électricité, l'adduction d'eau, les retraites, les pensions et les " poireaux " du Mérite agricole pour les électeurs sages. Voici de l'estime tenace et des fidélités de granit, bien à l'abri des bourrasques nationales. Quand, en 1965, il abandonne son dernier mandat à Neuvic, Queuille était fier de son oeuvre. Son radicalisme d'un autre âge avait résisté aux assauts d'un solide communisme rural et d'une SFIO vigoureusement conduite par Spinasse. Son avenir était assuré par un jeune compatriote : Jacques Chirac. Elu par des ruraux, efficace modernisateur de canton, Queuille devint sans peine un spécialiste des questions agricoles au Parti radical, au Parlement puis au gouvernement. Sous-secrétaire d'Etat à l'agriculture dans le cabinet Millerand en 1920, ministre de l'agriculture dans celui de Daladier en 1940 : un parcours sans faute rue de Varenne, où il s'installe treize fois en vingt ans. Sans doute ses pouvoirs y étaient-ils moins forts qu'aujourd'hui, sans doute aussi n'accueillit-il que du bout des lèvres les grandes réformes qui se firent sans lui, comme l'Office du blé en 1936, et fut-il incapable de maîtriser les effets désastreux de la crise mondiale. Mais il gère bien le réseau des associations et des syndicats amis du boulevard Saint-Germain, défend les intérêts des " petits " abrités dans leurs mutuelles et leurs caisses de crédit contre les gros agrariens du nord de la Loire, et résiste à la vague de corporatisme qui triomphera sous Vichy. En 1927, il fut même le seul à proposer-en vain-un vrai programme de modernisation, et son analyse du Drame agricole parue en 1932 ne manque pas d'allure. Fidèle au protectionnisme hérité de Méline mais comprenant les bouleversements des échanges mondiaux, le " premier jardinier du pays " -ainsi se présente-t-il en février 1939 devant l'Académie d'agriculture-a gentiment manié le sécateur. Seule la guerre peut modifier sa carrière de fidèle second. En juillet 1940, il s'abstient volontairement lors du vote des pleins pouvoirs à Pétain. En avril 1943, quand ses liens avec la Résistance le font rechercher par les Allemands, il rejoint de Gaulle. A Londres et à Alger, le général prend la bonne mesure de cet homme de la IIIe République : il en fait un commissaire d'Etat qui coordonne, un vice-président du gouvernement provisoire qui tient la barre quand il s'absente. Peu de décisions importantes sont prises sans que Queuille avance son avis, souvent suivi par l'homme du 18 juin. A la Libération, si la maladie l'écarte pour un temps des responsabilités auxquelles de Gaulle l'aurait convié, la Corrèze, une fois encore lui redonne un siège et des forces. Et lorsqu'en 1948 la guerre froide et la dislocation du tripartisme offrent leur chance aux modérés de la " troisième force ", les radicaux lui font confiance pour exercer leur arbitrage. A la vive satisfaction d'Auriol, lisible dans son Journal, le voici à Matignon en septembre, et même pour un temps décidé à ne pas laisser les groupes lui imposer la composition de son équipe. A la surprise générale, l'expérience durera jusqu'en octobre 1949 : têtu, à petits pas, Queuille bat le record de longévité gouvernementale de la législature. Dans son art de ne contenter personne, dans son immobilisme qui ne règle aucun problème au fond, il fut certes aidé par les circonstances : les dollars de l'aide Marshall arrivent enfin, pour réduire l'inflation mortelle, apaiser un front social agité et rendre le Plan solvable. Il sut surtout persuader une majorité aux abois des urgences de la défense républicaine : il faut vivre ensemble ou périr. Ainsi fut bloquée l'ascension électorale d'un RPF agressif, levée l'hypothèque communiste par de rudes interventions de Jules Moch sur le front des grèves insurrectionnelles. Les extrêmes défaits, une République du moindre mal, qui résume la philosophie de Queuille, donne au pays l'apaisement qui favorise l'élan de la croissance économique. L'heureux président du conseil ne saura pas user de son autorité pour préconiser les mesures chirurgicales qui eussent assaini le " système ". Après deux autres passages impuissants à Matignon, Queuille cautionne jusqu'en 1954 le ralliement des radicaux à la droite et met même en place, ministre de l'intérieur de Pleven en 1951, des " apparentements " de mauvaise mémoire. Après quatre années de service républicain, quand montent les étoiles de Mendès France et de de Gaulle, il se retire. Discret jusqu'au bout. Sa démocratie, à l'évidence, avait fait son temps. Mais ce jardinier de Corrèze l'avait bien servie. JEAN-PIERRE RIOUX Le Monde du 6 mai 1982

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