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Article de presse: Un intouchable accède à la présidence de la République indienne

Publié le 22/02/2012

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juillet 1997 - Quel symbole ! Alors que l'Inde s'apprête à célébrer le cinquantième anniversaire de son indépendance, un intouchable vient d'être nommé président de la République. Même si le titulaire de ce poste est condamné, dans ce système de démocratie parlementaire de type britannique, à inaugurer les chrysanthèmes, la classe politique indienne en profite pour se féliciter de l'élection de Kocheril Raman Narayanan, soixante-seize ans, qui occupait jusqu'à présent les fonctions de vice-président : n'était-ce pas, en effet, le rêve le plus cher du Mahatma Gandhi de voir un jour accéder à la magistrature suprême un représentant de ces dalits (opprimés), un de ces damnés de la terre indienne que la "grande âme" avait surnommés les harijan, les fils de Dieu ? L'élection de ce vieux politicien du parti du Congrès que députés du Parlement national et des Assemblées régionales de la fédération viennent de choisir comme nouveau chef de l'Etat, aussi politiquement correcte soit-elle, a cependant une portée limitée : non seulement l'accession d'un intouchable à ce poste honorifique ne signifie pas que le système des castes se soit assoupli mais elle n'en rend pas plus enviable la condition des "hors castes" de l'Inde moderne. En réalité, malgré la montée en puissance politique et économique de personnes de castes inférieures, le système n'a cessé de se renforcer. Et d'être utilisé par tout le monde à des fins politiques. Lors d'un entretien informel avec Le Monde, en 1996, alors qu'il était encore vice-président, M. Narayanan en convenait d'ailleurs lui-même : "La grande majorité des intouchables continue d'être à la traîne. L'attitude de beaucoup à leur égard, de façon agressive ou subtile, reste discriminatoire". Kocheril Raman Narayanan est né le 27 octobre 1920 dans un petit village de l'Etat du Kérala, dans le sud-ouest. Son père était un docteur ayurveda, la médecine indienne par les plantes. "Il soignait des gens de haute caste mais sans être autorisé à pénétrer chez eux", rappelait le futur président. "Comme un poisson" Lui-même n'a jamais oublié "ne pas pouvoir se rendre dans les foyers de [ses] camarades de lycée". Kocheril fut cependant chanceux : aidé par une organisation caritative créée par le Mahatma Gandhi, il sera éduqué en anglais, décrochera ses diplômes avec mention "très bien", parviendra à se faire attribuer une bourse d'un institut privé et arrivera à Londres à la fin de la guerre, où il étudie à la prestigieuse London School of Economics. Quand son bateau accosta à Port-Saïd, il apprit la chute de Berlin et prit conscience qu'il n'avait "même pas de vêtements assez chauds pour l'Angleterre"... Un demi-siècle plus tard, M. Narayanan est resté un homme à la désarmante modestie, en dépit de ses "états de service" : journaliste au Hindu et au Times of India, il fit une brillante carrière de diplomate, qui culmina avec des postes d'ambassadeur, en Chine puis aux Etats-Unis. Il entre plus tard en politique, devient député, puis secrétaire d'Etat aux relations extérieures, avant d'être nommé vice-président en 1992. "Les circonstances ont joué en ma faveur, j'ai eu beaucoup de chance, remarque-t-il. Je n'ai jamais fait de plans sur la comète. Je me demande même comment j'ai fait pour en arriver là, confie-t-il en souriant. Et de conclure : Je suis comme un poisson qui a réussi à se glisser au travers des mailles serrées du filet de la société..." Après l'indépendance, l'intouchabilité a été officiellement abolie mais elle n'en reste pas moins une donnée avec laquelle les "fils de Dieu" doivent compter. Grâce à un système de quotas qui leur assure 15 % de postes "réservés" dans la fonction publique et plusieurs universités, certains d'entre eux ont pu, eux aussi, "se glisser hors des mailles du filet". Mais dans les campagnes, surtout dans le nord de l'Inde, ils continuent d'être la cible des grands propriétaires de castes intermédiaires ou supérieures. "L'élection de Narayanan est la résultante d'une opération de marketing politique qui l'a "vendu" comme intouchable. En fait, l'homme n'est rien d'autre qu'un fonctionnaire docile qui n'a jamais rien fait pour améliorer les conditions des gens de castes inférieures", affirme le sociologue Ashish Nandy. Le constat est sans pitié mais non sans pertinence puisqu'il démonte les mécanismes de l'utilisation politique de l'évolution des rapports de force au sein du système. "Une révolution sociale est en train d'avoir lieu", soutient pourtant M. Narayanan, mais il est vrai que les choses évoluent lentement, graduellement." BRUNO PHILIP Le Monde du 19 juillet 1997

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