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Article de presse: La Banque centrale européenne

Publié le 17/01/2022

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2 mai 1998 - La Banque centrale européenne (BCE) risque-t-elle de se montrer plus inflexible encore, plus orthodoxe et dogmatique que ne l'était la Bundesbank ? La composition du conseil des gouverneurs de la BCE, qui aura la responsabilité de fixer le niveau des taux d'intérêt à l'intérieur de la zone euro, alimente le soupçon : c'est un conseil monolithique, de purs techniciens. Aux onze gouverneurs de banques centrales nationales s'ajoutent les six membres du directoire, désignés, samedi 2 mai, à Bruxelles, et qui à une exception près celle du vice-président français Christian Noyer ont tous un long passé de banquier central. Le président de la BCE, Wim Duisenberg, a été durant douze ans gouverneur de la banque centrale néerlandaise avant de prendre la direction de l'Institut monétaire européen en 1994. L'Allemand Otmar Issing, théoricien de la monnaie mondialement réputé, est chef économiste de la Bundesbank depuis 1990. L'Espagnol Eugenio Domingo Solans, économiste de formation, était depuis quatre ans l'un des huit membres du comité exécutif de la Banque d'Espagne. La représentante finlandaise au directoire n'est autre que le gouverneur de la Banque de Finlande, Sirrka Hämäläinen, qu'elle dirige d'une main de fer depuis 1992, et l'Italien Tommaso Padoa-Schioppa a passé vingt-neuf années à la Banque d'Italie. Le Français Christian Noyer, enfin, s'il n'a jamais travaillé à la Banque de France, a été directeur du Trésor, et ses conceptions monétaires sont extrêmement proches de celles du gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet. Aucune personnalité issue de la société civile dans ce directoire, aucun homme politique, aucun chef d'entreprise, aucun financier du secteur privé, comme c'est pourtant le cas en France et même en Allemagne. A la Banque de France siègent par exemple au Conseil de la politique monétaire (CPM) l'ancien président de la CGC Paul Marchelli, Pierre Guillen, ex-dirigeant de la Fédération patronale de la métallurgie, ou encore Jean-Pierre Gérard, ancien chef d'entreprise. Le CPM a également accueilli le journaliste économique Jean Boissonnat, l'ancien président des AGF Michel Albert et l'ex-ministre des finances Michel Sapin. Obsession monétariste Le conseil de la Bundesbank est lui aussi composé pour partie de " politiques " . Son actuel président, Hans Tietmeyer, a été secrétaire d'Etat au ministère des finances de 1982 à 1989 et sherpa d'Helmut Kohl pour les affaires financières européennes ; son vice-président, Johann Wilhelm Gaddum, proche du chancelier, a été ministre des finances de Rhénanie-Palatinat. Le plus eurosceptique des membres du conseil de surveillance de la Bundesbank, le social-démocrate Reimut Jochimsen, a occupé pendant douze ans plusieurs portefeuilles au gouvernement du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie. Sans fibre politique, privé de diversité sociologique, le conseil des gouverneurs de la BCE se trouve du même coup menacé d'obsession monétariste. La danger est grand de le voir se préoccuper exclusivement de l'évolution des sous-agrégats de monnaie et de l'évolution des taux d'intérêt à long terme, d'ignorer l'environnement économique général et le fléau qu'est le chômage. Sans doute les dirigeants monétaires européens actuels ne sont-ils pas les monstres froids que, par raccourci démagogique, on a coutume de présenter. Il leur est toutefois difficile de prendre le pouls de la réalité économique d'un pays : assurer la stabilité des prix est l'unique objectif que la loi leur assigne. Ils ont, par définition, une vision étroite et biaisée des évolutions économiques : la lutte contre l'inflation leur importe davantage que le soutien immédiat à la croissance et la baisse du chômage. La présence au sein du directoire de la BCE de personnalités venant d'horizons culturels ou professionnels variés aurait permis de remédier en partie à cet inconvénient. Elle aurait aussi introduit une diversité d'expression utile et autorisé une communication moins figée. Le banquier central de formation cherche d'abord à éviter l'adjectif mal choisi, la formule approximative qui pourraient affoler les investisseurs et conduire à des catastrophes financières. Son discours est le plus souvent celui de la langue de bois, maniée avec plus ou moins d'habileté selon les personnalités. On prête cette formule à Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine : " Si vous avez compris ce que j'ai dit, c'est que je me suis sans doute mal exprimé. " Relation de confiance La tâche de la BCE consistera à justifier ses décisions auprès des marchés financiers mais aussi à convaincre les opinions publiques, pour certaines réticentes et forcément déroutées par la révolution monétaire en cours. Il lui faudra surtout établir une relation de confiance dans chaque pays avec des classes politiques sur la défensive face à ce nouveau pouvoir monétaire supranational, indépendant et tout-puissant. La réussite du projet monétaire européen réside pour bonne partie dans la capacité de la BCE à réussir sa politique de communication. A faire en sorte que s'instaure un dialogue constructif entre les gouvernements et l'institut d'émission, de façon que ne s'opposent pas, de façon systématique et stérile, les politiques budgétaires nationales et la politique monétaire européenne. " Il est particulièrement important d'organiser la concertation et l'échange entre les ministres des finances et les autorités monétaires européennes " , souligne Pierre Jacquet, directeur adjoint de l'IFRI (Institut français des relations internationales). Mais les chefs d'Etat et de gouvernement n'ont pas voulu d'un conseil " pluriel " . Conformément aux souhaits de M. Tietmeyer, ils ont pris soin de ne placer au directoire que des personnalités suffisamment réputées pour leur intégrisme monétaire pour asseoir immédiatement la crédibilité de l'euro sur les marchés financiers. Ils ont voulu déjouer tout soupçon de laxisme et installer la nouvelle monnaie unique sur des fondations extrêmement solides. Sans doute le traité de Maastricht interdisait-il toute fantaisie, puisqu'il précise que les membres du directoire sont " des personnes dont l'autorité et l'expérience professionnelle dans le domaine monétaire ou bancaire sont reconnues " . Etait-il pour autant impossible de trouver de telles compétences dans les milieux industriels, financiers ou politiques européens ? Sentiment d'impunuté En ne nommant que des " ayatollahs " de la monnaie forte, les chefs d'Etat ont pris le risque de créer un conseil monétaire rigide, vers lequel pourraient rapidement se tourner la colère des peuples et la rancoeur des gouvernements, fragilisant dangereusement l'Union monétaire naissante. La menace est d'autant plus grande que la BCE n'aura pas en face d'elle de contre-pouvoir, comme la Bundesbank, par exemple, en a, avec un puissant ministère des finances et des partenaires sociaux forts. La BCE, au contraire, se retrouvera seule, sans partenaires sociaux organisés à l'échelle européenne pour faire efficacement pression sur elle, et avec un conseil de l'euro 11, chargé de coordonner les politiques économiques des pays de la zone euro, aux pouvoirs flous et aux missions mal définies. En ne désignant, à Bruxelles, que de purs techniciens, en faisant du directoire de la BCE un aréopage de super-banquiers centraux, il n'est pas sûr que les dirigeants politiques aient pris la meilleure décision pour éloigner le pouvoir monétaire européen du plus grand écueil qui le guette : un isolement lui donnant un sentiment de toute-puissance, d'infaillibilité et d'impunité. PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS et ARNAUD LEPARMENTIER Le Monde du 5 mai 1998

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