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Article de presse: La déposition de Mohammed V

Publié le 22/02/2012

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20 août 1953 - 13 h 45 : des engins blindés prennent position autour du méchouar, grande enceinte abritant le palais royal de Rabat, où habitent le sultan Mohammed Ben Youssef, ses serviteurs et ses gens de maison. Trois chars stationnent devant la porte par où va pénétrer le résident général. 14 heures : arrivée du général Guillaume, dont la voiture est suivie d'une limousine noire vide. Le sultan refusant d'abdiquer, il lui annonce sèchement que le maintien de l'ordre dans le pays impose son éloignement immédiat et celui de ses deux fils, dont le prince héritier Moulay Hassan. 14 h 20: le souverain quitte le méchouar dans la limousine noire, escorté par huit cars de police. Le cortège se rend à l'aéroport militaire. Quelques minutes plus tard, un avion décolle avec la suite royale. Il atterrira à 22 h 07 à l'aérodrome de Campo del Oro, en Corse. C'est ainsi que s'est déroulée la " déposition " de Sidi Mohammed, sultan de l'empire chérifien, qui sera ensuite exilé à Madagascar. Dans la soirée est aussitôt reconnu le sultan Moulay Ben Arafa, inconsistant et impopulaire, imposé par la France. 21 heures: le résident général, au cours d'une conférence de presse fertile en contrevérités, explique que le sultan était devenu antifrançais. " Aucune coopération franche n'était plus possible avec lui. Il a lié son sort à celui des nationalistes extrémistes de l'Istiqlal. " Et d'ajouter ce jugement, dont le ridicule éclate plus encore trente ans après: " Je ne dis pas que l'Istiqlal est communiste, mais il est calqué sur le régime bolchevique. " Né en 1909, monté sur le trône le 18 novembre 1927, Mohammed V est un souverain éclairé qui a toujours donné des témoignages de son attachement à la France, en particulier aux heures décisives de la seconde guerre mondiale. Le 6 septembre 1939, il avait adressé au président de la République ce télégramme: " Nous serons aux côtés de la France de tous nos coeurs et nous lui apporterons, sans restriction aucune, le concours le plus complet de nos moyens. " Il tint parole, et de Gaulle le fera compagnon de la Libération. Mais Si Mohammed est aussi un patriote et un homme de caractère qui émet des réserves sur les méthodes de l'administration du protectorat lorsque, après le départ de Lyautey dont il avait apprécié l'oeuvre intelligente, elle essaye d'empiéter sur la souveraineté du Maroc. Et Dieu sait si le système laissait au sultan une marge de manoeuvre réduite: il n'avait pas l'initiative des lois, mais l'apposition de son sceau sur les dahirs (lois) proposés par le résident était nécessaire à leur promulgation. Les peuples des protectorats français qui ont participé à la guerre contre le nazisme aspirent, à leur tour, à l'indépendance. Le 11 janvier 1944, le parti Jeune Marocain (Istiqlal) dépose au palais impérial et à la Résidence un manifeste dans ce sens. Le sultan calme les esprits, mais, trois mois plus tard, annonce le rattachement du Maroc à la Ligue arabe. Les colons français s'inquiètent et s'agitent. L'engrenage de la déposition du sultan est enclenché avec la nomination du général Alphonse Juin (14 mai 1947) en remplacement d'Erik Labonne, personnalité de premier plan, méconnue et de Paris et des nationalistes marocains. D'origine modeste, entré par mariage dans la bourgeoisie d'Algérie, qui méprise les indigènes, le nouveau résident tient dans ce trait : pour sa première entrevue avec le roi, il se présente " chaussé de bottes et d'éperons ". On ne peut imaginer personnalité plus opposée à la fois à Lyautey-qu'il ne cesse pourtant d'invoquer-et au sultan. Avant de regagner Rabat, il avait obtenu de Georges Bidault, ministre des affaires étrangères, qui n'avait consulté personne, l'autorisation de " destituer " le sultan s'il refusait de signer les dahirs, ce qui était contraire à l'esprit même du protectorat, mais révélateur de l'idée qu'il se faisait de sa mission! Lyautey, lui, se disait " serviteur de Sidna " (notre seigneur, le sultan). Paternaliste, autoritaire, efficace, ayant le génie de l'intrigue et un parfait mépris de la légalité, Boniface, chef de la région de Casablanca, qui a fait toute sa carrière au Maroc, sera l'âme damnée des résidents. Sa conception ? Une phrase la résume dans sa vulgarité. Quand, légitimement, le sultan voulait s'occuper de politique, il le qualifiait de " Führer " et ajoutait : " C'est un emmerdeur. Il devrait rester avec ses femmes, sa ménagerie, ses singes et tout le reste. " A partir de 1950, il va multiplier les provocations et inciter le résident à s'appuyer sur les éléments les plus conservateurs : Si Thami El Glaoui, pacha de Marrakech, qui rançonne sans pitié et sans pudeur des centaines de milliers de montagnards, et le chérif El Kittani, président d'une confrérie religieuse, tenu par la Résidence depuis qu'il avait tué une jeune femme qui lui résistait. Les pressions s'accentuent pour que le sultan désavoue sans appel l'Istiqlal et procède à une épuration. Comme il résiste, il est sommé, le 25 février 1951, de signer un dahir dans les deux heures sous peine d'être détrôné. Il demande un arbitrage au président de la République, qui lui conseille de se soumettre. Il s'incline mais sans désigner nommément l'Istiqlal. Les colons extrémistes reprochent alors au général Juin de n'être pas allé jusqu'au bout et ils intriguent pour obtenir son rappel (28 août 1951). Le général Guillaume, nouveau résident, se retrouve sous la tutelle de Juin-qui a exigé et obtenu sa nomination-et sous l'influence de l'inévitable Boniface, qui fait fabriquer des tracts discréditant le sultan, et monte plusieurs provocations, jusqu'à la dissolution de l'Istiqlal. Au printemps 1953, le Glaoui et El Kittani, manipulés par la Résidence, donnent l'assaut contre le souverain et agitent les tribus. Ils l'accusent d'avoir " renié les commandements de l'islam " en couvrant les agissements des " extrémistes " et réclament son remplacement. Leurs manoeuvres se poursuivent jusqu'à ce que le résident adresse un nouvel ultimatum au sultan pour qu'il renonce à une partie de ses pouvoirs. Paris aurait pu empêcher ce coup de force : il aurait suffi d'un ordre. Paris s'est tu. Et, le 20 août, le complot fut consommé. Le sultan en sortit grandi. 16 novembre 1955 : le sultan regagne triomphalement Rabat, après huit cent seize jours d'exil, et prend le titre de Mohammed V, roi du Maroc. Le 3 mars 1956, la France reconnaîtra l'indépendance du protectorat. PAUL BALTA Le Monde du 21-22 août 1983

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