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Article de presse: Le casse-tête des économistes soviétiques

Publié le 17/01/2022

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29 mars 1966 - Au moment où les successeurs de Khrouchtchev se disent résolus à mettre en oeuvre ce qu'ils appellent " le socialisme scientifique ", un point paraît acquis : tous les dirigeants, tous les économistes savent que des réformes sont indispensables. Le système est à bout de course et le poids de l'administration devient intolérable. Si le statu quo était maintenu, affirment les plus ardents partisans de la réforme, environ cent millions de Soviétiques seraient employés dans les services de la planification. Autrement dit, presque toute la population active serait mobilisée dans la paperasse. Qui serait alors affecté à la production ? On peut en gros définir deux grandes tendances : 1-Avec le professeur Libermann et l'académicien Trapeznikov, les réformateurs demandent une plus grande autonomie de gestion et de planification dans les entreprises. C'est de cette façon, disent-ils, que l'on peut réussir à intéresser tous les cadres et travailleurs non seulement à la quantité mais à la qualité de leur ouvrage. Au début de 1965 l'expérience d'intéressement des travailleurs et de liens directs entre d'une part l'usine et ses fournisseurs, d'autre part l'entreprise et ses clients, cette expérience tentée dans les usines " Bolchevitchka " et " Mayak " est étendue à quatre cents autres entreprises qui fabriquent des biens de consommation et aussi à quelques entreprises d'industrie lourde, notamment à une mine. C'est un examen de passage peut-être décisif mais qui provoque des interprétations diverses. Des journaux de Moscou affirment alors que l'expérience de gestion plus autonome de la mine constitue un succès puisque la production augmente alors que les frais diminuent. En revanche, d'autres économistes mettent l'accent sur les difficultés de l'expérience dans l'ensemble des quatre cents entreprises. Il est évident d'ailleurs que l'application de ces réformes provoque souvent un recul passager. L'une des ambitions des réformateurs est d'en finir avec la routine, de susciter l'innovation. Or tout progrès technique n'entraîne-t-il pas, dans la période d'adaptation au nouveau matériel, une baisse de production ? Les partisans de la réforme ne le cachent pas. Si les producteurs sont intéressés aux profits de leur usine ils consentent à une chute temporaire dans l'espoir d'augmenter leur rendement par la suite, lorsque leur travail sera adapté aux besoins de l'utilisateur. C'est là l'un des principaux arguments invoqués pour justifier la réforme : le système en vigueur incite les producteurs à produire en quantité et sans trop se soucier de la qualité puisque l'essentiel est de satisfaire en volume à l'obligation du plan. Alors s'accumulent des marchandises qui n'intéressent personne. De ce fait, le système favorise la stagnation : directeurs et ouvriers sont pénalisés quand ils essaient d'innover. Mais dans cette phase expérimentale de la réforme, les entreprises qui se prêtent à l'expérience ont beaucoup plus de mal que les autres à remplir en quantité leur plan de production et à respecter la prévision financière. Les contrôleurs administratifs tiennent alors de bons motifs pour rédiger des constats d'échec. Il faut également signaler une difficulté qui tient aux conditions dans lesquelles a été lancée cette réforme : les quatre cents entreprises-pilotes sont dispersées. Tous leurs fournisseurs et leurs clients ne sont pas réglés selon les principes du nouveau système. L'expérience aurait sans doute été plus facile à mener et elle aurait été plus vite concluante si une région entière, voire une république, avait été mise au banc d'essai. 2) L'autre tendance, celle que l'on pourrait appeler classique, ne nie certes pas le problème posé à l'économie soviétique, mais elle s'efforce de le résoudre sans apporter de changement au régime. Ainsi, le 20 janvier 1965, dans la Pravda, l'académicien Fedorenko propose-t-il à un remède à l'hypertrophie administrative : le remplacement des fonctionnaires du plan par des cerveaux électroniques. Cela permettrait, selon lui, de maintenir l'essentiel, " la planification unique centralisée de l'économie, qui est l'un des grands acquis du régime socialiste ". On voit donc là une opposition entre ceux qui prônent une plus grande autonomie de gestion des entreprises (ils semblent bénéficier de l'appui de Kossyguine) et les partisans du centralisme (dont on dit parfois qu'ils ont le soutien de Brejnev). D'ailleurs, tandis que l'expérience " Bolchevitchka-Mayak " était étendue à quatre cents entreprises, les tenants de l'autre tendance mettaient l'accent sur une autre tentative, très différente, menée à Leningrad et à Moscou. Chacun reconnaît que le système encore en vigueur favorise la quantité au détriment de la qualité. En établissant une liaison entre l'activité de l'entreprise de production et les résultats de la vente, les novateurs affirment que les cadres et les travailleurs auront intérêt à soigner la qualité de leur ouvrage. En revanche, un certain nombre d'entreprises de Leningrad et de Moscou n'apportent aucun changement aux circuits économiques. Mais leurs collectifs s'adressent des défis les uns aux autres : une compétition est engagée pour savoir qui travaillera le mieux. C'est en somme un aggiornamento du stakhanovisme. Tel était le choix à faire avant de présenter les réformes au comité central du parti. Le texte définitif fut adopté par le Soviet suprême en octobre 1965 et mis en vigueur progressivement à partir du 1er janvier 1966. Mais était-ce vraiment la réforme attendue ? Certes, le texte accorde aux directions d'entreprise une autonomie beaucoup plus grande. Maintenant que le bénéfice devient l'indicateur principal de la réalisation du plan, les cadres seront, pense-t-on à Moscou, obligés d'assurer la rentabilité de leur firme. A la limite, on pourrait prétendre que l'Etat leur dit : " Aide-toi car bientôt personne ne t'aidera. " Par le jeu du bénéfice et des primes, les réformes entendent ainsi assurer l'équilibre de chaque entreprise et de toute l'économie nationale. Dans quelle mesure les directeurs pourront-ils utiliser le fonds salarial pour attirer et conserver le personnel qualifié ? Tout indique que les autorités centrales ont pris leurs précautions pour continuer à contrôler de très près l'évolution des salaires et des prix. L'autonomie accrue qui est donnée aux chefs d'entreprise s'accompagne-et c'est un aspect essentiel du nouveau système-d'un mouvement de centralisation qui se traduit par la reconstitution des ministères. En d'autres termes, on veut renforcer aux deux bouts la chaîne économico-administrative : au plan local, les entreprises, qui doivent gérer au plan national, les administrations, qui doivent animer l'ensemble d'une branche industrielle. En revanche, on sacrifie l'échelon intermédiaire, les directions régionales ou sovnarkhozes. On pouvait d'ailleurs penser que des mesures seraient prises pour compenser l'autonomie de la base. Beaucoup de dirigeants soviétiques redoutent toujours l'effet des forces centrifuges. En 1957, Khrouchtchev avait promis que la création des sovnarkhozes ne susciterait pas l'esprit de clocher et il avait gagé cette promesse par le renforcement du Gosplan ou par la constitution de services fédéraux (par exemple le comité des prix et des salaires). En 1965 les réformateurs aussi doivent sacrifier aux exigences des centralisateurs un certain nombre de leurs conceptions. Et puis, si à l'origine on mettait l'accent sur la responsabilité de la direction, des cadres techniques et des ouvriers d'une entreprise, le nouveau système, tel que semble l'avoir voulu M. Brejnev, fait de l'appareil du PC un élément essentiel, sinon le pilier de l'économie soviétique. D'une façon générale la réforme peut apparaître comme un compromis entre deux écoles. Il est vrai que, comme le souhaitaient les réformateurs, les stimulants matériels sont désormais un ingrédient majeur du nouveau système. Mais en même temps, il est proclamé que l'économie soviétique doit être dirigée administrativement. Autant que par les innovations, on est frappé par les limites imposées aux réformateurs. Les autorités ont peut-être pris le tournant mais elles ont élevé la hauteur du parapet. BERNARD FERON Avril 1986

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