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Article de presse: Nikita Khrouchtchev : la tête de linotte du Kremlin

Publié le 17/01/2022

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13-14 octobre 1964 - Ce jeudi 15 octobre 1964, il n'y a rien de particulier à signaler à Moscou. La Pravda est aussi terne que de coutume : personne n'a encore remarqué que le quotidien officiel du parti a, ce jour là, ce que nous appelons dans le sabir du métier un " scoop ". Et sensationnel! Il suffisait pour le découvrir de lire ce qui n'était pas écrit. Nous allons voir bientôt que tout était révélé par un silence. Mais avant de reprendre la lecture de ce fameux numéro, il faut faire un tour à l'ambassade d'Italie. Le ministre italien du commerce extérieur est, en effet, à Moscou. Une réception est offerte en son honneur. Diplomates, journalistes, quelques fonctionnaires locaux vont le saluer. Et soudain, dans ce bâtiment, sur le coup de 18 heures, commence un étrange ballet. Les invités arrivent. Rendent leurs hommages. Sont presque immédiatement happés par quelques connaissances. Et partent, sans demander leur reste. Pendant ce temps, la rumeur est murmurée de groupe en groupe. D'abord vague : " il se passe quelque chose au sommet ". Puis précise : c'est le sommet du sommet qui est frappé. Diplomates et journalistes en poste dans la capitale soviétique commencent en cet instant la veillée la plus étrange de leur séjour. Ils doivent avertir aussi vite que possible leur administration, leur agence, leur journal. Encore faut-il être sûr de la nouvelle. Et où chercher confirmation? L'attente va se prolonger six heures. Stoïques, les italiens font comme s'ils donnaient une réception. La rumeur cependant s'amplifie. " On " a vu un rassemblement inhabituel de grosses voitures à proximité du comité central. Quelqu'un a alors l'idée de relire la Pravda du matin. Comme la veille, la première page est remplie de messages de félicitations du monde entier : depuis le début de la semaine, en effet, trois cosmonautes soviétiques font une croisière dans l'espace. Au début, tous ces messages étaient adressés à N.S. Khrouchtchev. Or, le 15 octobre, la rédaction du journal a apporté une " légère modification " : les télégrammes sont adressés anonymement aux dirigeants soviétiques. Désormais, il y a là un peu plus que de la rumeur. Le correspondant de l'Agence France-Presse se décide à câbler, avec un minimum de précaution, l'information au siège central. Non sans angoisse : le bureau moscovite sera fermé si l'information doit faire l'objet d'un démenti. Il est 19 heures. Les indices se multiplient. La sortie des Izvestia, journal du soir, est retardée de douze heures. Les correspondants des journaux communistes étrangers sont invités à rester à l'écoute de la radio pour prendre connaissance d'un " important communiqué ". Déjà, le bruit court que Khrouchtchev va être remplacé par Brejnev à la direction du parti et par Kossyguine à la tête du gouvernement. Mais toujours aucune confirmation. Les heures passent. Enfin sonne le premier coup de minuit. Et, à cet instant, le présentateur de la radio donne lecture du communiqué suivant : " Le 14 octobre 1964 s'est tenue une réunion plénière du comité central du Parti communiste de l'URSS ". " Le comité central a satisfait à la demande du camarade Khrouchtchev Nikita Sergueïevitch d'être libéré de ses fonctions de premier secrétaire du comité central du Parti communiste, de membre du présidium du comité central et de président du conseil des ministres de l'URSS en raison de son âge avancé et de l'aggravation de son état de santé ". " Le plénum du comité central a élu secrétaire du comité central la camarade Leonid Illiytch Brejnev ". Un peu après, un autre communiqué annonce que le Soviet suprême s'est réunit le 15 octobre, qu'il a accepté la démission de Khrouchtchev de son poste de chef de gouvernement et qu'il a nommé Kossyguine à sa place. Ce n'est là qu'une formalité : tout a été décidé la veille au comité central. Aucune autre information n'est officiellement diffusée sur les circonstances de ce qui est ressenti dans le monde entier, sauf en URSS, comme un coup de théâtre. Qui, jusqu'alors, aurait imaginé le limogeage d'un Khrouchtchev qui se conduisait avec l'assurance d'un patron incontesté? Dont les mérites étaient célébrés sans retenue dans tous les journaux soviétiques, dans les discours des autres dirigeants. Peu à peu on réussit à reconstituer l'événement, au moins dans ses grandes lignes. Une préparation minutieuse La révolution de palais a été minutieusement préparée. Les conspirateurs savaient fort bien ce qui était arrivé, en 1957, à Molotov, Malenkov et consorts. Ils avaient, en réunion du présidium (bureau politique), évincé Khrouchtchev. Mais ils n'avaient su ou pu mettre immédiatement en place la succession. Le premier secrétaire en avait profité, en gagnant quelques heures, pour convoquer le comité central et renverser la situation. Ceux-là même qui l'avaient destitué avaient alors été accusés d'avoir constitué un " groupe anti-parti ". Ce précédent sert de leçon. Pour préparer l'attaque et engager l'opération, il faut que le patron soit absent de Moscou, sinon il aurait vent de l'affaire, et il a tout de même assez de pouvoirs pour briser les conjurés s'il n'est pas " cueilli à froid ". Au mois d'octobre, Khrouchtchev passe des vacances sur le littoral de la mer Noire. Heureux, apparemment, et ne se doutant de rien. Le 13, il reçoit Gaston Palewski, ministre français chargé de la recherche scientifique. Parlant du général de Gaulle, il remarque : " Un homme d'Etat reste au pouvoir jusqu'à sa mort. " Il ne semble vraiment pas avoir conscience de ce qui se trame : dix heures plus tard, il sera chassé du pouvoir. Mais il faut faire vite, car le " numéro un " compte regagner d'un moment à l'autre la capitale pour y accueillir les trois " héros de l'espace ". Donc, l'affaire doit être pratiquement réglée avant son retour. Ainsi est fait. A peine arrivé à l'aéroport, Khrouchtchev apprend, tout étonné, lui, le premier secrétaire, que le comité central est réuni. Dès cet instant, il comprend sans doute ce qui se passe, mais il est désormais surveillé, encadré. Quand il arrive à la session, la cause est entendue. Il ne reste plus qu'à préciser les modalités de la destitution. L'attaque a été menée, et d'ailleurs l'opération tout entière préparée par Souslov. On dit qu'il avait présenté au comité central un réquisitoire en vingt-neuf points. Il se considérait comme le garant d'une sorte de code de bonne conduite, que M. " K " aurait violé. De plus il avait des raisons particulières de tenir rigueur au premier secrétaire : il n'avait pas accepté la déstalinisation telle qu'elle s'était déroulée. Et tout récemment, sans en avoir l'air, la Pravda l'avait étrillé, lui le grand prêtre de l'idéologie. Le quotidien du Parti avait célébré le soixantième anniversaire de Voznessenski, ancien membre du bureau politique fusillé du temps de Staline (et réhabilité ensuite). L'article était signé de G. Sorkine, un auteur que Souslov avait accusé onze ans plus tôt de " propager systématiquement des thèses antimarxistes ". Cet auteur écrivait en 1963 : " les considérations de Voznenssenski sur la loi de la valeur ont un grand intérêt. " Les initiés firent le rapprochement avec un article que M. Souslov avait consacré à Voznessenski dans la Pravda du 24 décembre 1952. Il écrivait déjà dédaigneusement à propos de ce dirigeant en disgrâce : " Il considère comme un fétiche la loi de la valeur. " En octobre 1964, Souslov sait que le moment lui est favorable. Presque tous les autres dirigeants ont à se plaindre des foucades de Khrouchtchev. Tous ou presque ont subi-et en public-ses colères ou ses moqueries. Tous sont navrés d'avoir à répéter et paraphraser les fanfaronnades du patron qui voit le communisme réalisé et l'abondance obtenue en 1980. Les hauts fonctionnaires sont furieux, et M. Gromyko n'est pas des plus tendres. Souvent, dans les voyages et les cérémonies officielles, ils doivent s'effacer devant la famille du premier secrétaire. Le gendre en particulier, Alexis Adjoubei, excite la fureur des hiérarques, qui détestent le " prince héritier ". Les policiers ne se consolent pas d'avoir été déconsidérés par la révélation des crimes staliniens. Les militaires n'admettent pas un programme de désarmement qui diminue les crédits et réduit les cadres : les généraux ne tiennent nullement à être convertis en présidents de kolkhozes. La Nomenklatura prend peur A ce moment-là, les experts achèvent la mise au point d'un nouveau plan, conçu selon les règles les plus traditionnelles. Et voilà que le premier secrétaire, chef du gouvernement remet tout en question, y compris la durée du plan, qui, selon lui, au lieu d'être quinquennal, devrait passer à sept ans. On aura un peu plus tard confirmation de l'importance que prit le débat-en fait l'algarade du " numéro un " -dans le coup d'éclat du 15 octobre. Chef de la délégation du Parti communiste français chargée d'aller demander des explications à Moscou. M. Marchais dira dans son rapport : " Tout dernièrement, le camarade Khrouchtchev a prononcé un discours imprévu sur les problèmes économiques sans aucune discussion préalable. " Sa manière de conduire les affaires étrangères ne donne pas davantage de satisfactions aux adversaires du " numéro un ". Ne lui reprochent-ils pas, à propos du conflit avec la Chine, d'ajouter l'insulte inutile à la critique nécessaire? De sacrifier les intérêts de la RDA pour trouver un accommodement avec Bonn? Et Adjoubei, le gendre, n'a-t-il pas conseillé à des interlocuteurs occidentaux de prendre patience parce que Ulbricht, l'empêcheur de négocier, est atteint par un cancer? Tous les griefs accumulés se résument finalement en un seul : allant de réforme en réforme, déplaçant les cadres à tout bout champ, Khrouchtchev avait déstabilisé l'establishment. Sa dernière idée consistait à scinder en deux l'organisation du parti. Une branche s'occuperait des zones rurales. C'est la fin de ces puissants personnages que sont devenus les premiers secrétaires des Républiques et même des régions... La Nomenklatura prend peur. Elle se rebiffe. C'est peut-être là qu'il faut chercher la raison immédiate de la chute du patron. La révolution de palais a été bien menée. Et d'autant plus facilement que le maître d'oeuvre ne voulait pour lui-même aucun titre nouveau. Il suffisait à Souslov de s'assurer que Brejnev et Kossyguine consentaient à prendre les places de Khrouchtchev. Lui, il se " contenterait " d'exercer l'influence. En réalité, il restera jusqu'à sa mort, au début de 1982, le personnage-clé du régime. Pour gagner il y a vingt ans, il lui fallait encore la neutralité bienveillante-et, en cas de complications, l'aide-de l'armée et de la police. D'ailleurs, les principaux chefs de la police bénéficièrent de promotions peu après le changement de règne. Il n'y eu pas de complications, car le fruit était mûr. A ce moment, Khrouchtchev n'avait plus guère d'appuis sérieux dans la Nomenklatura, mais il ignorait lui-même qu'il n'avait plus prise sur le parti dont il était le chef. Il croyait être populaire et il n'avait pas été économe de ses efforts pour mettre les foules dans son jeu. Mais la population se moquait totalement de ce qui se passait au sommet... De plus, elle se sentait humiliée par une certaine vulgarité de M. " K ". La chute de celui-ci fut donc apparemment accueillie dans l'indifférence générale. Il y eut encore dans les journaux des allusions aux causes de cette crise. Il fut écrit qu'il n'y avait pas de place pour les " têtes de linotte ". Que l'URSS avait désormais une " direction scientifique ". On a parfois laissé entendre que le bureau politique et le comité central étaient prêts à rendre un bref hommage public à Khrouchtchev s'il acceptait de reconnaître ses fautes. Il s'y refusa. Alors il fut congédié sans un mot de remerciement, oublié, rejeté par ceux-là mêmes qui, quelques mois plus tôt, s'étaient fait récompenser pour avoir chanté dans un livre la gloire de " Notre Nikita Sergueïevitch ". La presse soviétique ne mentionna plus que deux fois l'ancien tout-puissant. Lorsqu'il mourut, en septembre 1971, quelques lignes suffirent pour annoncer cette " péripétie ". Le nom de Khrouchtchev était revenu dans les journaux peu de temps auparavant lorsque l'ex-premier secrétaire démentit des Mémoires publiés sous sa signature à l'étranger. FRANCOIS BREVENT Le Monde du 21-22 octobre 1984

« Ce précédent sert de leçon.

Pour préparer l'attaque et engager l'opération, il faut que le patron soit absent de Moscou, sinon ilaurait vent de l'affaire, et il a tout de même assez de pouvoirs pour briser les conjurés s'il n'est pas " cueilli à froid ".

Au moisd'octobre, Khrouchtchev passe des vacances sur le littoral de la mer Noire.

Heureux, apparemment, et ne se doutant de rien.

Le13, il reçoit Gaston Palewski, ministre français chargé de la recherche scientifique.

Parlant du général de Gaulle, il remarque :" Un homme d'Etat reste au pouvoir jusqu'à sa mort.

" Il ne semble vraiment pas avoir conscience de ce qui se trame : dix heuresplus tard, il sera chassé du pouvoir. Mais il faut faire vite, car le " numéro un " compte regagner d'un moment à l'autre la capitale pour y accueillir les trois " héros del'espace ".

Donc, l'affaire doit être pratiquement réglée avant son retour.

Ainsi est fait.

A peine arrivé à l'aéroport, Khrouchtchevapprend, tout étonné, lui, le premier secrétaire, que le comité central est réuni.

Dès cet instant, il comprend sans doute ce qui sepasse, mais il est désormais surveillé, encadré.

Quand il arrive à la session, la cause est entendue.

Il ne reste plus qu'à préciser lesmodalités de la destitution. L'attaque a été menée, et d'ailleurs l'opération tout entière préparée par Souslov.

On dit qu'il avait présenté au comité central unréquisitoire en vingt-neuf points.

Il se considérait comme le garant d'une sorte de code de bonne conduite, que M.

" K " auraitviolé.

De plus il avait des raisons particulières de tenir rigueur au premier secrétaire : il n'avait pas accepté la déstalinisation tellequ'elle s'était déroulée.

Et tout récemment, sans en avoir l'air, la Pravda l'avait étrillé, lui le grand prêtre de l'idéologie.

Lequotidien du Parti avait célébré le soixantième anniversaire de Voznessenski, ancien membre du bureau politique fusillé du tempsde Staline (et réhabilité ensuite).

L'article était signé de G.

Sorkine, un auteur que Souslov avait accusé onze ans plus tôt de" propager systématiquement des thèses antimarxistes ".

Cet auteur écrivait en 1963 : " les considérations de Voznenssenski sur laloi de la valeur ont un grand intérêt.

" Les initiés firent le rapprochement avec un article que M.

Souslov avait consacré àVoznessenski dans la Pravda du 24 décembre 1952.

Il écrivait déjà dédaigneusement à propos de ce dirigeant en disgrâce : " Ilconsidère comme un fétiche la loi de la valeur.

" En octobre 1964, Souslov sait que le moment lui est favorable.

Presque tous lesautres dirigeants ont à se plaindre des foucades de Khrouchtchev.

Tous ou presque ont subi-et en public-ses colères ou sesmoqueries.

Tous sont navrés d'avoir à répéter et paraphraser les fanfaronnades du patron qui voit le communisme réalisé etl'abondance obtenue en 1980.

Les hauts fonctionnaires sont furieux, et M.

Gromyko n'est pas des plus tendres.

Souvent, dans lesvoyages et les cérémonies officielles, ils doivent s'effacer devant la famille du premier secrétaire.

Le gendre en particulier, AlexisAdjoubei, excite la fureur des hiérarques, qui détestent le " prince héritier ".

Les policiers ne se consolent pas d'avoir étédéconsidérés par la révélation des crimes staliniens.

Les militaires n'admettent pas un programme de désarmement qui diminue lescrédits et réduit les cadres : les généraux ne tiennent nullement à être convertis en présidents de kolkhozes. La Nomenklatura prend peur A ce moment-là, les experts achèvent la mise au point d'un nouveau plan, conçu selon les règles les plus traditionnelles.

Et voilàque le premier secrétaire, chef du gouvernement remet tout en question, y compris la durée du plan, qui, selon lui, au lieu d'êtrequinquennal, devrait passer à sept ans.

On aura un peu plus tard confirmation de l'importance que prit le débat-en fait l'algaradedu " numéro un " -dans le coup d'éclat du 15 octobre.

Chef de la délégation du Parti communiste français chargée d'allerdemander des explications à Moscou.

M.

Marchais dira dans son rapport : " Tout dernièrement, le camarade Khrouchtchev aprononcé un discours imprévu sur les problèmes économiques sans aucune discussion préalable.

" Sa manière de conduire lesaffaires étrangères ne donne pas davantage de satisfactions aux adversaires du " numéro un ".

Ne lui reprochent-ils pas, à proposdu conflit avec la Chine, d'ajouter l'insulte inutile à la critique nécessaire? De sacrifier les intérêts de la RDA pour trouver unaccommodement avec Bonn? Et Adjoubei, le gendre, n'a-t-il pas conseillé à des interlocuteurs occidentaux de prendre patienceparce que Ulbricht, l'empêcheur de négocier, est atteint par un cancer? Tous les griefs accumulés se résument finalement en un seul : allant de réforme en réforme, déplaçant les cadres à tout boutchamp, Khrouchtchev avait déstabilisé l'establishment.

Sa dernière idée consistait à scinder en deux l'organisation du parti.

Unebranche s'occuperait des zones rurales.

C'est la fin de ces puissants personnages que sont devenus les premiers secrétaires desRépubliques et même des régions...

La Nomenklatura prend peur.

Elle se rebiffe. C'est peut-être là qu'il faut chercher la raison immédiate de la chute du patron. La révolution de palais a été bien menée.

Et d'autant plus facilement que le maître d'oeuvre ne voulait pour lui-même aucun titrenouveau. Il suffisait à Souslov de s'assurer que Brejnev et Kossyguine consentaient à prendre les places de Khrouchtchev.

Lui, il se" contenterait " d'exercer l'influence.

En réalité, il restera jusqu'à sa mort, au début de 1982, le personnage-clé du régime.

Pourgagner il y a vingt ans, il lui fallait encore la neutralité bienveillante-et, en cas de complications, l'aide-de l'armée et de la police.. »

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