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Article de presse: Le coût de la guerre d'Algérie

Publié le 22/02/2012

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18 mars 1962 - Le coût exact de la guerre d'Algérie est impossible à établir. D'abord parce que les pouvoirs publics n'ont cessé de disséminer entre les différents budgets les éléments qui permettraient un tel calcul: des crédits typiquement militaires ont, par exemple, été inscrits dans des budgets civils (aviation civile, transports, intérieur) mais encore parce que les dépenses occasionnées par la guerre, qui étaient classées à part en 1956 et 1957, ont été depuis 1958 incorporées au budget militaire général, rendant aventureuse toute ventilation particulière. Une autre difficulté gêne l'évaluation : faut-il englober dans le coût de la guerre la totalité des dépenses entraînées par elle ou simplement celles que le conflit a ajoutées aux dépenses militaires qu'il aurait fallu, de toute façon, prévoir ? Les pouvoirs publics utilisent la seconde méthode, dite du " coût différentiel " mais de nombreux commentateurs préférant la première méthode (le coût total), nous examinerons les deux hypothèses. 1-LE COUT TOTAL.-Les premières évaluations sérieuses datent de 1958. Elles situent à 7,5 milliards de francs le coût total, pour le budget de l'Etat, de la guerre en 1957, et à un peu plus de 8 milliards de francs son prix en 1958. Depuis, en raisonnant par comparaison et en tenant compte des dépenses supplémentaires engagées (intensification des combats en 1958 et 1959, installation des camps de regroupement, renouvellement du matériel, puis ralentissement des opérations à la fin de 1960), on peut approximativement fixer le coût total de la guerre à 9,5 milliards de francs en 1959, 10 milliards de francs l'année suivante et 9,5 milliards de francs en 1961. Total : un peu moins de 50 milliards de francs (en tablant sur 5 milliards de francs en 1956, année de l'appel du contingent). 2-LE COUT DIFFERENTIEL.-Plusieurs études officielles-rapports Chaussade et Guyon en février et mars 1958-l'ont évalué à quelque 3,5 milliards de francs en 1957, à un peu moins l'année précédente et à un peu plus les années suivantes, en raison des " rallonges " accordées de budget en budget au ministère de la défense nationale. Nous évaluions nous-mêmes à quelque 5,5 milliards de francs ce coût différentiel en 1959; il a dû progresser un peu en 1960 et diminuer en 1961. Le total conduit ici à un chiffre moindre : environ 27 milliards de francs. Que représentent ces sommes globales, peu familières à l'esprit ? Quelques comparaisons permettent de mieux les apprécier : 27 à 50 milliards de francs constituent le prix de neuf cent mille à un million six cent mille HLM (la France n'en construit actuellement que quatre-vingt-dix mille par an) ou encore celui de quatre cent mille à sept cent cinquante mille classes. Cela représente entre neuf et dix-sept fois le montant de l'aide budgétaire civile accordée depuis trois ans pour le développement de l'Algérie (plan de Constantine). Cela équivaut encore à 10 % ou 18 % du produit intérieur français de 1961. On ne saurait évidemment limiter les conséquences financières du conflit algérien au seul coût budgétaire de la guerre. Deux autres incidences économiques des hostilités doivent être rappelées : l'hémorragie de devises qu'elles ont provoquée, à une époque où la nation devait réduire le déficit de sa balance des paiements, et la pression inflationniste qu'elles ont entretenue des années durant. Le rapport Chaussade que nous citions plus haut a chiffré pour 1956 et 1957 la perte de devises provoqués par la guerre : 350 millions de dollars environ par an. En 1958, la perte a été plus forte, en raison du déficit extérieur accru de l'Algérie, qui n'a cessé de s'aggraver depuis... aux frais de l'ensemble de la zone franc, qui met, on le sait, en commun ses réserves de monnaies étrangères. Au total, il n'est pas interdit d'évaluer-encore que de tels calculs demeurent hasardeux-à 1 500 millions de dollars (voire davantage) la perte de devises due à la guerre. Cela représente presque la totalité de notre dette publique actuelle envers l'étranger (1,7 milliard de dollars). Comment la guerre nous a-t-elle fait perdre des dollars ? De cinq façons :-Par les achats de matériels militaires qu'elle a nécessités à l'étranger (renouvellement de pièces de rechange, notamment, et hélicoptères). -Par des importations supplémentaires de matériels civils et de matières premières plus ou moins nécessaires au conflit -Par le manque à exporter résultant de la livraison en priorité à l'armée française de produits (militaires ou civils) qui auraient pu être vendus à l'étranger (matériels mécaniques et électriques, engins de transport, produits chimiques, denrées alimentaires...) -Par l'accroissement du déficit de l'Algérie envers l'étranger (réglé par le " pool " devises de la zone franc) -Enfin par le rapatriement en Italie d'une forte partie des salaires perçus en France par les travailleurs transalpins venus remplacer dans les usines les jeunes Français maintenus sous les drapeaux. La pression inflationniste due à la guerre n'est, elle, pas chiffrable. Elle demeure cependant incontestable : impôts supplémentaires accroissant les coûts de production déséquilibre entre l'offre (réduite) et la demande de biens achetables ralentissement de l'essor technique d'industries pourtant bien placées pour exporter maintien en activité d'industries que le pays aurait eu intérêt a reconvertir plus tôt (textiles notamment). Le fait d'échapper à l'évaluation n'empêche pas ces éléments d'avoir perturbé profondément notre économie et de lui avoir souvent fait prendre du retard dans la compétition ouverte entre les Six du Marché commun. GILBERT MATHIEU Le Monde du 20 mars 1962

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