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Article de presse: Le gang nazi des blouses blanches

Publié le 17/01/2022

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20 novembre 1945 - Quand un régime dictatorial s'effondre, l'élite anciennement au pouvoir, ses exécutants, auxiliaires et collaborateurs ne disparaissent pas. L'histoire l'a montré à maintes reprises, ils continuent de vivre tout à fait agréablement. Contribue à cela le fait que ces hommes sont, ou se rendent irremplaçables, indispensables sur le plan professionnel. Tel fut le cas dans l'Allemagne libérée du nazisme en 1945. Démasquer les responsables fut particulièrement difficile dans ce pays libéré par les forces alliées, et non par une forte opposition intérieure à Hitler. Aucun groupe n'était assez puissant pour priver les criminels nazis du pouvoir qui leur restait. La dénazification n'a pas été le fait des Allemands mais des Alliés, et, bien que le procès de Nuremberg ait constitué un événement considérable, il ne fut pas suivi d'autres procès instruits par la justice allemande. De plus, la modification du paysage politique international, le début de la guerre froide, paralysa en Allemagne ce processus de dénazification. Les anciens officiers des services secrets de la Gestapo et de la SS devinrent des experts très recherchés des Américains et des Britanniques pour leurs opérations de renseignement à l'Est. Klaus Barbie en est l'exemple le plus célèbre. De leur côté, l'Union soviétique et les régimes communistes en Europe de l'Est ont, dans leurs services secrets, d'anciens officiers SS et de la Gestapo. Les médecins criminels ont, en Allemagne, joui d'une protection particulière. En 1946, la France demandait l'extradition de Kurt Plötner, médecin SS à Dachau, afin qu'il soit jugé pour ses expériences sur la mescaline administrée à des prisonniers français dont il voulait " annihiler la volonté ". Les services secrets américains firent savoir aux autorités françaises qu'ils ne pouvaient mettre la main sur lui, car ils le pensaient établi en zone soviétique. Ses expériences fournirent, dans les années 50 et 60, un matériel important aux travaux de la CIA sur les effets du cannabis, de la mescaline et du LSD. Il est peu probable que les autorités américaines aient jamais cherché à arrêter Plötner qui, dans les années 60, enseignait la médecine à l'université de Fribourg. Il fut bien interrogé à Munich par un procureur de l'Etat au sujet des expérimentations mortelles sur la malaria auxquelles il se livra à Dachau, mais les poursuites furent abandonnées en 1972. Il ne fut, en fait, jamais inquiété pour ses expériences relatives à la mescaline. Herman Voss, directeur de l'Institut d'anatomie à l'université de Iéna, en Allemagne de l'Est, et auteur d'un des traités d'anatomie les plus lus dans les deux Allemagnes de l'après-guerre, omit, quant à lui, de détruire son journal durant la période où il fut directeur de l'Institut d'anatomie de la Posenreichuniversität (Poznan), en Pologne occupée. Il y décrivait ses expériences sur des combattants de la Résistance polonaise et sa joie de recevoir du " matériel nouveau " en provenance de la guillotine de la Gestapo de cette ville. Il vendit à d'autres universités et instituts d'anatomie les nombreux ossements et organes dont l'approvisionnement semblait ne jamais devoir prendre fin. Au cours des trente ans qui suivirent le procès des médecins à Nuremberg, une très efficace conspiration du silence et du mensonge marqua la profession médicale. Cela s'explique en partie par la proportion importante (la plus élevée de toutes les professions) d'adhésion des médecins au parti nazi (45 %) et à ses organisations d'élite, la SA (26 %) et la SS (7 %). Le front du mensonge Et comme rares ont été les médecins qui, ayant fui l'Allemagne, y retournèrent après 1945, pratiquement aucune voix antifasciste ne se fit entendre dans la profession. Au sein des chambres des médecins comme dans les associations de praticiens, d'anciens nazis occupèrent même des postes clés. Deux anciens membres de la SS furent, après la guerre, présidents de la chambre ouest-allemande des médecins. Le dernier, le docteur Hans Joachim Sewering, fut contraint de démissionner, mais resta président de la chambre bavaroise des médecins. Il est également trésorier de la World Medical Association. Dans les années 50, 60 et 70, il fut pratiquement impossible de vaincre le puissant front du mensonge. Sur les quatorze médecins connus pour avoir travaillé dans les hôpitaux où étaient éliminés les malades mentaux et les handicapés, conformément au programme d'euthanasie portant le nom de code " Aktion T 4 ", un seul fut condamné après 1945. Quatre moururent pendant la guerre, deux se suicidèrent, les huit autres vécurent sous de fausses identités et continuèrent de pratiquer la médecine de nombreuses années durant, protégés par leurs collègues. Ils échappèrent à la justice soit en fuyant à l'étranger, soit en obtenant de leurs confrères des certificats de complaisance pour ne pas avoir à comparaître devant un tribunal. On notera l'étonnante facilité avec laquelle, en montrant beaucoup de réticence devant les tribunaux d'indemnisation à reconnaître aux victimes des nazis la gravité des dommages, les médecins allemands couvrirent ainsi ces criminels. Le cas Werner Heyde illustre cette vaste dissimulation. Responsable du programme d'euthanasie " Aktion T 4 " et directeur de la clinique psychiatrique de l'université de Würzburg, Werner Heyde pratiqua, après la guerre, la médecine quatorze ans durant, sous le pseudonyme de docteur Sawade, dans la province du Schleswig-Holstein, au nord de l'Allemagne. Son identité fut gardée secrète par toutes les institutions médicales locales, qui comptaient des professeurs d'université hautement respectés. Employé par l'administration régionale de la santé, il témoigne comme expert dans des demandes de pension pour incapacité et même de dommages et intérêts pour des victimes du nazisme. Son véritable état-civil ayant été, par hasard, découvert, il fut arrêté, et un procès fut instruit contre lui par le procureur de la Hesse, Fritz Bauer, l'un des rares magistrats courageux de l'Allemagne de l'après-guerre. Pour finir, Heyde échappa au jugement par le suicide. Plusieurs facteurs ont, depuis dix ans, eu raison de ce front du mensonge. Vers la fin des années 70 et le début des années 80, la série télévisée américaine " Holocauste " a changé le climat politique. A l'époque, les représentants de la génération nazie, pour ceux qui vivaient encore, avaient commencé à se retirer de la vie active. Soudain, des archives qui n'étaient pas accessibles auparavant le devinrent. Les historiens purent aller droit aux sources. Leurs travaux culminèrent avec le cinquantième anniversaire, en 1983, de la prise du pouvoir par les nazis, suivi en 1988 de celui des pogroms de la Nuit de cristal. La preuve qu'ils apportèrent de l'implication de presque toutes les institutions et organisations professionnelles, ainsi que du sort des victimes - juifs d'Europe de l'Est, Tziganes, communistes, homosexuels, stérilisés, déserteurs et objecteurs de conscience - qui ne reçurent jamais de compensation, pénétra la conscience d'un plus large public. Ainsi fut, dans une certaine mesure, influencée la rhétorique officielle. CHRISTIAN PROSS Le Monde du 20 février 1991

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