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Article de presse: Le Larzac vitrine de la contestation

Publié le 22/02/2012

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25 août 1973 - Millau.- " On a gagné ! " Sur le podium, fait de ballots de paille, éclairé par des projecteurs et tendu d'un immense calicot qui proclame : " Paysans, ouvriers, tous unis, nous garderons le Larzac ", un délégué des paysans-travailleurs laisse éclater sa joie au micro. Il est 20 heures, samedi 25 août. La marée humaine qui, depuis le milieu de l'après-midi, a commencé d'envahir le plateau du Larzac est enfin étale. La longue veillée en plein air, dans le décor de sierra du cirque de Rajal, peut débuter. Deux heures et demie pour parcourir, en voiture, les 15 kilomètres qui séparent Millau de ce lieu de rassemblement; ce détail donne une idée de l'ampleur de la vague de contestation qui a déferlé, depuis jeudi dernier, de tous les coins de France, pour protester une nouvelle fois contre le projet d'extension du camp militaire et pour s'opposer à la menace d'expropriation qui plane, depuis octobre 1970, sur cent trois agriculteurs. Assis dans la pénombre sur le sol pierreux du causse, déambulant entre les multiples stands d'information et de propagande installés sur le plateau, ou juchés, pour quelques-uns, sur des rochers, ils sont au moins quarante mille, cinquante mille peut-être-la foule du Parc des Princes un jour de France-Galles-à exprimer leur solidarité aux paysans du Larzac, et, d'une façon générale, à " tous ceux qui sont actuellement en lutte contre le pouvoir et contre la société dans laquelle nous vivons ". Ce sera, en effet, la première grande caractéristique de ces deux journées, samedi et dimanche, organisées par les paysans-travailleurs (groupe dissident du Centre national des jeunes agriculteurs) en collaboration avec les paysans du Larzac, le comité de défense de Millau et les comités d'action du Larzac : on est venu de Nantes, de Paris, de Strasbourg, de Marseille, de Lille, de Toulouse, etc., non seulement pour " montrer à l'armée que des dizaines de milliers de personnes peuvent être rapidement mobilisées en cas d'expulsion des agriculteurs du Larzac ", mais aussi pour " dénoncer la politique sociale, économique, culturelle, militaire du gouvernement ". Sur le podium du cirque de Rajal, comme quelques heures plus tôt sur des terrains de sport de Millau et de Lodève, de nombreux délégués se succèdent : ils appartiennent aux organisations responsables de cette marche, mais aussi à l'usine Lip de Besançon, à l'usine Pechiney de Noguères, à l'usine Jourdan de Romans. De nombreuses banderoles proclament : " Lip, Larzac, Pechiney, Romans, même combat ", " La police hors de chez Lip, l'armée hors du Larzac ", " Non aux licenciements, non à l'extension ". La forte délégation des ouvriers de Besançon (deux cents personnes) est longuement acclamée à son arrivée sur le terrain de la Maladrerie, à Millau. Dans tous les discours, comme dans les chansons populaires " à thème " interprétées notamment, lors de la veillée, par l'excellente artiste militante Colette Magny, le barde occitan Marti ou le groupe du Club loisirs et action-jeunesse, l'unité entre les paysans et les ouvriers sera célébrée. Elle sera symboliquement scellée, dimanche après-midi, au terme de la marche de 4 kilomètres entre le cirque de Rajal et la " bergerie interdite " de la Blaquière, par la remise aux habitants de ce hameau d'une pendule en forme de brebis offerte par les travailleurs de Lip. " Le Larzac, vitrine de la contestation ": parodiant le rapport récent de M. Tournier, effectué pour le compte du ministère de la défense nationale, qui a préconisé de faire du causse de l'Aveyron la " vitrine des activités militaires ", de nombreux militants de toutes obédiences ont présenté leurs revendications : comité antimilitariste, groupe d'action et de résistance à la militarisation, comité de défense des appelés, comité des handicapés en lutte, section du PSU (seul parti politique national représenté), section de la CFDT, Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception, Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté, représentants de l'ex-Ligue communiste, Lutte occitane, qui dénonce le " génocide culturel de l'Occitanie par le colonialisme intérieur ", etc. Sur le podium, deux représentants de l'Armée révolutionnaire irlandaise (IRA) disent, par le truchement d'une interprète, leur solidarité, " quels que soient les moyens choisis ", avec les paysans du Larzac, et de multiples communiqués sont lus, émanant d'organisations révolutionnaires du Chili, d'Italie, de Grèce, etc. Un militant réunionnais s'en prend à la politique française dans les départements et territoires d'outre-mer. Vaste forum protestataire dans la discipline et la non-violence, immense foule venue d'horizons politiques et sociaux différents : durant deux jours, cette fête de la contestation, remarquablement organisée-l'intendance elle-même a suivi-n'a pas souffert du moindre contretemps ni de la moindre anicroche. C'est la deuxième caractéristique importante de cette marche pacifique sur le Larzac : des dizaines de milliers de personnes de tous âges, même si les jeunes étaient naturellement en grand nombre, ont été sensibilisées, un week-end du mois d'août, par des problèmes qui, en dehors de celui de l'environnement, paraissaient jusqu'à maintenant locaux ou même marginaux. Fait remarquable aussi : le succès de cette manifestation, qui s'est déroulée sans l'ombre d'un uniforme et sous la seule " surveillance " d'un hélicoptère de la gendarmerie, a été obtenu sans le concours d'aucune " vedette " politique ou syndicale. L'impression a même été donnée, à entendre la foule, et pas seulement le clan des gauchistes, conspuer un délégué de la CGT qui faisait référence au programme commun de la gauche, que les " marcheurs du Larzac " n'étaient pas venus pour écouter les thèmes habituellement développés dans les meetings. Pour avoir évoqué le " problème de la défense nationale ", le général de Bollardière, même s'il a exprimé son désaccord avec la politique du gouvernement, a été lui aussi victime, au cours de sa brève intervention, de " mouvements divers ". En revanche, une déléguée de la CFDT de Millau a eu plus de succès en parlant du " combat pour la liberté et l'avènement d'une société socialiste démocratique et autogestionnaire ", comme était acclamé un militant paysan qui, après avoir souligné avec humour qu' " un paysan, ça agit aussi, ça réfléchit, ça parle, même français ", assurait que les paysans, fortement représentés sur le plateau du Larzac samedi et dimanche, avaient pris conscience de la " lutte à mener contre l'Etat policier ". Comme il est dit qu'en France tout se termine quand même par des chansons, celle composée par un jeune chanteur-travailleur, Dominique, était reprise en choeur : elle assurait que " le Larzac restera, notre terre servira à la vie des moutons, pas de canons, jamais nous ne partirons ". MICHEL CASTAING Le Monde du 28 août 1973

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