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Article de presse: Le livre du malheur absolu

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1947 - On réédite les Jours de notre mort, de David Rousset. Publié pour la première fois en 1947, ce grand récit initiatique dit à la fois la douleur et l'espérance des victimes de " l'univers concentrationnaire ". " Les soldats SS rigolent. Ils ne savent rien de plus comique que ces bandes de types tout nus entassés dans un train venu de France. Pas de paille dans les wagons et, du reste, ils sont si serrés, les détenus, qu'ils ne peuvent même pas s'accroupir ou bien ils s'emmêlent les uns dans les autres, comme des crabes. Pas de bidons hygiéniques. Parfois, on entend des hurlements, des bruits de bagarres, des appels au secours. On ne peut même pas se débarrasser de ceux qui meurent, et combien de jours et combien de nuits va-t-il rouler, le train abominable, le train damné ? A Buchenwald, d'autres SS attendent la livraison, avec leurs chiens, leurs matraques, leurs bottes luisantes, leurs phares aux clartés blêmes. Les détenus doivent courir dans la boue, les chiens aux trousses, et les SS gueulent. On envoie les prisonniers aux douches, on les tond, et sont-ils grotesques à présent, avec leurs têtes de carnaval, leurs crânes rasés, crayeux, leurs yeux hallucinés ! Les nazis n'en veulent pas seulement à notre peau, mais à notre conscience d'hommes ". Comment quelques-uns ont réussi à faire barrage au charnier, à résister au coeur de la barbarie, à se souvenir qu'ils sont des hommes, voilà ce que raconte le roman de David Rousset. En un sens, Rousset a écrit un roman d'apprentissage ou mieux un récit initiatique. Il ne se contente pas de tenir les carnets de sa propre douleur, il peint aussi celle des ombres dont il a partagé la vie, celle des ombres plus obscures qui peuplaient les autres camps. Chaque camp a son style, sa spécialité, ses moeurs, ses routines. L'ignominie a beaucoup de couleurs. Le roman de David Rousset peut se lire comme une typologie des néants : Buchenwald, certes, est atroce et pourtant, avec ses quarante mille habitants, son grouillement ubuesque, sa forte densité d'intellectuels, il dessine un gigantesque dédale au fond duquel clignotent encore quelques lueurs. Rien de tel à Auschwitz, la grande manufacture où brûlent les juifs, ou bien à Birkenau, " l'enfer des enfers ", Birkenau, le camp de l'opulence parce que les cendres font des engrais et que ses magasins contiennent 6 300 kilos de cheveux de femmes mortes. Autres cercles de l'enfer : Neuengamme, la ville mathématique, la ville-robot, la ville-modèle, ou encore Dora, enfouie sous la terre, où nul ne doit survivre puisqu'on y fabrique les armes secrètes du Reich. Ces camps dissemblables ont un point commun : ils ne sont pas au monde. Ils s'étendent dans une géographie inexistante. Sur la terre d'Allemagne, ils occupent la nuit, et nulle passerelle ne les relie au soleil où respirent les hommes. Un seul camp échappe à cette règle : celui de Porta, installé près d'une petite ville tranquille, dans un paysage doux et frais. Le jour où David Rousset y est transféré, il aperçoit, sur la place de la ville, des tramways, des petits garçons et des petites filles qui vont à l'école avec leurs cartables. La forêt est toute proche, elle a des odeurs d'arbres, de sources, et la rivière qui coule, de l'autre côté des toits, la Waser, est lente, très douce, avec ses petites vagues miroitantes. Spectacle épouvantable du bonheur A Porta, les hommes de l'enfer ont le droit de jeter un coup d'oeil, à travers une lucarne transparente, sur le spectacle épouvantable du bonheur. On se demande comment des hommes ont pu survivre à l'infamie. L'imposant roman de David Rousset suggère des réponses. Les SS furent contraints de déléguer une part de leurs tâches aux détenus. L'Allemagne est assaillie. Comme tous ses soldats doivent se battre au lieu de surveiller le bétail concentrationnaire, les SS font garder le bétail par le bétail lui-même. Ils mettent en place une bureaucratie de détenus, kapos, Blockältester, Lagerältester... Le système a deux vertus : il décharge les SS de leurs besognes les plus viles et il accélère la décomposition de la société concentrationnaire en fabriquant, au sein même de celle-ci, des privilégiés et des esclaves, des trafiquants et des " princes ", des domestiques, des collaborateurs... La horde concentrationnaire était par vocation une horde de la haine. Dans la fosse de Babel, tout conspire à la guerre : les Polonais détestent les juifs presque autant que les SS. Les Polonais et les Russes se méprisent. Les Français sont tenus pour des égoïstes, des dégénérés et, d'ailleurs, ils sont frileux comme tout. Les détenus allemands, qui sont de vieux concentrationnaires, regardent de haut ces nouveaux venus de l'Europe tout entière, des godiches, qui n'ont pas l'expérience de l'horreur : rien de plus simple, dès lors, ni de plus drôle, pour les SS que d'attiser la lutte des classes. Les SS disposent d'un autre instrument, plus redoutable : dans la foule concentrationnaire figurent, d'une part, les " droit commun " et, d'autre part les politiques. Une complicité gluante unit les SS aux " droit commun ", qui partagent le même goût du meurtre. Aussi les camps dans lesquels les criminels, avec le soutien des SS, ont pris le pouvoir sont-ils des camps tragiques. " Jamais nous n'avons blasphémé contre la vie " A Dora, dans ces sous-sols où l'on procède à des pendaisons trois fois par semaine, les " droit commun " détiennent les commandes, comme à Birkenau ou à Mauthausen. Au contraire à Dachau, à Sachenhausen, à Neuengamme et surtout dans l'énorme ville capitale de Buchenwald, les politiques ont réussi à prendre le pouvoir. On admire que ces hommes, ces révolutionnaires (communistes ou marxistes) n'aient pas été abandonnés de l'espérance. Jamais résignés, ils n'ont pas consenti que l'ordre de la mort recouvre la terre. " Jamais nous n'avons blasphémé contre la vie " Au plus noir du gouffre, ils n'avaient d'autre passion que de préparer la terre à venir. Le roman de David Rousset est gonflé de conversations entre les politiques. Durant des pages, Allemands, Belges, Français, Italiens, analysent les conditions de la lutte des classes, la question de la démocratie, la dictature du prolétariat : interminables discussions d'intellectuels qui pourraient lasser si elles n'attestaient pas que la survie, la dignité et la victoire du peuple fantôme dépendaient précisément de la rage à poursuivre ces dialogues crépusculaires. Voici un roman où les discussions les plus théoriques, les plus monotones, forment le moteur même du drame. " Si [David Rousset] a survécu, s'il est de retour, dit Maurice Nadeau dans la préface qu'il donne à cette nouvelle édition, c'est (...) qu'il n'est pas entré dans cet " univers concentrationnaire " (...) Marxiste, rompu aux luttes politiques, l'esprit toujours en éveil, nous ne le voyons pas replié sur lui-même, gémissant sur son sort personnel. S'ouvre en effet à lui, bien que dans les pires conditions, un vaste champ d'observation. Il va s'appliquer à l'étudier, à tenter de comprendre l'incompréhensible. S'il entend témoigner, c'est afin que son témoignage s'inscrive dans une lutte qui le dépasse et dont il a fait sa raison de vivre. Victime de circonstances historiques, plongé dans un monde aberrant, il ne peut admettre que ce monde ressortisse à la folie, soit dépourvu de lois, d'une finalité. La machine destinée à broyer et à tuer, quelle en est la raison d'être? De quels cerveaux en est sorti le projet? Il lui faut étudier son fonctionnement, en démonter les ressorts, la reconstruire du dedans, par l'esprit, à coups de découvertes successives. C'est un long chemin à fouler, mais dont il ne peut croire, en marxiste, qu'il ne finisse pas par déboucher sur des vues rationnelles ". Cette mécanique de l'abjection, David Rousset en a démonté irrémédiablement les clapets et les engrenages dans un autre ouvrage, l'Univers concentrationnaire (1946). Ici au contraire, dans les Jours de notre mort (1947), Rousset écarte la théorie et compose un récit nous y découvrons un très grand romancier, un visionnaire, et qui dit l'indicible. Cette parole entêtée, lancinante, ces délirants dialogues de David Rousset avec ses camarades, ont permis que le néant soit à la fin vaincu. C'est pourquoi ce livre du malheur absolu s'achève sur des accents de victoire. " Tels que nous sommes, dit Rousset au moment de la délivrance, aussi misérables et effrayants, nous portons cependant un triomphe, bien au-delà de nous-mêmes, pour toute la collectivité des hommes. Jamais nous n'avons renoncé à lutter, jamais nous n'avons renié. Jamais nous n'avons blasphémé contre la vie (...). En nos heures les plus noires, le visage nu de la tendresse demeurait ". GILLES LAPOUGE Le Monde du 6 janvier 1989

« commun " et, d'autre part les politiques.

Une complicité gluante unit les SS aux " droit commun ", qui partagent le même goût dumeurtre.

Aussi les camps dans lesquels les criminels, avec le soutien des SS, ont pris le pouvoir sont-ils des camps tragiques. " Jamais nous n'avons blasphémé contre la vie " A Dora, dans ces sous-sols où l'on procède à des pendaisons trois fois parsemaine, les " droit commun " détiennent les commandes, comme à Birkenau ou à Mauthausen.

Au contraire à Dachau, àSachenhausen, à Neuengamme et surtout dans l'énorme ville capitale de Buchenwald, les politiques ont réussi à prendre lepouvoir. On admire que ces hommes, ces révolutionnaires (communistes ou marxistes) n'aient pas été abandonnés de l'espérance. Jamais résignés, ils n'ont pas consenti que l'ordre de la mort recouvre la terre. " Jamais nous n'avons blasphémé contre la vie " Au plus noir du gouffre, ils n'avaient d'autre passion que de préparer la terre à venir. Le roman de David Rousset est gonflé de conversations entre les politiques.

Durant des pages, Allemands, Belges, Français,Italiens, analysent les conditions de la lutte des classes, la question de la démocratie, la dictature du prolétariat : interminablesdiscussions d'intellectuels qui pourraient lasser si elles n'attestaient pas que la survie, la dignité et la victoire du peuple fantômedépendaient précisément de la rage à poursuivre ces dialogues crépusculaires.

Voici un roman où les discussions les plusthéoriques, les plus monotones, forment le moteur même du drame. " Si [David Rousset] a survécu, s'il est de retour, dit Maurice Nadeau dans la préface qu'il donne à cette nouvelle édition, c'est(...) qu'il n'est pas entré dans cet " univers concentrationnaire " (...) Marxiste, rompu aux luttes politiques, l'esprit toujours en éveil,nous ne le voyons pas replié sur lui-même, gémissant sur son sort personnel.

S'ouvre en effet à lui, bien que dans les piresconditions, un vaste champ d'observation.

Il va s'appliquer à l'étudier, à tenter de comprendre l'incompréhensible.

S'il entendtémoigner, c'est afin que son témoignage s'inscrive dans une lutte qui le dépasse et dont il a fait sa raison de vivre.

Victime decirconstances historiques, plongé dans un monde aberrant, il ne peut admettre que ce monde ressortisse à la folie, soit dépourvude lois, d'une finalité.

La machine destinée à broyer et à tuer, quelle en est la raison d'être? De quels cerveaux en est sorti leprojet? Il lui faut étudier son fonctionnement, en démonter les ressorts, la reconstruire du dedans, par l'esprit, à coups dedécouvertes successives.

C'est un long chemin à fouler, mais dont il ne peut croire, en marxiste, qu'il ne finisse pas par débouchersur des vues rationnelles ". Cette mécanique de l'abjection, David Rousset en a démonté irrémédiablement les clapets et les engrenages dans un autreouvrage, l'Univers concentrationnaire (1946).

Ici au contraire, dans les Jours de notre mort (1947), Rousset écarte la théorie etcompose un récit nous y découvrons un très grand romancier, un visionnaire, et qui dit l'indicible.

Cette parole entêtée,lancinante, ces délirants dialogues de David Rousset avec ses camarades, ont permis que le néant soit à la fin vaincu.

C'estpourquoi ce livre du malheur absolu s'achève sur des accents de victoire.

" Tels que nous sommes, dit Rousset au moment de ladélivrance, aussi misérables et effrayants, nous portons cependant un triomphe, bien au-delà de nous-mêmes, pour toute lacollectivité des hommes.

Jamais nous n'avons renoncé à lutter, jamais nous n'avons renié.

Jamais nous n'avons blasphémé contrela vie (...).

En nos heures les plus noires, le visage nu de la tendresse demeurait ". GILLES LAPOUGE Le Monde du 6 janvier 1989. »

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