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Article de presse: Le miroir des mots 55-62

Publié le 17/01/2022

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1955 - Que les ruptures des années 1955-1962 aient trouvé leur traduction ou leur expression dans notre vocabulaire, cela va sans dire. Mais quelles ruptures au juste ? La plus marquante, pour cette période, est celle de la France avec son passé colonial. Bien que le mot soit centenaire, la décolonisation est absente de notre vocabulaire jusqu'au moment, vers 1958, où elle y fait un retour en force. L'autodétermination des peuples colonisés, ce grand projet gaullien, incite la France à un " repli sur l'Hexagone "; repli qu'atténueront sensiblement l'émergence d'une francophonie quasi planétaire, et la naissance d'une force de frappe (1) rebaptisée trois ans plus tard " de dissuasion ", pour des raisons psychologiques et morales évidentes. C'est du côté des... anti-indépendantistes que la guerre d'Algérie a laissé le plus de traces lexicales. Les pieds-noirs (1955) se lancent dans l'activisme le mot n'est pas nouveau, mais il passe alors dans l'usage courant et pour d'autres domaines. Un activisme qui mène trop souvent aux ratonnades (1956) et qui fournit aux barbouzes (vers 1961) et aux gorilles (1961), quand ce n'est pas à un " quarteron " d'officiers félons, le prétexte à des exactions regrettables. Une bonne partie de la presse, face aux " événements ", se satisfait de l'autocensure (1960), et il lui arrive (le mot est faible) de demander et d'attendre le feu vert (1959) du gouvernement pour informer ses lecteurs. En France, 1956, année cruciale, voit surgir en même temps et contradictoirement le mendésisme et le poujadisme le second promis (lexicalement) à une meilleure fortune que le premier. On commence à parler, entre guillemets, de " la base " pour se demander si elle suivra ou pas. Une question qui ne se pose pas pour les godillots (1958) du général de Gaulle. Face à face, la langue de bois et l'autogestion font une timide apparition vers 1960. La technique stagne, si l'on en croit le peu de mots nouveaux qui lui sont consacrés durant cette période. Notons le spoutnik, bien sûr, en 1957, dans le sillage duquel se placent le compte à rebours (vers 1960) et la satellisation... politique. C'est vers 1952 que nous arrivent des Etats-Unis les premières et modestes versions du computer, qui-après une tentative de francisation en computeur, deviendra en 1956 l'ordinateur. Il faudra cependant une dizaine d'années encore pour que le mot français s'acclimate et chasse le mot anglais et quelques-unes de plus pour voir le logiciel et le matériel se substituer au soft-ware et au hard-ware. Ce n'est qu'un épisode de la grande bataille qui s'engage en 1959 autour du franglais. Ne nous y trompons pas : parking, pressing, footing ou forcing, par exemple, dénoncés comme de nouveaux indésirables, remontent aux années 1930 ou même avant. Mais standing (1958), strip-tease (1954), self-service abrégé en self (vers 1960), et un peu plus tard show-bisness, happening, squatter (le nom) ou dispatcher (le verbe) sont effectivement des intrus de fraîche date. Aussi mal accueillies que contacter quelques années plus tôt, les coordonnées que l'on demande à partir de 1960 à une nouvelle relation ne s'en installent pas moins en peu de temps dans le vocabulaire courant. Du côté des loisirs, le microsillon et l'audiovisuel marquent l'année 1955; et la discothèque où l'on danse, l'année 1960. L'économie fait un sort à la fourchette des prix (1960), aux prix-plafond ou plancher (vers 1960), à la stagflation venue d'Amérique et aux valeurs-refuges (vers 1963). A quoi tient la relative pauvreté de cet inventaire ? Sans doute à ce que les ruptures évoquées ne sont que politiques. Ni la vie quotidienne, ni les comportements sociaux ou moraux, ni la vie professionnelle, ni même la curiosité culturelle des Français de l'époque n'en ont été sensiblement affectés. Ce sera pour le " printemps " des années 1963-1973... JACQUES CELLARD 1985

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