Devoir de Philosophie

Article de presse: L'échec de la Communauté européenne de défense

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

30 août 1954 - Elle est meurtrière, la question préalable! L'Assemblée nationale ne refuse pas seulement l'autorisation de ratifier le long traité signé le 27 mai 1952 et instituant une Communauté européenne de défense. Elle décide qu'il n'y a même pas lieu d'en délibérer : 319 députés répondent oui à la question préalable, 264 disent non. La majorité est nette. Comme plusieurs parlementaires notoirement défavorables au traité ont voté avec les " cédistes " pour que le débat ne soit pas étouffé, elle est encore plus forte que ne l'indiquent les chiffres. Le résultat surprend. On savait que les 99 communistes et progressistes voteraient contre le traité. Que 67 républicains sociaux (gaullistes) aient dit non à la CED n'étonne pas davantage. Mais on ne croyait pas que le MRP serait le seul à apporter un soutien massif à l'armée européenne. Les radicaux se partagent presque exactement par moitié. Dans la droite modérée, Antoine Pinay, président du conseil lors de la signature, est soutenu par 80 députés, alors que 44 " anticédistes " se manifestent dans son secteur politique. Et, surtout, 50 socialistes seulement sur 105 ont respecté la discipline du parti, dont la plus haute instance, le congrès, s'est clairement prononcée pour le traité. C'est là le fait le plus important, et non que Pierre Mendès France et les vingt-deux membres de son gouvernement (profondément divisé sur la CED comme l'avaient été les cabinets précédents) n'aient pas pris part au vote. (1) En effet, la SFIO avait été unie dans son soutien à la Communauté du charbon et de l'acier. Pourquoi ce changement chez plus de la moitié des parlementaires? Une cause secondaire : la querelle scolaire. Les élections de 1951 s'étaient faites sur l'aide publique à l'enseignement privé. Le coin bien enfoncé par les gaullistes à la jointure de la coalition " européenne " des socialistes et des démocrates-chrétiens a fortement contribué à la faire éclater. Une cause principale : malgré les apparences, CED et CECA n'étaient pas de même nature, de même inspiration. Le 9 mai 1950, le lancement du plan Schuman constituait un acte créateur. Enfin, la France proposait, au lieu de subir en rechignant! La réaction d'opinion fut si favorable que les adversaires de la Communauté charbon-acier durent faire campagne sur le thème : " Le principe est bon, nous critiquons seulement les modalités. " Mais l'euphorie européenne ne dura que six semaines, jusqu'au déclenchement de la guerre de Corée. Les Etats-Unis, soutenus par la majorité des pays d'Europe occidentale, se mirent à réclamer un réarmement allemand. Alors Jean Monnet eut une idée, sans doute la seule vraiment mauvaise venue à son esprit fertile, que le chef du gouvernement, René Pleven, commença à mettre en oeuvre : pourquoi ne pas recouvrir le très impopulaire réarmement allemand du manteau fort populaire de l'idée européenne ? Raymond Aron traduisit cette politique par la formule que, puisqu'on ne voulait pas des Allemands comme alliés, on proposait de les prendre comme frères. Il fallait convaincre les Américains réticents. Il fallait prouver aux Allemands qu'on voulait effectivement une communauté égalitaire, c'est-à-dire non discriminatoire à leur égard-tout en rassurant les Français. Il en résulta un texte à la fois affreusement complexe avec ses cent trente-deux articles et terriblement clair dans ses dispositions essentielles. L'armée européenne serait directement soumise au commandement atlantique. La CED aurait un " caractère supranational " et comporterait " des institutions communes, des forces armées communes et un budget commun ". La Commission nommerait les officiers supérieurs de toutes les armées (mais les pays à dépendances coloniales disposeraient de forces indépendantes pour leurs engagements outre-mer). Même les écoles militaires seraient intégrées. De 1952 à 1954, la querelle de la CED s'était transformée en un affrontement passionnel. Les motivations étaient fort diverses. Chez les cédistes, il y avait les hommes convaincus de la nécessité de l'Europe supranationale et des vertus de la coopération égalitaire franco-allemande, mais aussi des anti-allemands confirmés, qui estimaient qu'il fallait faire effectuer l'indispensable réarmement par une Allemagne ligotée. " Les Français souhaitent une armée allemande beaucoup plus faible que l'armée française et beaucoup plus forte que l'armée russe " : la formule humoristique d'un journal allemand s'appliquait aussi à nombre d'adversaires du traité, convaincus que le réarmement allemand était inévitable, mais qu'il ne devait pas défaire la France et l'armée française. Et parmi les " non " figuraient, notamment chez les socialistes, des européens convaincus qui, comme tant de jeunes Allemands, craignaient que le réarmement ne mît en danger la jeune démocratie allemande. Le 30 août 1954, et au lendemain de l'échec, on discutait surtout pour savoir si Pierre Mendès France aurait pu sauver le traité (la réponse était et demeure négative) et s'il l'avait tué avec préméditation : la réponse était sans doute que la CED ne lui inspirait aucune passion et qu'il la considérait comme de Gaulle plus tard l'Algérie, à savoir un redoutable obstacle empêchant de s'attaquer à des problèmes plus essentiels, parce qu'il divisait les partisans de l'homme prestigieux. On discutait aussi de l'après-CED, et, en quelques mois, il se trouva une majorité pour une idée qui portait bien la marque de notre génie créateur : après avoir inventé la CED comme solution de remplacement à l'entrée de la République fédérale d'Allemagne dans l'alliance atlantique, la France inventa comme solution de remplacement à la CED l'entrée de la République fédérale d'Allemagne dans l'alliance atlantique ! La principale leçon à tirer de l'échec était cependant d'un autre ordre : on ne crée pas une union politique en commençant par une union militaire. Au contraire : l'absence d'unité politique exclut l'union militaire. Or l'Europe politiquement intégrée était déjà morte depuis l'année précédente, lorsque Georges Bidault, parlant au nom de ses collègues ministres des affaires étrangères des six pays membres de la CECA et signataires de la CED (2) rejeta pour l'enterrer le projet de la commission spéciale de l'Assemblée parlementaire de ces mêmes Six. ALFRED GROSSER Le Monde du 30 août 1984

Liens utiles