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Article de presse: Les succès du nationalisme indou

Publié le 22/02/2012

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27 avril-5 juillet 1996 - Jamais, depuis le démembrement des Indes britanniques, le Parti du Congrès n'avait essuyé une défaite aussi cuisante : alors que les résultats définitifs n'étaient pas encore connus, vendredi 10 mai, en fin de matinée, la formation du premier ministre indien Narasimha Rao était en train de perdre la moitié des sièges qu'elle avait réussi à gagner, il y a cinq ans, lors du dernier scrutin. Pour le parti des Nehru- Gandhi - mais c'est la première fois dans l'histoire du pays qu'un membre de la famille ne participe pas à une élection générale - c'est un échec humiliant, dont le chef du gouvernement et " patron " du parti a été prompt à endosser la responsabilité : la télévision nationale a annoncé que M. Rao présenterait, ce vendredi, sa démission. Le fait que ce premier ministre réputé pour sa lenteur à décider ait choisi de se retirer avant même l'annonce des résultats définitifs donne une idée de l'ampleur de la déroute. Même si le parti qui a dirigé le pays pendant quarante-quatre des quarante-neuf années d'indépendance a déjà perdu des élections, en 1977 et en 1989. L'autre fait tout aussi marquant de ce onzième scrutin de l'Inde indépendante est la spectaculaire montée en puissance du parti de la droite hindoue, le Parti du peuple indien (BJP). Cette formation, qui était déjà la plus grande formation de l'opposition au Lok Sabha (Chambre basse), confirme les succès qu'elle n'a cessé d'engranger cette dernière décennie : les nationalistes, dont la représentation n'excédait pas deux élus en 1989, vont devenir la force la plus importante à l'Assemblée. Cependant, cette formation n'a pu dégager une majorité absolue, et son étroite marge de manoeuvre politique ne lui permet pas de trouver facilement des alliés dans la perspective, inévitable, d'un gouvernement de coalition. Autre leçon à tirer de ce scrutin : la percée de la " troisième force " expression qui désigne ici les formations de centre gauche et les communistes. Cette mouvance, qui groupe des centristes, des communistes et des chefs de basses castes, est, selon les résultats connus, en passe de réaliser un meilleur score que le Parti du Congrès. En conséquence, les chefs du NF-LF (Front national, Front de gauche) ont déjà annoncé qu'ils proposeraient de former le prochain cabinet. " Tout les partis sont dans un mouchoir de poche ", a remarqué le ministre des affaires étrangères Pranab Mukherjee. Ce scrutin confirme en effet la fragmentation du paysage politique national : aucun parti ne disposera de la majorité au Parlement, une donnée qui reflète bien la nouvelle donne d'un pays où castes et communautés ont voté en bloc pour des formations susceptibles de défendre leurs intérêts. Ainsi le Parti du Congrès a perdu le vote des musulmans, des intouchables et des hautes castes " socialistes " et communistes doivent leur succès à l'adhésion des fidèles du Prophète ainsi que des basses castes et, globalement, des déçus du Parti du Congrès quant au BJP, il a récupéré les hautes castes. Marchandage Un vaste marchandage à l'indienne est déjà en train de s'organiser, et plusieurs hypothèses sont envisageables pour le prochain gouvernement. Les questions se bousculent. Le Parti du Congrès va-t-il de nouveau éclater ? M. Rao va-t-il, contre toute logique, négocier une alliance contre nature avec ses rivaux du BJP ? La gauche réussira- t-elle à mettre tout le monde d'accord en s'associant avec les " rebelles " ou autres " dissidents " d'un Parti du Congrès en pleine déconfiture ? Le machiavélisme bien connu de M. Rao ne devrait, cette fois, ne lui être d'aucun secours pour opérer un rétablissement de dernière minute. " M. Rao a brillamment négocié le virage de la libéralisation économique, réussi à assurer une stabilité politique durable et à régler la question de l'insurrection sikh au Pendjab. Tout cela ne lui a pas évité d'être sévèrement sanctionné par les électeurs ", résume un diplomate occidental. Le paradoxe n'est qu'apparent : ce brahmane polyglotte et cultivé de soixante-quatorze ans s'était imposé comme le successeur de la famille Gandhi, mais il a totalement échoué à gérer les affaires du Parti du Congrès. Sa " victoire ", le BJP, qui devient le plus grand parti, la doit d'abord aux erreurs et aux échecs du Parti du Congrès. Mais elle est aussi symbolique du glissement nationaliste d'un pays hindou à 8O %, où beaucoup ont perdu confiance dans la laïcité prônée par le pandit Nehru, sa fille Indira et son petit-fils Rajiv : aux yeux de nombre d'Indiens de haute caste, le " sécularisme nehruvien " n'a fait que renforcer les droits de la minorité musulmane un peu plus de 105 des 950 millions d'Indiens , tout en négligeant les intérêts de la majorité. Le BJP n'a cependant rien d'une formation théocratique, la religion hindoue symbolisant surtout, à ses yeux, " les racines [culturelles] millénaires de l'Inde ", comme l'explique A. B. Vajpayee, candidat-désigné du parti au poste de premier ministre. Mais en dépit des déclarations modérées des chefs du BJP, - tous affirment, en substance, que les musulmans sont aussi indiens que les autres -, il est clair que la percée de ce parti marque un tournant dans l'histoire du pays : il faut compter maintenant avec ce " revivalisme " hindou qui entend prendre sa revanche sur six cents ans de " règne " musulman et un siècle et demi d'occupation britannique, et imposer le concept d'une nation hindoue (hindu rashtra) où les minorités devraient passer sous les fourches caudines du plus grand nombre. BRUNO PHILIP Le Monde du 11 mai 1996

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