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Article de presse: Succès et faiblesse du Grand bond

Publié le 17/01/2022

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15 septembre 1958 - Pourquoi les Chinois ont-ils lancé en 1958 leur Grand Bond en avant ? Pourquoi l'expérience tentée n'a-t-elle pas donné les résultats escomptés ? Quelles conclusions convient-il d'en tirer ? En ce qui concerne le premier point, notre interprétation est la suivante : il semble que les planificateurs chinois se soient avisés en 1957 que le premier plan quinquennal (1953-1957) n'avait pas, malgré sa réussite, supprimé les obstacles de base. Si le développement industriel est satisfaisant, l'agriculture a progressé de manière saccadée au gré des bonnes et des mauvaises récoltes. Or les cinq sixièmes de la population vivent de l'agriculture et ces à-coups ébranlent toute l'économie, empêchant sa progression harmonieuse. L'accroissement de la production n'a pas résolu, d'autre part, le problème du chômage et du sous-emploi dans les campagnes et dans les villes. Les nouvelles industries ne suffisent pas à absorber l'excédent de main-d'oeuvre qu'aggrave la pression démographique (la population s'accroît de 12 millions à 15 millions d'âmes par an). Ces difficultés de base, on les rencontre dans d'autres pays sous-développés. A partir de 1958 la Chine cherchera à les résoudre avec une indéniable originalité. Cela lui est possible parce que le régime politique est très solide, qu'il encadre les masses par de multiples et subtils moyens, qu'il s'est encore renforcé par la " campagne de rectification ". Les dirigeants disposent ainsi, en 1958, d'une marge très large de manoeuvre ils peuvent imposer au peuple un effort surhumain et des sacrifices extrêmement durs. Les planificateurs chinois commencent par rétablir l'équilibre entre agriculture et industrie. Leur pensée économique, qui s'est mise à évoluer dès 1956, s'enrichit entre 1958 et 1959 pour aboutir à la formule suivante : l'agriculture est à la base du développement et l'industrie le facteur dirigeant. (Indiquons en passant que l'harmonisation de ces deux secteurs a posé à la même époque des problèmes analogues à d'autres pays asiatiques, Inde et Pakistan par exemple.) Ils expliqueront d'autre part le mot d'ordre " marcher sur les deux jambes " par l'emploi simultané des méthodes les plus modernes et de tous les autres moyens allant du bricolage à l'artisanat semi-évolué. A Loyang, en 1958, à côté de la fabrique de tracteurs n° 1, grande usine aux chaînes de montage en partie automatiques, nous trouvons un garage où les mécaniciens font des camions à la main ou peu s'en faut. Mais le " bond en avant " se caractérisera aussi par l'utilisation de la main-d'oeuvre. Certes, dès 1949, il y avait eu des levées en masse pour lutter contre les inondations ou accomplir d'autres grands travaux, mais le fait nouveau, à partir de 1958, c'est le caractère systématique et gigantesque du mouvement. Tout s'est passé comme si les Chinois sentaient que l'ampleur de la tâche et le poids de la population les empêchaient de suivre un processus de développement de type occidental ou soviétique. En d'autre termes, le manque de capitaux-beaucoup plus aigu que dans l'URSS des premiers plans quinquennaux-les a obligés à utiliser davantage une autre source de capital : le travail. Ce qui cloche dans le système Cette politique de l'investissement humain s'est manifestée notamment dans les grandes campagnes pour l'irrigation (automne 1957-1958) et pour l'acier populaire (automne 1958). Nous avons d'ailleurs l'impression de plus en plus nette que, dans plusieurs grands pays d'Asie, et peut-être aussi en Afrique, les solutions ayant cours jusqu'à présent ne suffisent pas, le manque de capitaux nécessitant une utilisation plus intensive du facteur humain. Le principe une fois reconnu, la discussion s'ouvre bien entendu quant au choix des méthodes; rien ne serait plus illusoire que de " prêcher " automatiquement l'exemple chinois aux quatre coins de la planète. Si les principes sur lesquels repose la théorie du " bond en avant " tiennent, tout au moins dans l'optique communiste de la Chine, son application n'a pas donné les résultats escomptés. Pourquoi ? A notre avis, essentiellement à cause des excès qu'elle a engendrés. Si nous comprenons la campagne de l'irrigation, nous avons peine à suivre celle de l'acier, ou du moins ses outrances. Si nous comprenons que les ingénieurs et autres cadres aillent travailler quelques semaines par an dans le rang, comme ouvriers, nous nous étonnons de rencontrer dans une fabrique de coke un ingénieur diplômé qui vient de passer une année entière aux champs... La campagne de l'acier fournit d'innombrables exemples d'exagérations, et on a créé pendant plusieurs mois une " obsession du fourneau " qui s'est généralisée dans de larges couches de la population. Outre le gaspillage de matières premières, la pression exercée sur les transports, l'épuisement physique qui en est résulté-à Pékin, les sidérurgistes improvisés travaillaient parfois de nuit dans un froid glacial avant de gagner leur bureau le matin,-les incohérences étaient manifestes : telle usine moderne de métallurgie n'a pratiquement pas fonctionné pendant trois mois, tous les ouvriers faisant de la " fonte populaire " qui se révéla à peine utilisable; des paysans se sont affairés autour des fours au lieu de rentrer les récoltes d'automne, et si, durant l'hiver 1958-1959, Pékin n'a presque pas reçu de choux, c'est que ceux-ci gelaient dans les champs de Mandchourie à côté des fourneaux. L'acier n'a pas le monopole de l'exagération; les campagnes pour l'élevage des porcs, pour les innovations techniques ou pour l'extermination des moineaux en témoignent. (Depuis un an et demi, ceux-ci ont cessé d'être des ennemis du peuple chinois, car on s'est aperçu qu'ils mangeaient les parasites des arbres.) Pour finir, revenons aux communes rurales. Ici aussi, des exagérations graves ont dû être commises. Jusqu'en 1958, les autorités chinoises avaient abordé la question agraire avec bien plus de réalisme et d'habileté que les Soviétiques et n'avaient pas connu leurs échecs. L'instauration des communes a-t-elle altéré la confiance des paysans et engendré leur mécontentement, voire leur résistance ? La question se pose. Les fanatiques de l'anticommunisme à Hongkong ou en Occident répondent par l'affirmative. Les esprits plus objectifs sont moins catégoriques. Même les documents officiels parlent d'erreurs et d'excès de zèle. En fait, il paraît difficile de nier que des résistances ont eu lieu, mais on ignore l'ampleur de l'hostilité qu'a suscitée le régime. Elle pourrait avoir été sérieuse à en juger d'après les mesures libérales qui ont été prises récemment. En fait, l'étude de la Chine dans les circonstances actuelles invite à la circonspection et à la modestie. Le temps des " Old China Hands ", qui étaient nés dans le pays et l'avaient parcouru en tous sens pendant des années, est révolu pour une longue période. Nos connaissances sont aujourd'hui fragmentaires, aussi nous bornerons-nous à cette conclusion : malgré toutes les erreurs du Grand Bond, on aurait tort de rejeter complètement cette expérience unique dans le monde moderne. Certains Asiatiques et Africains ont tendance à croire que l'aide étrangère est la solution de leurs problèmes en même temps qu'ils estiment avoir un droit acquis à une meilleure répartition des richesses universelles. Les Chinois, quant à eux, ont accompli un effort trop rude, alors que d'autres cèdent à l'excès inverse. Mao Zedong et les autres leaders chinois ont assez d'expérience pour retenir la leçon des obstacles rencontrés. Déjà, depuis un an, ils cherchent une formule moins radicale, comme de nombreux exemples l'ont prouvé. Pendant combien de temps prévaudra cette tendance ? Disons seulement que, devant l'ampleur de la crise, il paraît douteux que le processus de consolidation puisse se limiter à quelques mois. GILBERT ETIENNE Le Monde du 3-4 décembre 1961

« n'a pratiquement pas fonctionné pendant trois mois, tous les ouvriers faisant de la " fonte populaire " qui se révéla à peineutilisable; des paysans se sont affairés autour des fours au lieu de rentrer les récoltes d'automne, et si, durant l'hiver 1958-1959,Pékin n'a presque pas reçu de choux, c'est que ceux-ci gelaient dans les champs de Mandchourie à côté des fourneaux. L'acier n'a pas le monopole de l'exagération; les campagnes pour l'élevage des porcs, pour les innovations techniques ou pourl'extermination des moineaux en témoignent.

(Depuis un an et demi, ceux-ci ont cessé d'être des ennemis du peuple chinois, caron s'est aperçu qu'ils mangeaient les parasites des arbres.) Pour finir, revenons aux communes rurales.

Ici aussi, des exagérationsgraves ont dû être commises.

Jusqu'en 1958, les autorités chinoises avaient abordé la question agraire avec bien plus de réalismeet d'habileté que les Soviétiques et n'avaient pas connu leurs échecs. L'instauration des communes a-t-elle altéré la confiance des paysans et engendré leur mécontentement, voire leur résistance ? La question se pose.

Les fanatiques de l'anticommunisme à Hongkong ou en Occident répondent par l'affirmative.

Les espritsplus objectifs sont moins catégoriques.

Même les documents officiels parlent d'erreurs et d'excès de zèle.

En fait, il paraît difficilede nier que des résistances ont eu lieu, mais on ignore l'ampleur de l'hostilité qu'a suscitée le régime.

Elle pourrait avoir étésérieuse à en juger d'après les mesures libérales qui ont été prises récemment. En fait, l'étude de la Chine dans les circonstances actuelles invite à la circonspection et à la modestie.

Le temps des " Old ChinaHands ", qui étaient nés dans le pays et l'avaient parcouru en tous sens pendant des années, est révolu pour une longue période.Nos connaissances sont aujourd'hui fragmentaires, aussi nous bornerons-nous à cette conclusion : malgré toutes les erreurs duGrand Bond, on aurait tort de rejeter complètement cette expérience unique dans le monde moderne.

Certains Asiatiques etAfricains ont tendance à croire que l'aide étrangère est la solution de leurs problèmes en même temps qu'ils estiment avoir undroit acquis à une meilleure répartition des richesses universelles.

Les Chinois, quant à eux, ont accompli un effort trop rude, alorsque d'autres cèdent à l'excès inverse. Mao Zedong et les autres leaders chinois ont assez d'expérience pour retenir la leçon des obstacles rencontrés.

Déjà, depuis unan, ils cherchent une formule moins radicale, comme de nombreux exemples l'ont prouvé.

Pendant combien de temps prévaudracette tendance ? Disons seulement que, devant l'ampleur de la crise, il paraît douteux que le processus de consolidation puisse se limiter àquelques mois. GILBERT ETIENNE Le Monde du 3-4 décembre 1961. »

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