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Article de presse: Liban, IV.- 1983-1985 : la désintégration

Publié le 22/02/2012

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liban
6-7 février 1984 - Dans Beyrouth la pestiférée, désertée par les étrangers, la plus profondément divisée des villes divisées, on sent physiquement la montée des périls. En devenant " libano-libanaise ", à partir de 1983, sans se débarrasser pour autant de ses complications régionales, la crise a en effet atteint son apogée dans l'enchevêtrement, le clivage communautaire, l'incommunicabilité entre les protagonistes, la parcellisation des territoires et des pouvoirs, la manipulation par des tiers, l'effondrement économique. Alors que les belligérants libanais se multiplient et que leurs conflits deviennent irrémédiables, la Syrie est revenue en force, plus pesante que jamais, sans qu'Israël se désengage-loin de là,-malgré le retrait de son armée. Au fond, plus encore que de ses conflits intercommunautaires, le drame du Liban résulte de la capacité de chacun de ses deux ambitieux voisins à maîtriser une partie du pouvoir sans parvenir à en monopoliser la totalité, ni territorialement ni politiquement. Aujourd'hui, c'est Israël qui bloque le triomphe de la Syrie après qu'en 1983 Damas eut privé Jérusalem d'une bonne partie des gains de sa campagne militaire de l'année précédente. Chacun ne peut que réussir in extremis à contrecarrer le projet de l'autre. Belle prise d'armes Israël a très tôt dû renoncer à son alliance avec les chrétiens du Liban, et, par voie de conséquence, au rêve un moment caressé d'un traité de paix avec Beyrouth. Son invasion s'était pourtant traduite par l'installation d'un pouvoir fort à Beyrouth, en septembre 1982, récupéré par les maronites et, à nouveau, fondé sur leur association avec les sunnites. Mais ce n'était qu'un leurre, malgré le ferme engagement occidental à ses côtés. En réalité, ce pouvoir fut miné au départ par Israël, dont les priorités au Liban avaient changé. Les Palestiniens éliminés du Sud et de Beyrouth, le gouvernement israélien, constatant que l'aventure libanaise commençait à lui coûter cher dans le domaine crucial de ses relations avec Washington, a décidé, en effet, de s'atteler à régler, au moindre prix et donc au détriment du Liban, son contentieux croissant avec le grand allié américain. Quand les six mille soldats de la force multinationale venant des corps d'élite de quatre grandes armées occidentales se répartirent dans Beyrouth, les Libanais crurent qu'enfin la paix damait le pion à la guerre. C'est l'époque où les hommes de la force multinationale effacent, d'une belle prise d'armes, la ligne de démarcation, font du jogging dans les rues entre un embouteillage et un tas de ruines et dînent dans les restaurants. Ils auront un jour des ennemis farouches qui se feront sauter dans leurs camions pour tuer le plus possible d'entre eux. Mais alors ils ne possèdent que des amis, dans toutes les communautés, et les communistes eux-mêmes s'engagent à ne pas toucher aux soldats occidentaux lorsqu'ils ébauchent la résistance libanaise contre l'occupation israélienne. Ils tiendront parole. L'illusion dure une petite année, jusqu'à la " bataille de la montagne ", aux premiers jours de septembre 1983. Mais, en fait, la situation bascule dès le 17 mai précédent, lorsqu'il apparaît que les Israéliens laisseront la Syrie torpiller par tous les moyens, y compris les armes de ses alliés locaux, l'accord qu'ils viennent de signer avec l'Etat libanais. Ils contempleront d'un oeil narquois les Américains s'empêtrant dans leurs contradictions, impuissants face à une Syrie qui s'est vite rendu compte que l'Etat hébreu la laissera opérer impunément. La révolte chiite Parallèlement, sur le terrain, Israël encourage les forces libanaises (milice chrétienne), malgré ses griefs à leur égard pour n'avoir pas participé à la bataille de Beyrouth de l'été 1982, dans leur plus grossière erreur : une implantation autoritaire et souvent vexatoire dans la montagne druzo-chrétienne. Puis l'Etat hébreu favorise les druzes et dresse les deux communautés l'une contre l'autre. Dès lors, les événements s'enchaînent inexorablement. Le coup assené en montagne au pouvoir du président Amine Gemayel et à la milice de son frère défunt, l'étalage de l'impuissance des Etats-Unis et de leurs partenaires, contenaient en germe la révolte de l'islam, principalement chiite, du 6 février 1984. Appuyée sur une scission de l'armée, la sécession de Beyrouth-Ouest, qui provoque le peu glorieux départ de la force multinationale, enfante à son tour la résistance libanaise. Jusque-là multicommunautaire et balbutiante, elle se trouve galvanisée par la victoire chiite dans la capitale. Contraint à se retirer, Israël se doit de créer, ou au moins de favoriser, des troubles intercommunautaires. D'où les affrontements islamo-chrétiens de Saïda. Parallèlement, le malaise interne des chrétiens engendre le 12 mars 1985 la rébellion de la milice contre le président Gemayel et son parti, les Phalanges. On en est là, en ce dixième anniversaire. Retour à la case départ, puisque tous les protagonistes de 1975 se retrouvent en scène surtout depuis la réapparition des Palestiniens à Saïda? Même pas : tout est pire qu'il y a dix ans. Ne serait-ce que parce que tout a été essayé, que tout est survenu, y compris l'incroyable-les Israéliens chassant les fedayins de Beyrouth et les Occidentaux y débarquant,-et que tout a échoué. Après avoir passionné le monde, le Liban l'ennuie, les " forces de paix " -la FAD (Force arabe de dissuasion) des débuts, la multinationale occidentale, la FINUL-y ont fait long feu. Si la force de l'ONU subsiste, quasi inutile et remise en question à chaque renouvellement de son mandat par le Conseil de sécurité, la FAD n'est plus que syrienne, et la multinationale s'est évaporée. Les forces de guerre, elles, n'ont fait que croître et embellir. L'armée libanaise, reconstituée à grands frais et dotée de trente-six mille hommes, a éclaté bien plus dangereusement qu'en 1976, donnant de facto naissance à quatre armées quasi ennemies : la chrétienne de Beyrouth-Est et Souk-el-Gharb, la plus efficace et la mieux équipée la musulmane, dominée par les chiites, à Beyrouth-Ouest avec, en appendice, l'armée de Saïda, islamo-chiite également, mais avec une dose de sunnites et un zeste de chrétiens un autre corps à forte coloration musulmane à Tripoli, toléré par le MUI (Mouvement d'unification islamique) et à sa merci enfin l'armée de la Bekaa, relativement mélangée communautairement bien qu'également dominée par les effectifs musulmans, inféodés à la Syrie. Sans compter l'armée du sud du Liban, création d'Israël, issue déjà d'une scission de l'armée libanaise en 1976. Une vue générale du petit rectangle longiforme, de 250 kilomètres sur 40, qu'est le Liban montre du Nord au Sud un lacis d'armées, de milices, de communautés, d'intérêts, de tutelles, d'aberrations même, résultant de dix années de guerre, et en particulier des toutes dernières manoeuvres israéliennes et syriennes. Les Israéliens ont-ils joué aux apprentis sorciers ? Pour désarçonner les Américains et leur faire toucher du doigt le coût exorbitant de leur engagement direct au Liban et au Moyen-Orient, ils devaient déstabiliser l'Etat libanais et sacrifier leurs alliés chrétiens. Ils l'ont fait. Du coup, ils ont renforcé les druzes, amplifié un réveil chiite que nul ne peut contrôler. Dix ans de guerre ont ainsi donné naissance à dix Liban. Et encore ne s'agit-il que des territoires délimités à gros traits. Si l'on entrait dans le détail, chacun se subdiviserait en une multitude d'autres, avec une myriade de petits chefs et de sous-chefs, dans un imbroglio insensé. Le bilan ? Des pertes humaines atteignant aujourd'hui les cent mille morts prématurément annoncés il y a plusieurs années, soit le taux effrayant d'un tué pour trente habitants des destructions dépassant 20 milliards de dollars. Enfin, une crise économique brutalement apparue depuis la mi-1984 et, surtout, depuis le début de 1985, avec une paupérisation rapide et une dévalorisation de la monnaie aussi éclatante qu'avait été jusque-là sa solidité. Le dollar à 18 livres, alors qu'il en valait moins de 4 en 1983 après huit ans de guerre, symbolise ce " désastre dans le désastre " aux yeux des Libanais, toutes communautés pour une fois confondues. Sinon, des abîmes les séparent, surtout au niveau des générations nouvelles qui ont grandi durant la guerre et ne se connaissent pratiquement pas de territoire à territoire. Le Liban n'est plus qu'un corps désarticulé dont les morceaux ne se sont pas encore tous désemboîtés. Le processus continue. LUCIEN GEORGE Le Monde du 19 avril 1985
liban

« On en est là, en ce dixième anniversaire.

Retour à la case départ, puisque tous les protagonistes de 1975 se retrouvent enscène surtout depuis la réapparition des Palestiniens à Saïda? Même pas : tout est pire qu'il y a dix ans.

Ne serait-ce que parceque tout a été essayé, que tout est survenu, y compris l'incroyable-les Israéliens chassant les fedayins de Beyrouth et lesOccidentaux y débarquant,-et que tout a échoué. Après avoir passionné le monde, le Liban l'ennuie, les " forces de paix " -la FAD (Force arabe de dissuasion) des débuts, lamultinationale occidentale, la FINUL-y ont fait long feu.

Si la force de l'ONU subsiste, quasi inutile et remise en question àchaque renouvellement de son mandat par le Conseil de sécurité, la FAD n'est plus que syrienne, et la multinationale s'estévaporée.

Les forces de guerre, elles, n'ont fait que croître et embellir.

L'armée libanaise, reconstituée à grands frais et dotée detrente-six mille hommes, a éclaté bien plus dangereusement qu'en 1976, donnant de facto naissance à quatre armées quasiennemies : la chrétienne de Beyrouth-Est et Souk-el-Gharb, la plus efficace et la mieux équipée la musulmane, dominée par leschiites, à Beyrouth-Ouest avec, en appendice, l'armée de Saïda, islamo-chiite également, mais avec une dose de sunnites et unzeste de chrétiens un autre corps à forte coloration musulmane à Tripoli, toléré par le MUI (Mouvement d'unification islamique)et à sa merci enfin l'armée de la Bekaa, relativement mélangée communautairement bien qu'également dominée par les effectifsmusulmans, inféodés à la Syrie.

Sans compter l'armée du sud du Liban, création d'Israël, issue déjà d'une scission de l'arméelibanaise en 1976. Une vue générale du petit rectangle longiforme, de 250 kilomètres sur 40, qu'est le Liban montre du Nord au Sud un lacisd'armées, de milices, de communautés, d'intérêts, de tutelles, d'aberrations même, résultant de dix années de guerre, et enparticulier des toutes dernières manoeuvres israéliennes et syriennes. Les Israéliens ont-ils joué aux apprentis sorciers ? Pour désarçonner les Américains et leur faire toucher du doigt le coûtexorbitant de leur engagement direct au Liban et au Moyen-Orient, ils devaient déstabiliser l'Etat libanais et sacrifier leurs alliéschrétiens.

Ils l'ont fait.

Du coup, ils ont renforcé les druzes, amplifié un réveil chiite que nul ne peut contrôler. Dix ans de guerre ont ainsi donné naissance à dix Liban.

Et encore ne s'agit-il que des territoires délimités à gros traits.

Si l'onentrait dans le détail, chacun se subdiviserait en une multitude d'autres, avec une myriade de petits chefs et de sous-chefs, dans unimbroglio insensé. Le bilan ? Des pertes humaines atteignant aujourd'hui les cent mille morts prématurément annoncés il y a plusieurs années, soitle taux effrayant d'un tué pour trente habitants des destructions dépassant 20 milliards de dollars.

Enfin, une crise économiquebrutalement apparue depuis la mi-1984 et, surtout, depuis le début de 1985, avec une paupérisation rapide et une dévalorisationde la monnaie aussi éclatante qu'avait été jusque-là sa solidité.

Le dollar à 18 livres, alors qu'il en valait moins de 4 en 1983 aprèshuit ans de guerre, symbolise ce " désastre dans le désastre " aux yeux des Libanais, toutes communautés pour une foisconfondues. Sinon, des abîmes les séparent, surtout au niveau des générations nouvelles qui ont grandi durant la guerre et ne se connaissentpratiquement pas de territoire à territoire.

Le Liban n'est plus qu'un corps désarticulé dont les morceaux ne se sont pas encoretous désemboîtés.

Le processus continue. LUCIEN GEORGE Le Monde du 19 avril 1985. »

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