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Article de presse: L'Inde aussi s'est éveillée

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

- Cinquante ans après l'indépendance, les dirigeants indiens délaissent le "modèle nehruvien" et optent pour le libéralisme Les usines, grands barrages et autres symboles de l'industrie lourde seront les nouveaux "temples" de l'Inde moderne : ainsi en avait décidé le pandit Nehru il y a cinquante ans, quand le Royaume-Uni se décida à se séparer du "joyau de la couronne", l'Empire des Indes britanniques. Le père de l'indépendance était revenu, avant-guerre, suffisamment impressionné par son voyage en Union soviétique, pour rêver de bâtir une Inde plus juste et libérée de ses carcans sociaux. Une Inde nouvelle où l'Etat jouerait un rôle central et où le développement de l'industrie mènerait cette pauvre et gigantesque nation sur les chemins de la modernité. Ainsi naquit le "modèle nehruvien". Différent certes de celui qui prévalait dans les démocraties populaires de l'Est, mais profondément imprégné des idéaux du socialisme, à un moment où le tiers-monde commençait à se débarrasser des oripeaux du colonialisme. Planification, suprématie du secteur étatique, accent mis sur l'industrie lourde, contrôle de la production, protectionnisme à l'égard des influences extérieures, telles furent les priorités de Jawaharlal Nehru lorsqu'il devint, le 15 août 1947, premier ministre de l'Inde indépendante. Et cela avant même que ne soient amenées les couleurs de l'Union Jack sur ce qui allait devenir à la fois la plus grande des démocraties, mais aussi la plus gigantesque des bureaucraties... Cinquante ans plus tard, les nouveaux chefs de l'Inde ont inversé les priorités. Du passé, ils n'ont sans doute pas complètement fait table rase, l'Inde sera le siècle prochain le pays le plus peuplé de la planète et reste soumis à un ensemble d'impératifs sociaux économiques particuliers, mais ils ont, sans ouvertement le dire, sans oser totalement l'admettre, sacrifié le fameux "modèle nehruvien" sur l'autel de l'économie de marché. En six ans, on vient d'assister à une véritable "révolution". Elle ne suffit certes pas à satisfaire la Banque mondiale ni à attirer un nombre suffisant d'investisseurs, mais les faits sont là : peu à peu, et au rythme qui est le sien, le libéralisme a fini par l'emporter. L'Inde est loin d'être le "tigre" dont parlent les plus optimistes, mais l' "éléphant" vient de s'ébrouer et entend tenir sa place dans le monde capitaliste. En cinquante ans, et en dépit des lourdeurs économiques et administratives, l'Inde a fait du chemin. Le modèle nehruvien, pour désastreux qu'il ait pu être en terme de compétitivité, ne peut pas se résumer à l'histoire d'une grande faillite. Quand le pandit prend les commandes en 1947, les trois quarts des 353 millions d'Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté; l'espérance de vie à la naissance est de 32 ans (aujourd'hui : 62 ans); 84 % de la population est analphabète; le pays est dépendant de l'aide extérieure en termes de production agricole; le taux de croissance démographique est alarmant; et le revenu par tête l'un des plus bas du monde. Un demi-siècle plus tard, l'Inde est autosuffisante sur le plan alimentaire grâce à la "révolution verte" des années 60; les grandes famines ne sont plus qu'un souvenir; la moitié de la population est alphabétisée. Et si un bon tiers des 950 millions d'Indiens survivent encore dans des conditions de pauvreté choquantes, le pays a connu une montée en puissance économique et l'explosion démographique a été jugulée. L'Inde revient de loin. Et a donné tort aux experts les plus pessimistes, effrayés, il y a cinquante ans, par l'image d'un cauchemar malthusien où la croissance de la population sonnerait le glas de toute perspective de développement. Le modèle nehruvien ne fut pas non plus qu'une pâle copie d'un dirigisme à la soviétique. Nehru, l'un des architectes du mouvement des non-alignés, voulait inventer un modèle original. Un système d'économie mixte où le rôle de l'Etat n'étoufferait pas complètement la libre entreprise, où le dynamisme des "grandes familles" industrielles du secteur privé qui avaient bâti de véritables empires au temps des Britanniques, pourrait encore s'exprimer. Et où la priorité donnée à l'industrie lourde n'empêcherait pas l'amorce d'une réforme agraire. La "voie indienne" choisie par Nehru après l'indépendance et jusqu'aux années 60 reposait plus sur une sorte de capitalisme d'Etat qui avait pour but d'assurer la transition entre une société essentiellement agraire, elle l'est toujours..., et une puissance industrielle capable de rattraper son retard vis-à-vis des pays développés et de réduire les inégalités sociales. Mission très loin d'être accomplie. Mais un demi-siècle de liberté a apporté des progrès non négligeables. Reste que les carcans bureaucratiques, le manque de compétitivité des produits indiens et surtout l'accent trop persistant mis sur les infrastructures et l'industrie lourde au détriment du développement d'une campagne aux 600 000 villages, où les paysans ont vu leurs terres de plus en plus morcelées (en raison de la croissance démographique) et leurs revenus baisser, finiront par avoir un double effet pervers : la production industrielle n'est pas parvenue à assurer le développement du pays, à équilibrer le retard des campagnes et, à son tour, l'industrie est devenue un appareil cauchemardesque, largement improductif et déficitaire, qui produit en abondance le clou qui se tord, le savon qui ne mousse pas, l'allumette qui ne s'allume pas, etc. Jusque vers le début des années 90, le secteur public absorbait 40 % de l'investissement du pays pour réaliser seulement 27 % du produit intérieur brut, tout en employant 70 % de la force de travail officielle... Tous ces facteurs finiront, bien plus tard, par enterrer le modèle nehruvien, et finalement celui du "système congressiste" du Parti du Congrès, formation dominée pendant quarante ans par la famille des Nehru-Gandhi. Au temps d'Indira Gandhi, la fille de Nehru, qui sera premier ministre entre 1966 et 1977, puis à nouveau entre 1980 et son assassinat en 1984, on assiste sur le tard à de timides amorces de libéralisation, mais sans grandes conséquences : Indira, alignée militairement et diplomatiquement sur Moscou et profondément marquée par le modèle hérité de son père, finira par sombrer dans le populisme et institutionnalisera un système dominé par la corruption pour alimenter les fameuses caisses noires de son parti... Son fils Rajiv, tenant d'une ouverture "à l'indienne", tentera de secouer les inerties du système. Mais sans grand succès non plus : les caciques du Congrès ne tarderont pas à lui faire comprendre le caractère aventureux d'une libéralisation, aussi ténue soit-elle. Certains industriels proches du parti, ceux-là mêmes qui avaient bénéficié largement de l'immobilisme, voyaient d'un très mauvais oeil toute perspective d'ouverture qui aurait marqué la fin de leur monopole industriel. C'est le début des années 90 qui va marquer un tournant et donner le signal du départ d'une ouverture que tout le monde s'accorde à estimer "irréversible". Deux raisons, politique et économique, sont les causes du "nouveau cours" indien. En mai 91, le premier ministre Rajiv Gandhi meurt assassiné par un rebelle tamoul du Sri Lanka. C'est la fin de la "dynastie" des Nehru-Gandhi. Narasimha Rao, le nouveau chef du gouvernement, pourtant blanchi sous le harnais du système congressiste, sans le dire, et tout en continuant à proclamer son attachement aux pères fondateurs, va lancer l'Inde sur la voie de la libéralisation économique. Prêt du FMI Voilà pour le politique. Pour l'économique, les choses sont encore plus simples : quand Rao arrive au pouvoir et accorde le portefeuille des finances au brillant "économiste au turban", le Sikh Manmohan Singh, l'Inde ne dispose plus que de quelques semaines de réserves en devises. L'Union indienne est au bord de la cessation de paiement. C'est tout le système qui doit donc être revu et corrigé. Les premières années de la gestion de Rao vont symboliser, à l'échelle de ce qu'a été l'Inde pendant plus de quarante ans, un véritable bouleversement. Tout va vite, plus vite qu'on ne pouvait s'y attendre de la part de l' "éléphant" : le système d'attribution des licences de fabrication et d'importation, un cauchemar pour les industriels qui devaient supplier les politiques et graisser la patte aux fonctionnaires, est supprimé. Exit le Licence Raj ou "empire de la licence", un jeu de mots qui évoque un autre raj, celui des Britanniques. La roupie est rendue partiellement convertible. Les barrières douanières à l'importation sont réduites de moitié pour un bon nombre de produits, à l'exception des biens de consommation. Les investisseurs sont autorisés à devenir majoritaires dans le capital des entreprises locales. Le marché boursier, enfin, est ouvert aux étrangers. Autre décision de taille, et qui va faire grincer des dents à tous ceux pour qui les bailleurs de fonds occidentaux restent de vilains capitalistes : le gouvernement de New Delhi demande un prêt au Fonds monétaire international (FMI), 2,2 milliards de dollars sous forme de credit stand by, qui insuffle de l'oxygène à une économie moribonde. Une inflation contrôlée, une augmentation impressionnante des réserves en devises, un boom du marché boursier (certes avec des hauts et des bas), un afflux de capitaux étrangers, un taux de croissance qui atteindra les 7 % en 1996, une multiplication des signatures de joint ventures avec des firmes de l'ouest et de l'est de l'Asie, tels sont les effets immédiats de l'amorce de la libéralisation. L'Inde a cessé de croire et d'agir, comme si le développement se conjuguait nécessairement avec planification, et autosuffisance avec protectionnisme. Une page est tournée. "On ne reviendra jamais en arrière", affirment en choeur hommes politiques et industriels. Indiens et étrangers commencent alors à rêver à ce "grand marché", un milliard d'habitants à l'aube du XXIe siècle, et fort d'une classe moyenne qui se situe, selon les sources, entre 120 et plus de 200 millions d'individus. Certes, les critères retenus pour définir cette fameuse middle class sont aussi imprécis qu'erronés. Si l'on estime qu'un revenu de 1 000 francs par mois est le seuil-plancher de la consommation en Inde, le chiffre à lui seul ne veut pas dire grand-chose : dans un village, c'est suffisant; à Bombay, ce n'est pas assez. Le critère du revenu par tête n'est pas non plus très pertinent, puisque la grande majorité des Indiens vivent au sein de familles élargies où les salaires des individus sont cumulés et où personne ne dépense beaucoup. Sans compter que le sport national consiste à échapper à l'impôt et que les revenus non déclarés sont très importants. C'est ainsi que, en 1992, on a vendu en Inde 1 million de réfrigérateurs, 250 000 machines à laver, 478 000 motos, 10 millions de montres, 4,8 millions de téléviseurs. Des chiffres encore faibles au regard de la population, mais qui sont en progression constante et aiguisent de plus en plus l'appétit des investisseurs. Même si, en termes d'afflux des capitaux étrangers, l'Inde reste encore loin, très loin, des économies d'Asie de l'Est et du Sud-Est. Instabilité politique L'instabilité politique (trois gouvernements) cumulée avec les résistances et les contraintes du système ont, ces derniers temps, freiné le rythme de la libéralisation. La restructuration du secteur public n'a, en fait, presque pas commencé. Les privatisations restent lentes, la bureaucratie n'a pas dit son dernier mot, les déficits publics se creusent, la main-d'oeuvre reste bon marché, mais sous-qualifiée, et les infrastructures insuffisamment développées. L'actuel ministre des finances, le très libéral P. Chidambaram, ancien étudiant à Harvard, a cependant, en début d'année, proposé un budget qualifié de "révolutionnaire" et salué avec enthousiasme par l'ensemble des hommes d'affaires. La "voie moyenne" vers la déréglementation, voulue par l'ancien premier ministre Rao, était sans doute la seule possible pour ce géant de l'Asie. L'Inde ne pouvait, et ne peut encore, absorber l'impact d'un électrochoc libéral. Restructurer trop rapidement les grandes entreprises, monstres malades du secteur public, aurait des conséquences par trop tragiques pour les centaines de milliers de travailleurs guettés par le chômage. D'autant plus que, comme ailleurs, la libéralisation risque de creuser un fossé entre les pauvres et le reste de la population : 300 millions d'Indiens vivent encore au-dessous du seuil de pauvreté. Le défi que doit relever, à l'ombre du XXIe siècle, la plus grande démocratie, ce n'est pas seulement celui de la transition vers l'économie de marché. C'est aussi, et surtout, celui de la lutte contre la pauvreté. A l'échelle de cet immense pays-continent, où les niveaux de développement restent inégaux entre, par exemple, les Etats industrialisés du Maharashtra ou du Goudjerat et ceux, engoncés dans la pauvreté et la violence entre castes du Bihar ou de l'Uttar Pradesh, la tâche peut paraître impossible. C'est ainsi que, au-delà de la misère et de ses résistances au changement, l'Inde va continuer d'enfanter en son sein des petits "dragons" dynamiques, mais qui risquent de laisser sur le sable tous ceux qui auront manqué le train de la libéralisation économique. BRUNO PHILIP Le Monde du 17 juin 1997

« des années 90, le secteur public absorbait 40 % de l'investissement du pays pour réaliser seulement 27 % du produit intérieurbrut, tout en employant 70 % de la force de travail officielle... Tous ces facteurs finiront, bien plus tard, par enterrer le modèle nehruvien, et finalement celui du "système congressiste" du Partidu Congrès, formation dominée pendant quarante ans par la famille des Nehru-Gandhi. Au temps d'Indira Gandhi, la fille de Nehru, qui sera premier ministre entre 1966 et 1977, puis à nouveau entre 1980 et sonassassinat en 1984, on assiste sur le tard à de timides amorces de libéralisation, mais sans grandes conséquences : Indira, alignéemilitairement et diplomatiquement sur Moscou et profondément marquée par le modèle hérité de son père, finira par sombrerdans le populisme et institutionnalisera un système dominé par la corruption pour alimenter les fameuses caisses noires de sonparti...

Son fils Rajiv, tenant d'une ouverture "à l'indienne", tentera de secouer les inerties du système.

Mais sans grand succès nonplus : les caciques du Congrès ne tarderont pas à lui faire comprendre le caractère aventureux d'une libéralisation, aussi ténuesoit-elle.

Certains industriels proches du parti, ceux-là mêmes qui avaient bénéficié largement de l'immobilisme, voyaient d'un trèsmauvais oeil toute perspective d'ouverture qui aurait marqué la fin de leur monopole industriel. C'est le début des années 90 qui va marquer un tournant et donner le signal du départ d'une ouverture que tout le mondes'accorde à estimer "irréversible".

Deux raisons, politique et économique, sont les causes du "nouveau cours" indien.

En mai 91, lepremier ministre Rajiv Gandhi meurt assassiné par un rebelle tamoul du Sri Lanka.

C'est la fin de la "dynastie" des Nehru-Gandhi.Narasimha Rao, le nouveau chef du gouvernement, pourtant blanchi sous le harnais du système congressiste, sans le dire, et touten continuant à proclamer son attachement aux pères fondateurs, va lancer l'Inde sur la voie de la libéralisation économique. Prêt du FMI Voilà pour le politique.

Pour l'économique, les choses sont encore plus simples : quand Rao arrive au pouvoir et accorde leportefeuille des finances au brillant "économiste au turban", le Sikh Manmohan Singh, l'Inde ne dispose plus que de quelquessemaines de réserves en devises.

L'Union indienne est au bord de la cessation de paiement.

C'est tout le système qui doit doncêtre revu et corrigé. Les premières années de la gestion de Rao vont symboliser, à l'échelle de ce qu'a été l'Inde pendant plus de quarante ans, unvéritable bouleversement.

Tout va vite, plus vite qu'on ne pouvait s'y attendre de la part de l' "éléphant" : le système d'attributiondes licences de fabrication et d'importation, un cauchemar pour les industriels qui devaient supplier les politiques et graisser lapatte aux fonctionnaires, est supprimé.

Exit le Licence Raj ou "empire de la licence", un jeu de mots qui évoque un autre raj, celuides Britanniques.

La roupie est rendue partiellement convertible.

Les barrières douanières à l'importation sont réduites de moitiépour un bon nombre de produits, à l'exception des biens de consommation.

Les investisseurs sont autorisés à devenir majoritairesdans le capital des entreprises locales.

Le marché boursier, enfin, est ouvert aux étrangers. Autre décision de taille, et qui va faire grincer des dents à tous ceux pour qui les bailleurs de fonds occidentaux restent devilains capitalistes : le gouvernement de New Delhi demande un prêt au Fonds monétaire international (FMI), 2,2 milliards dedollars sous forme de credit stand by, qui insuffle de l'oxygène à une économie moribonde. Une inflation contrôlée, une augmentation impressionnante des réserves en devises, un boom du marché boursier (certes avecdes hauts et des bas), un afflux de capitaux étrangers, un taux de croissance qui atteindra les 7 % en 1996, une multiplication dessignatures de joint ventures avec des firmes de l'ouest et de l'est de l'Asie, tels sont les effets immédiats de l'amorce de lalibéralisation.

L'Inde a cessé de croire et d'agir, comme si le développement se conjuguait nécessairement avec planification, etautosuffisance avec protectionnisme.

Une page est tournée.

"On ne reviendra jamais en arrière", affirment en choeur hommespolitiques et industriels. Indiens et étrangers commencent alors à rêver à ce "grand marché", un milliard d'habitants à l'aube du XXIe siècle, et fort d'uneclasse moyenne qui se situe, selon les sources, entre 120 et plus de 200 millions d'individus.

Certes, les critères retenus pourdéfinir cette fameuse middle class sont aussi imprécis qu'erronés.

Si l'on estime qu'un revenu de 1 000 francs par mois est le seuil-plancher de la consommation en Inde, le chiffre à lui seul ne veut pas dire grand-chose : dans un village, c'est suffisant; à Bombay,ce n'est pas assez. Le critère du revenu par tête n'est pas non plus très pertinent, puisque la grande majorité des Indiens vivent au sein de famillesélargies où les salaires des individus sont cumulés et où personne ne dépense beaucoup.

Sans compter que le sport nationalconsiste à échapper à l'impôt et que les revenus non déclarés sont très importants.

C'est ainsi que, en 1992, on a vendu en Inde 1million de réfrigérateurs, 250 000 machines à laver, 478 000 motos, 10 millions de montres, 4,8 millions de téléviseurs.

Deschiffres encore faibles au regard de la population, mais qui sont en progression constante et aiguisent de plus en plus l'appétit des. »

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